Sur la conservation des documents de 68
Thierry Nouel
« J’ai donc tout gardé. […] Comme s’il m’était vital de conserver ces tracts, ces affiches, journaux, […]. Car si je n’avais pas ces traces de papiers, comment aurais-je la preuve qu’elles ont bien été vécues par moi et par d’autres, par des milliers d’autres et pas seulement par des « révolutionnaires » plus ou moins repentis, plus ou moins amnésiques qui, devenus des vedettes médiatiques dans les années 80, se sont arrogés le monopole de la représentation et de la parole sur ces années-là. », Martine Storti 1.
Enregistrer et conserver les archives d’une époque, ne pas faire le ménage est un des gestes qui indique que l’on ne veut pas oublier et que l’on se réserve la possibilité d’un retour réflexif, historique ou artistique sur ce passé. Pour moi, l’attitude d’enregistrement, puis de restitution m’est apparu essentielle, juste après Mai. Aussi ai-je acquis deux caméras 16 mm Paillard et Bell&Howell ainsi qu’un petit magnétophone pour enregistrer ce que je voyais et entendais.
Cette règle me fait sentir aujourd’hui combien, sans retour sur les archives, il est difficile de se remémorer avec justesse le ton, les accents, les attitudes, les mots même que nous avions alors. En mai et juin, tout a défilé très vite. Et parce que toute Révolution (sanglante ou pas) contient une naissance (joyeuse, bouleversante mais aussi traumatique), il est nécessaire de pouvoir revenir sur les documents bruts, sur le moment initial, pour y porter un regard distant qui permettra plus tard de faire le point.
Le débat qui suit est la transcription d’une bande magnétique format 6,35 marque Pyral, donnée par Antoine Bonfanti par l’intermédiaire de SLON (chute recyclée du film : Un Soir un train, inscrit sur la boîte).
Ce document est publié pour la première fois. Bien que cela rende parfois la lecture moins fluide, j’ai tenu à conserver le style oral et les tournures parlées, afin de restituer non seulement les mots, mais aussi le rythme et les modes d’expression de cette époque. Enfin, n’ayant pu identifier la plupart des intervenants, je les ai nommés d’après leurs positionnements idéologiques, ce qui est sans doute réducteur, mais reflète les prises de position et les camps qui caractérisaient l’affrontement de ce soir-là. Les cinétracts tournés à Rouen ainsi que Saint Etienne du Rouvray-Cléon ont été déposés au Pôle Image Haute-Normandie, avec d’autres de mes archives normandes datant de 1968 à 1974. Le film Cléon y est également déposé. Tous peuvent y être consultés. Le film Étudier, produire, combattre, de Cinéthique, reste à ce jour introuvable.
Thierry Nouel
Transcription du débat du 24 octobre 1968
Pour la constitution de Groupes d’action cinématographique, avec la projection du film de Jean-Luc Godard Un Film comme les autres (en sa présence), à la Maison des Jeunes, Foyer Gérard Philipe de Saint-Étienne-du-Rouvray (Seine-Maritime)
— Le communiste 1 : Parmi les erreurs qui sont répandues dans ce film, il y a celle qui a coûté extrêmement cher au mois de mai : transposer mécaniquement les expériences révolutionnaires dans d’autres pays. Ces thèses erronées sont celles qui consistent à dire qu’il n’y a pas d’autres moyens en France, pour passer au socialisme, que par des moyens violents, par des révolutions armées, avec Octobre, avec la référence aux chants révolutionnaires qu’on entend en fond sonore, avec la transposition de révolutions qui se sont passées dans les pays d’Amérique latine (dont la situation est économiquement et politiquement différente de la nôtre). On essaie, avec beaucoup de mal, de le faire dire à l’ouvrier de chez Renault, qui avait une bonne dose de bon sens, puisqu’il connaissait mieux la réalité sociale (applaudissements), bien qu’il ne semble pas que ce soit un militant communiste (rires, brouhaha)… Permettez que je m’exprime. Est-ce que la démocratie, c’est de couper la parole aux autres ? Vous voulez nous imposer deux heures d’une certaine propagande politique et interdiction d’y répondre !
— La femme cinéphile : Il ne s’agit pas de savoir si ce qui a été dit dans le film est bon ou faux. Il s’agit de dire la forme du film…
— Le communiste 1 : Le film était emmerdant. C’est le pire des formalismes bourgeois.
— La femme cinéphile : Godard ne cherchait pas à expliquer quelque chose aux gens, à dire : « Voilà ce que vous devez penser ». Dans ce film, il se contente de donner un témoignage. C’est exactement comme dans le film La Chinoise, c’est un témoignage, c’est quelque chose d’entièrement subjectif. Et ce ne sont pas les idées de Godard qui sont dans ce film.
— Le Cégétiste : Si c’était un témoignage, il faudrait que ce soit au moins réaliste. Mais ce n’est pas la réalité ! C’est faux ! C’est du baratin ce qu’on nous raconte !
— Le gauchiste 1 : Alors, seule la CGT connaît la vérité ?
— Le communiste 1 : Non, nous n’avons pas la vérité absolue, mais ce que vous essayez de reproduire, ce sont des idées préconçues.
— La femme cinéphile : Dans son film, il montre à la fois les faiblesses et la force du mouvement étudiant. C’est ce qui fait l’intérêt du film.
— Le communiste 1 : Vous ne me ferez pas croire que Monsieur Godard n’a pas une certaine sympathie pour les gens qu’il fait parler.
— Le gauchiste 1 : On veut faire du cinéma qui s’adresse directement aux travailleurs. Or actuellement, le problème qui se pose en cette période, c’est le repli du mouvement ouvrier, à la suite de la montée de la droite au pouvoir, à la fin du mois de juin. On ne peut pas faire un film quand il ne se passe plus rien, quand les gens travaillent.
— Le gauchiste 2 : Je crois que le camarade qui parle, il parle un peu trop au nom de la classe ouvrière. Sur la grève de la Cellophane à Mantes, il y a sûrement un film qui devrait être fait d’une façon ou d’une autre. Demain, il y a une grève à Cléon d’une demi-heure pour soutenir des gars qui se sont fait vider deux jours. Il y a un travail à faire. Faut qu’on parle de ça maintenant (applaudissements).
— Le communiste 1 : Je vais t’expliquer pourquoi nous sommes fondamentalement en désaccord avec ce que tu proposes à la classe ouvrière, du point de vue de la stratégie. Car on n’a pas de langage commun. Si tu veux faire un film, tu vas faire des interviews, un montage, faire parler des gens de telle manière que tu vas contrôler le contenu du film. Nous pensons, nous, qui sommes responsables devant la classe ouvrière, que nous n’avons pas le droit de l’engager dans des voies d’aventures, qui conduiraient au massacre et à plusieurs dizaines d’années de recul, comme les exemples historiques le prouvent depuis un certain nombre d’années. Nous pensons que les chemins vers la conscience ouvrière est un chemin difficile. Ce n’est pas en une semaine, ni par un film, qu’on peut y parvenir.
— Voix homme : Vous dites que c’est impossible de faire un film, tous les deux. Le plus simple, c’est de poser la caméra là, de la mettre à disposition, et voilà.
— Le communiste 1 : C’est de l’utopie, ça !
— Une voix dans la salle : Pourquoi ?
— Le communiste 2 : Il faut savoir ce que c’est qu’un film. Est-ce une caméra qui est ouverte, qui tourne des images, ou est-ce que c’est une création ? Vous avez dit au début, il suffit de donner une caméra à un ouvrier et il fera une œuvre d’art (rires). Tu permets, excuses-moi, si tu donnes un pinceau à un ouvrier, son tableau ne sera pas forcément un beau tableau.
— Voix homme : On veut pas faire des films pour faire des bons ou des mauvais films.
— Le communiste 1 : Si vous aviez passé Pierrot le fou, ça aurait été autre chose (rires). C’est un film politique Pierrot le fou. Autant j’aime l’œuvre de Godard jusqu’à ce film, autant celui-là…(rires)
— Voix de femme : Dans ce film, on se perd dans un flot de paroles et en définitive, on retrouve exactement l’impression d’avoir été noyé dans le mois de mai, dans les paroles. J’ai découvert une chose que je n’avais pas vue au mois de mai, c’est qu’il y avait du soleil magnifique. J’ai passé mon temps dans un bureau syndical, et je ne m’en étais pas aperçu.
— Le communiste 1 : Un point d’information : les caméras dans les usines, ça n’a pas commencé en Mai. Par exemple en 1952, un opérateur qui s’appelle Sacha Vierny est venu en Seine-Maritime, à la demande du Parti communiste français, pour tourner un film dans les usines. Le film, la forme mise à part, me fait penser au plus mauvais réalisme socialiste.
— J.-L. Godard : À propos de réalisme socialiste, il y a deux ans à la biennale de Venise, quand il y a eu Rauschenberg, le Pop art, etc., c’était très frappant, dans une salle, il y avait un peintre bulgare qui avait envoyé une toile, qui était du réalisme socialiste puissance dix mille, il y avait la batteuse, etc. Or, au milieu de toutes ces toiles soi-disant modernes, la seule qui faisait un effet complètement surréaliste, c’était la toile du réalisme socialiste. Donc tu vois, on peut pas dire les choses aussi simplement que ça. Par rapport au film, il faut replacer les choses dans leur contexte. Moi, je donne raison à tout le monde, du point de vue cinématographique. Vous parlez de ce film comme si c’était un modèle, parce que vous avez été habitués à voir des films comme modèle. On est coupables, puisque nous avons prétendu que nous étions des créateurs et des auteurs, et qu’il fallait admirer les films comme une œuvre d’art. Si le cinéma devait être comme il devrait être, et encore je dis cinéma sans parler de la télévision où le problème est encore plus dramatique, si la télévision-cinéma était ce qu’elle devrait être en France, ce film-là passerait à 3 heures du matin comme une télévision scolaire ou informative sur la 14e chaîne. Et ce qui passerait sur la 2e chaîne à 10 heures du matin, ce serait une heure qui serait confiée aux responsables culturels de Cléon, ensuite de Rhodiacéta, ensuite de Citroën, ensuite du Théâtre National Populaire, ensuite de l’équipe du Red Star ou de Marseille. Et nous en sommes à des millions d’années-lumière. Pour ce film, ce que je trouve intéressant, ce qui me fait plaisir, c’est que des gens à qui je le passais à Paris disaient que c’était impossible d’avoir une discussion politique après ce film (rires). Au contraire ici, vous avez essayé de démarrer là-dessus, donc il n’est pas aussi inintéressant que ça. Ce film pourrait s’appeler : « Un des moments de la parole étudiante à Paris tel jour », et il faut en faire plus comme ça. C’est deux personnes de Flins et trois personnes de Nanterre que je connaissais qu’on a filmé n’importe comment. Il y en avait deux qui étaient recherchés par la police, c’était le moment de la répression et on avait décidé de ne pas montrer les têtes, pour qu’éventuellement ils ne puissent pas être reconnus. Et j’ai trouvé ça plus intéressant, puisque c’est un film sur la parole. Car une des choses importante en Mai, peut-être à tort ou à raison, mais simplement comme une chose pratique, ça a été des choses de paroles et de langage, dans un certain milieu… (le photographe de Paris-Normandie s’approche) Non, mais ne prends pas de photo ! Il y a pleins de photos à prendre. Tu as des photos à faire à Cléon demain, alors tu n’as pas besoin d’en faire ici. Sur la parole étudiante, il est évident que les autres ne répondent pas. Pourquoi ils ne répondent pas ? On ne leur a pas appris à parler. Tout d’un coup en face d’une caméra, il y en a qui occupent tout le temps l’écran et d’autres pas. Si je suis tout à fait de ton avis, en gros, sur la CGT, je suis contre en ce qui concerne la CGT dans le cinéma. La CGT dans le cinéma est carrément réactionnaire. Je parle uniquement de l’organisation cégétiste dans le cinéma. Quel est l’endroit où les gens n’ont pas fait grève en France, alors que des millions la faisaient, c’est dans le cinéma. Tous ont été protectionnistes, CGT, CFDT, FO, ils ont été augmentés tout de suite, et aucun n’a fait grève. La seule chose qu’on n’arrête pas, c’est le spectacle. Même les théâtres ont fait grève !
— Le communiste : Mais…
— J.-L. Godard : Je termine, après je m’arrêterai complètement. Ce qui m’importe et qui me frappe, c’est que tous les films que j’ai fait jusqu’à maintenant, même en me politisant un peu plus et venant du milieu d’où je venais, les gens vers lesquels j’ai été attiré, où je sentais qu’il y avait les plus grandes sources de richesse, c’est ceux-là chez qui la chose du langage était brimée. Il y a une chose frappante : en Italie et en France, où les Partis communistes sont les plus puissants d’Europe occidentale, il y eu des grèves par centaines, il n’y a jamais eu UN film communiste sur les grèves, jamais un film communiste italien sur les grèves ! Pourquoi ? Voilà des choses qui me frappent et qui me font dire de ces gens-là, ils ont une parole au sens le plus large, une invention humaine, qui sont plus fortes que la nôtre ou que celle qu’on nous a apprise et dont on veut se débarrasser. Et pourtant ces gens-là ne parlent pas. Il ne s’agit même pas de leur donner une caméra, il ne s’agit pas de faire un film dans les usines, il s’agit de savoir exprimer le point de vue des gens. Moi je ne sais pas pour l’instant, et j’aimerais bien savoir. Alors, j’essaie simplement de me rapprocher. Bon, on est ultra-gauchistes, si tu veux, mais dans le cinéma simplement, il y a des gens qui, par rapport à nous, sont carrément à droite, qui nous empêchent le plus de faire ça, et ce sont justement les organisations syndicales qui font qu’il n’y a pas de films communistes. C’est quand même extraordinaire que ce soit nous, les bourgeois, les enfants de bourgeois qui au pire ou au mieux sont gauchistes, c’est pas le rêve non plus, c’est nous qui devons essayer de faire des films, avec la répression patronale, policière ou de censure, parce que vous ne les faites pas et que vous ne voulez pas les faire !!! Je me souviens encore d’un tract de la CGT en 1946 qui demandait aux travailleurs du cinéma de lutter à la fois contre Coca-cola et contre la pellicule magnétique.
— Le communiste : On ne peut pas être contre ce que tu as dit. C’est tellement vrai qu’il y a des gens dans la CGT et au Parti communiste qui sont pour des choses comme ça. C’est un point de vue simpliste de penser que tous les communistes font la même chose. Il suffit de regarder honnêtement. Mais ces critiques sont des critiques de détails. Entre cette critique, qui est une critique de détail et le film qui nous a été présenté, où l’ennemi principal c’est la CGT et le Parti communiste, il représente le point de vue de quatre personnes, c’est à dire moins que ces quatre personnes, une ombre sur un écran. Tout d’un coup, ces ombres sur un écran, tu leur donnes la valeur de toute l’humanité…
— J.-L. Godard : La chose intéressante, c’est qu’eux, ici, ont envie de faire des films un peu différemment. Le fait qui m’intéresse, c’est de ne pas avoir toujours le même point de vue sur la chose. Pourquoi vous êtes contre le fait que des gens ont envie de faire des films, pourquoi êtes-vous contre ?
— Le communiste : Je n’ai pas dit ça, mais dans toute création artistique, parce que c’est quand même de ça qu’il parle…
— J.-L. Godard : Non ! Tu viens de dire : « C’est pas de l’art ! C’est mauvais ! ».
— Le communiste : À mon avis, on le prend comme tu veux, mais un film, c’est une œuvre d’art…
— J.-L. Godard : Tu dis que Autant en emporte le vent, c’est une œuvre tellement grande qu’il faut que tout le monde la voit partout ?
— Le communiste : Et quand vous faites Pierrot le fou, vous ne faites pas ça ?
— J.-L. Godard : Oui, la preuve, c’est qu’on fait payer les places cher et ici c’est gratuit (rires).
— Le communiste : D’abord je ne suis pas contre des films tournés sur le vif. C’est une idée de forme cinématographique. Mais je crois que tu es un petit peu unilatéral quand tu dis que jamais le Parti communiste n’a pensé réaliser des films. Il y a des exemples en 1952.
— J.-L. Godard : Un !
— Le communiste : Il y en a eu un en Seine-Maritime pendant les grèves de Cléon.
— Alain Laguarda : Sur la grève de Cléon, ce n’est pas un film du Parti communiste, c’est moi qui l’ai fait 2.
— J.-L. Godard : Mais pourquoi le Parti communiste ne s’intéresse pas à l’audiovisuel (c’est le mot et je le regrette parce qu’il n’est pas bien joli) et ne l’utilise pas d’une autre manière que les gens qu’il combat, c’est-à-dire la bourgeoisie ?
— Le communiste : Je suis partisan des deux : il faut que certains qui en ont envie puissent faire des films un peu spontanée, la caméra vérité. Mais je crois aussi qu’en ce qui concerne les professionnels, les créateurs…
— J.-L. Godard : C’est quoi ces catégories : « professionnels » ? « Amateurs » ?
— Le communiste : Je crois qu’il y a une différence entre professionnels et amateurs. Je crois qu’on peut faire du cinéma le dimanche pour enregistrer ses enfants.
— J.-L. Godard : Mais pourquoi vous n’avez pas vos professionnels ? Ça ne coûte pas cher, c’est pas vrai. Ca coûte cher si tu veux faire Autant en emporte le vent ou Spartacus. Pourquoi tu veux faire ces films-là ?
— Le communiste : Mais je crois qu’il faut aussi faire ces films-là…(rires-brouhaha).
— J.-L. Godard : Je suis tout à fait d’accord qu’ils n’ont parlé dans le film que de leurs simples problèmes et encore entre midi et deux un dimanche après-midi et je ne vois pas comment ils auraient pu faire le tour de la question. Mais est-ce que tu penses qu’Autant en emporte le vent te parlera mieux de ces problèmes ?
— Le communiste : Je n’ai pas parlé d’Autant en emporte le vent, ni que cela résoudrait les problèmes de la classe ouvrière. Je crois que ce qui réglera les problèmes de la classe ouvrière, c’est d’abord la lutte de la classe ouvrière, la lutte politique…
— J.-L. Godard : Tu ne penses pas que si le Parti communiste avait quatre heures d’émissions de télévision par jour, ça servirait ?
— Le communiste : Ah, quatre heures ça d’accord, mais…
— J.-L. Godard : Ça dépendait de vous en 45, quand la télévision était à sa naissance. À ce moment-là, même de Gaulle n’y croyait pas, à la télévision.
— Le communiste : La télévision n’est pas née en 45.
— J.-L. Godard : De façon pratique, si !
— Le communiste : La télévision est entièrement contrôlée par le pouvoir d’État.
— J.-L. Godard : À l’époque, c’est vous qui étiez au pouvoir ! (éclat de rire général).
— Le communiste : Nous n’avons jamais eu le pouvoir d’État et d’autre part…
— J.-L. Godard : Tu préfères dire d’un film américain, c’est dégueulasse, c’est dégoûtant, plutôt que d’en faire un tout petit pour toi qui soit mieux. Si ce film est mauvais, j’ai besoin du bon modèle. Je viens te demander à toi : « Où est le bon modèle ? ».
— Le communiste : Il n’y a pas de bon modèle.
— J.-L. Godard : Que je puisse au moins comparer mon modèle au tien. Mais toi, dans l’audiovisuel, tu ne veux rien faire !
— Le communiste : Tu sais très bien qu’à la télévision, il y a des camarades qui travaillent et qui font des émissions, peut-être pas ultra-révolutionnaires, mais qui permettent la propagation de certaines idées. On peut citer des noms. Donc, ne me dis pas qu’on se désintéresse des problèmes audiovisuels. Dans le cinéma, c’est très difficile, parce qu’il y a une structure qui contrôle tout très étroitement.
— J.-L. Godard : Mais non ! Elle ne contrôle plus aujourd’hui, si on le veut. Mais qui fait que, ce soir, ce film n’est pas distribué ?
— Le communiste : Combien sommes-nous ce soir, et combien de gens regardent la télévision ?
— J.-L. Godard : Et combien il y a d’endroit comme ça en France ? Il commence à y avoir des techniques qui permettent de faire de la télévision chez soi. Et si on l’installe ici l’année prochaine, ça se fera par des gauchistes comme moi et on n’aura pas votre appui, c’est tout ce que je regrette.
— Le gauchiste : Qu’est-ce que vous voulez démontrer ce soir, j’ai pas compris. À part que le Parti communiste, c’est ce qui existe de mieux.
— J.-L. Godard : J’ai deux trois amis à la Rhodiaceta, qui sont encore plus cégétistes que toi, avec lesquels on va arriver à faire un film. Ils sont contents quand ils reçoivent un film de lui à Cléon et que ce n’est pas la CGT qui leur amène ce film. Voilà ce que je trouve dommage.
— Le Cégétiste : Quand on dit que la CGT n’a pas fait de film, eh bien vous devez savoir qu’au mois de mai, nous, on a pris un film sur le mouvement. Et il y a même des interviews, où on voit des gars parler (rires). Il est passé dans les usines, mais comme les prolétaires veulent pas de vous, alors vous ne pouvez pas le voir…
— Le gauchiste : Et pourquoi il ne le passe pas dans les universités ?
— Le Cégétiste : On peut vous le passer, mais d’abord, on a passé le film en priorité à ceux qui ont été les éléments les plus actifs de Mai, à ceux qui se sont sentis les plus responsables. La CGT a été responsable. Elle n’a pas fait de barricades pour donner des arguments à…. (rires, protestations). Saint-Étienne-du-Rouvray a le privilège d’avoir été la troisième ville en grève en France. On n’a pas attendu les groupes d’étudiants, on n’a pas eu besoin de vous (rires). Par contre, le CGT a été obligée de monter la garde devant les magasins d’alimentation parce que certains irresponsables voulaient les faire fermer.
— Le jeune travailleur : On veut faire des films et certains nous en empêchent, c’est ça que vous ne voulez pas comprendre.
— Le Cégétiste : Nous, on a fait autre chose et si vous voulez faire voir des films dans les usines, dites pas que leur organisation est pourrie, parce que vous risquez de vous retrouver dehors avec perte et fracas.
— Thierry Nouel : Demain, il y a une grève chez Renault. De toute façon, il y a besoin de gens demain.
— Le communiste : Si les jeunes du Foyer devaient manier la caméra, j’ai l’impression qu’on prendrait d’autres moniteurs.
— Le directeur de la Maison des jeunes : Il est question de faire du cinéma avec les jeunes de Saint-Étienne-du-Rouvray, d’en faire un moyen d’expression. Je crois que n’importe qui est capable de tenir une caméra et d’appuyer sur un bouton. Maintenant, je pense qu’il y a eu un discours stérile au départ et qu’on s’est engagé dans une fausse voie. On parle cinéma et on s’engage dans une visée politique. Je crois qu’on s’est trompé. Normalement, le directeur d’une Maison de Jeunes et les animateurs doivent être des gens qui sont à coté de tout mouvement politique et de toute organisation et avoir le droit de s’exprimer. C’est sûr que tant que je suis en terrain municipal, je suis obligé de respecter certaines choses. Quant à faire du cinéma, je suis prêt à prendre n’importe quel gars et à aller filmer ce qu’il a envie de filmer. Et ça, avec n’importe quelle opinion dedans, aussi bien politique que religieuse. Vous avez vu un film ce soir, on ne doit pas y répondre par un discours stérile, mais avec une caméra. S’il ne vous a pas plu, vous y répondrez d’une certaine manière. (Applaudissements).
— Le Cégétiste : Est-ce que ceux qui ont mené la grève, qui ont eu de hautes responsabilités pour le combat de la classe ouvrière, en suivant sa force et en la menant comme elle devait être menée, peuvent ou non laisser passer ce film-là ? Je te pose la question.
— Le directeur de la Maison des jeunes : Je réponds à ta question : je ne crois pas que le film donne de bonnes solutions à un animateur d’éducation populaire. Mais si je dois répondre sur le plan politique, je n’ai pas le droit d’en discuter. Quand je suis en réunion, tu connais mes opinions. Mais je suis ici pour animer un débat et jusqu’ici, je n’ai pas voulu y participer. Que ce film ait une valeur ou une autre, on s’en fiche. Je considère que l’essentiel, c’est qu’on a vu un film et qu’on a le droit de le voir.
— Le Cégétiste : Je considère que la discussion après un film, c’est lorsqu’un homme, quelle que soit son opinion politique, s’il veut être honnête avec lui-même, doit dire : « Non ! Ce n’est pas vrai ! » ou « C’est vrai, c’est comme ça ! ». Tu m’excuseras, mais l’animateur, il n’est pas là pour laisser passer n’importe quoi. Il faut prendre position sur un film, et le public devrait prendre position contre les insanités de la bourgeoisie qu’on voit dans les salles. Je pense qu’il y en a parmi vous qui sont dans les comités de liaison entre étudiants et ouvriers. Quand vous avez un tract qui dénigre les travailleurs et les militants dans les usines en disant qu’ils ont capitulé, permettez-moi de dire que ce qu’ils devraient faire, c’est vous filer une bonne correction. (protestations, rires).
— J.-L. Godard : La correction, je l’ai reçue. Puisqu’au défilé du 1er mai, j’ai crié « FNL vaincra » et j’ai été tabassé par le service d’ordre de la CGT (rires). Donc la correction, tu me l’as déjà donnée.
— Le Cégétiste : C’est pas le FNL qui va vaincre tout seul ! (protestations, rires). J’ai reçu deux heures de bourrage de crâne. Je propose à la Municipalité et aux animateurs qu’ils organisent une soirée cinématographique où nous viendrons passer le film de la CGT. Ce sera autre chose !
— Une voix : D’accord !
— Le directeur de la Maison des jeunes : Je propose qu’on se retrouve dimanche prochain, les jeunes de Saint-Étienne avec une caméra…
- Un Chagrin politique, Éd. L’Harmattan, p. 53.
- (Note à la demande d’Alain Laguarda) : « Si le film Cléon n’est pas un film du PCF, il est juste de souligner qu’il n’a pu être réalisé que grâce à de nombreuses personnes dont des militants du PCF de l’époque et de la CGT. C’est pourquoi d’ailleurs la signature est collective (liste en fin de film) ».
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Un film comme les autres
1968 | France | 1h40 | 35 mm
Réalisation : Groupe Dziga Vertov, Jean-Luc Godard, Jean-Pierre Gorin
Publiée dans La Revue Documentaires n°22-23 – Mai 68. Tactiques politiques et esthétiques du documentaire (page 148, 1er trimestre 2010)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.022.0148, accès libre)