Gérard Leblanc
Ce texte a été publié dans le catalogue du sixième Festival International du Cinéma Documentaire de Marseille « Vues sur les Docs 95 » et est reproduit avec l’aimable autorisation des organisateurs.
Nul ne songerait plus aujourd’hui à se réfugier derrière une proposition aussi sécurisante, voire sécuritaire : le documentaire a à voir avec le réel et la fiction avec l’imaginaire. Les repères se brouillent aussitôt. Comment délimiter les territoires respectifs du réel et de l’imaginaire ? Comment les séparer dans l’expérience subjective du cinéaste et dans celle du spectateur ? La question paraît aussi vaine que dépassée. Il semble également inutile de lester le documentariste d’un poids de réalité qui assurerait une base identitaire stable à sa démarche. Où est et qui est celui qui filme dans ce qu’il filme ? Quelle est la part d’invention déployée dans l’interprétation et dans la recomposition du réel ? Est-il même possible de concevoir un réel qui en serait détaché ? Et comment tracer une ligne de partage entre un imaginaire social et un imaginaire individuel ? Je est toujours un autre, et cet autre, insaisissable, toujours. Comme celle du spectateur, l’identité du cinéaste est multiple, irréductible à une intentionnalité aisément repérable.
Il est une représentation qui fait actuellement consensus : documentaire et fiction se rencontrent en un certain point, à définir et à redéfinir sans cesse, car il est mobile et variable. Ils échangent leurs rôles et parfois leurs fonctions. Ils interagissent et s’interpénètrent. Mais il est moins aisé d’analyser les nouvelles formules qui en résultent. En se transformant l’un par l’autre, comme le veut toute interaction, documentaire et fiction abandonnent leurs positions et leurs définitions initiales. Ils ne correspondent plus au traditionnel découpage en genres. Ils donnent naissance à un cinéma qui ne repose pas sur l’addition de leurs pouvoirs antérieurs mais sur la découverte de nouveaux pouvoirs. Il s’agit d’un cinéma en quête d’identité, sinon d’auteur.
Il existe pourtant un imaginaire propre à la démarche documentaire. Si la rencontre avec la fiction a bel et bien lieu, ce n’est pas dans n’importe quelles conditions et ce n’est pas avec n’importe quel type de fiction. On peut même avancer que la fiction envisagée par la démarche documentaire résiste à tous les schémas – narratifs, dramatiques, scénographiques – qui la dominent ordinairement. C’est que l’imaginaire qui s’y trouve à l’œuvre se soumet à l’épreuve du réel et ne saurait se laisser enfermer dans le moule des a priori et des présupposés réducteurs. Il ne fonctionne, ni ne fictionne dans l’ordre de la reconnaissance, du déjà vu, du déjà senti, du prêt à penser. Il ne ramène pas l’inconnu à du déjà connu et il ouvre le soi-disant connu à l’inconnu. Toujours à la limite des connaissances acquises, et en position de dépassement. Le réel peut donner lieu à scénarisation et à mise en scène, mais le scénario n’est pas écrit d’avance et il ne se conformera pas à des règles d’écriture qu’il suffirait d’appliquer. Aucun film ne ressemblera à aucun autre.
De nombreux cinéastes parlent plus volontiers, à propos du réel, de mise en scène que de scénarisation. Pourquoi ? Parce que la mise en scène a partie liée avec l’organisation du visible et que bien des cinéastes se bornent à capter cette organisation qui existe indépendamment d’eux. Soit qu’ils l’enregistrent en l’observant, soit qu’ils la modifient en y participant. Bien des réalités restent aujourd’hui encore interdites de visible. La transparence institutionnelle n’est pas toujours de mise en France et il est impossible de filmer, par exemple, un conseil d’administration. Néanmoins le champ du visible s’élargit toujours davantage. Des cinéastes placent leur caméra là où il est supposé ne rien se passer, c’est-à-dire sur nos lieux de vie. Ils ne recherchent pas l’information-l’infraction, l’éclat narratif ou le drame sanglant. Il n’est pas question pour eux de calquer la vie ordinaire sur la fiction ordinaire. Leurs films font apparaître les mises en scène sociales de la vie réelle, devenues invisibles à force d’être intégrées à nos gestes les plus quotidiens.
Mais tout visible capté par la caméra renvoie à une organisation sous-jacente de la réalité qui n’est pas immédiatement visible et que le cinéaste peut vouloir s’attacher à rendre visible. L’invisible au cinéma ne se réduit pas au hors-champ, au jeu des espaces in et off. Ce qu’on ne voit pas, dans ce qu’on voit, devient objet de scénarisation. La scénarisation établit des liens entre le visible et le non visible. Elle est à la recherche de régimes de visibilité susceptibles de faire émerger du non visible dans le visible.
La scénarisation offre de toutes autres fondations à la mise en scène du réel que celles permises par le cinéma direct. Il y a, dans toute scénarisation du réel, un moment déterminant : celui où les moyens de captation d’une réalité, quelle qu’elle soit, par la médiation du visible, atteignent leurs limites. Le preneur d’images est renvoyé à l’obscurité, à la nuit. Il est à la recherche d’un régime de visibilité susceptible de faire apparaître une organisation sous-jacente qui lui échappe encore. De multiples possibilités se présentent à lui pour suppléer cette recherche : des pistes scénaristiques toute prêtes et mille fois empruntées, des règles de mise en scène qui ne demandent qu’à reprendre du service, aussi usées soient-elles. Il découvre que la réalité est au moins aussi encadrée par la fiction qu’elle peut l’être par la non fiction. Tout dépend de sa capacité de résistance et d’innovation face aux schémas réducteurs qui lui sont proposés des deux côtés.
Du côté du documentaire, dominé par le cinéma direct, persiste la représentation selon laquelle le cinéma s’approprierait toujours davantage de réel en approfondissant et en élargissant ses moyens de saisie du visible. Or, ce cinéma direct doit être défendu pour ses apports et non pour ses limites. L’élargissement du voir ne résorbe pas l’écart entre le visible et le réel. Il montre que le réel est plus complexe qu’on ne l’avait d’abord envisagé. Il exige encore davantage de construction et de scénarisation dans la relation que le cinéaste établit avec lui.
La fiction, de son côté, propose au documentaire des modèles de scénarios qu’elle tente de renouveler en y intégrant des effets de réel. Le réel doit alors se plier à ces modèles. On aura reconnu dans cette description le fameux « mélange des genres », qui fait actuellement tant de ravages à la télévision. Aucune formule nouvelle ne résulte de ce « mélange » , car les termes anciens sont conservés, et même réduits à l’état de stéréotypes. Il s’agit de produire des effets dans l’ordre des conventions qui dominent à la fois le documentaire et la fiction.
Un imaginaire qui se soumet à l’épreuve du réel ne cherche pas à produire des effets de réel mais à entrer dans une relation cognitive avec la réalité qu’il envisage de filmer. Il n’ignore par le visible, il ne l’évacue pas, mais il ne s’en satisfait pas. La restitution de toute réalité est liée sans aucune doute à l’interprétation qu’on en donne, mais cette interprétation est plus ou moins pertinente, profonde, interactive. Si tout visible est organisé, comme il semble universellement admis aujourd’hui, il s’agit bien de remonter la chaîne des processus qui génèrent cette organisation. Assigner au cinéma l’objectif de révéler les mises en scène du réel, voire interagir avec elles, apparaît comme très insuffisant.
Ne pas ramener l’inconnu à du déjà connu et ouvrir le soi-disant connu à l’inconnu. Le lieu d’une scénarisation à la recherche de nouveaux régimes de visibilité se situe dans l’écart entre le visible et le réel, entre le perçu et l’inconnu. Cette scénarisation de l’entre-deux n’entretient pas l’illusion que l’écart pourrait être comblé, elle le travaille, et le travaillant, elle le creuse. Elle débouche sur l’indétermination. Ce que nous croyons savoir ne correspond pas à ce que le film nous fait découvrir. Nous ne sommes plus dans le pays conquis de la reconnaissance.
Imaginaire et savoir. Les deux concepts s’entrechoquent, voire s’excluent violemment dans certains discours. Il me semble les voir pourtant réunis dans quelques-uns des films les plus remarquables d’aujourd’hui. Et leur rencontre n’est nullement arbitraire, elle relève au contraire de la plus impérieuse nécessité. Éprouver le réel, c’est intégrer les connaissances existantes dans la démarche documentaire. La science est ce qui, dans le réel, résiste le mieux à la fiction (du moins quand elle n’est pas traitée sur le mode de la science-fiction). Mais c’est aussi intégrer ces connaissances dans le registre d’une subjectivité qui s’efforce de trouver un équivalent émotionnel de la pensée. Lorsque les émotions sont travaillées et affinées comme des concepts, sans prétendre les remplacer, la rencontre est alors possible et illumine le film.
Publiée dans La Revue Documentaires n°11 – Héritages du direct (page 29, 1995)