Derrière l’écran

Entretien avec Alice Lenay

Dominic Gagnon

Après des premiers films tournés sur pellicule, le cinéaste québécois Dominic Gagnon a produit à partir de 2009 une série de montages de vidéos récupérées sur la plateforme de partage YouTube. Sauvegardes d’une frange particulière de l’internet de l’époque (théories du complot, préparations à la fin du monde, dénonciations diverses), ces films documentent les angoisses de la société nord-américaine.

Toujours à partir de la récupération d’images sur internet, il travaille actuellement sur une nouvelle série, cherchant à saisir des imaginaires des quatre points cardinaux. Of the North (2015), le premier film de cette série, a mis en perspective certains enjeux de circulation des images au sein de nos réseaux en soulevant de vives réactions concernant l’utilisation de vidéos d’autochtones en Amérique du Nord. Alors que Going South (2018) est diffusé en ce moment en festival, Dominic Gagnon travaille sur l’imaginaire de l’Est.

Alice Lenay : J’avais lu, à propos de la série sur les États-Unis, que tu récupérais ces images web comme pour faire des sauvegardes d’internet. C’est encore cette même démarche aujourd’hui ?

Dominic Gagnon : Oui quand même, c’est encore ça. Le premier film que j’ai fait avec cette technique, Rip in Pieces America, c’était vraiment ça. Un soir j’ai vu un clip complètement débile, le lendemain je voulais le montrer à un ami puis pouf, il n’était plus là. Comment est-ce que c’est possible ? J’ai compris toute la mécanique de censure de YouTube ; comment, dans les communautés, il y a des délateurs. Parce que sur YouTube il y a trop de vidéos, ils ne peuvent pas exercer un contrôle ; ils ne peuvent absolument pas employer des professionnels pour vérifier le contenu, même à l’époque en 2005. Peut-être qu’aujourd’hui des robots ou des bots1 pourraient infiltrer quand même des choses, mais à l’époque on n’en était vraiment pas là, donc ils comptaient sur la communauté pour dénoncer.

Mais dans ces vidéos, ce n’était pas de la violence ou de la pornographie – parce que ces choses-là ne sont pas tolérées sur la plate-forme YouTube – c’était vraiment des opinions politiques, des guerres entre républicains et démocrates, qui s’en prenaient aux vidéos de leur opposants. On était en pleines élections aux États-Unis, c’était Obama making, il y avait beaucoup de sabotage (« On veut pas que cette opinion-là circule »)… Vive la démocratie ! C’est supposé être une plate-forme libre, c’est supposé être la liberté, on peut broadcaster tout ce qu’on veut, on peut dire tout ce qu’on veut… ! Et pourtant, les vidéos disparaissaient chaque jour.

Donc j’ai commencé à collectionner ces vidéos, j’ai accumulé une dizaine d’heures de matériel. Puis j’ai vérifié ensuite celles qui étaient encore en ligne, et il n’y en avait plus aucune. Ce n’est plus du found footage, c’est du saved footage.

À partir de là, prendre ces dix heures pour en faire une heure de montage, c’est super intéressant les jeux que ça me permettait de faire avec les dialogues. C’est intéressant aussi de prendre un clip de deux ou trois minutes – à l’époque ça ne dépassait pas ça, c’était la limite –, d’en extraire vingt petites secondes, puis de le faire ricocher avec un autre et de faire naître comme ça une communauté à travers le montage des entrevues et des confessions ; donner l’impression d’une communauté qui se répond, qui s’interpelle. C’est une communauté qui n’existe pas réellement, c’est un fantasme : ils s’adressent à YouTube. Avec vingt ou trente views, ce n’étaient pas des gens très populaires sur internet non plus. Je sentais que ça leur offrait la communauté qu’ils fantasmaient, une armée qui était presque prête à faire la deuxième révolution américaine.

En même temps, dans le montage de ces films-là, et en particulier de Rip in Pieces, les personnages tournent beaucoup sur un même niveau, ils se répètent énormément… Tu parles d’armée mais je me disais justement que la collure du champ-contrechamp « ne prend pas ». Ils ne sont pas face à face mais côte à côte. Ils ne se prennent pas en compte, il rabâchent…

Dans Rip in Pieces, ça se répète, ça se répète, ça se répète, puis à un moment tu te rends compte que ce n’est pas ça le sujet du film, c’est autre chose. Tu commences à regarder dans le background, et tu vois qu’il y a des fusils accrochés au mur… Il y a des récurrences, des patterns, des motifs qui reviennent constamment. Il y a cette idée d’épuisement, l’épuisement de la pensée, l’épuisement des situations, l’épuisement des drames, l’épuisement… Pour voir ce qu’il y a après. Par saturation de la parole, à un moment donné, tu arrives à avoir un autre regard.

Il y a toujours une certaine économie de la parole dans tes films : dans les premiers, personnes ne parle2.

Soit ça parle, et c’est saturé, soit il y a, d’une manière ou d’une autre, une absence de langage. J’ai un ami qui m’a dit : t’es un peu autiste, man ! Soit c’est rien, soit c’est tout. Et c’est vrai, ce que les gens racontent dans mes films, ce n’est pas important, c’est comment ils le racontent qui importe. D’ailleurs, il y a des moments où je ne comprends même pas ce qu’ils disent. L’anglais n’est pas ma première langue, il y a des mots qui m’échappent, je ne comprends pas les slangs3. Mais ce n’est pas grave, ce n’est pas ça qui compte. On a fait des sous-titres en espagnol récemment. Je me dis : tabernacle ! Ils disent vraiment ça ? Je n’avais aucune idée ! Ça marche quand même parce que le film n’est pas construit là-dessus, le film est construit sur autre chose. Ce qui compte, c’est là où tu fais des points, où tu traces les lignes qui permettent ensuite de les assembler, de trouver des points de rencontre entre les choses, de les connecter ensemble.

Dans Rip, ça ressemble plus à une compilation, il n’y a pas de mouvements non plus. À l’époque, les caméras étaient imbriquées dans les ordinateurs, ta webcam était comme intégrée à une grosse boîte qui pesait vingt livres. Tu ne pouvais pas la déplacer facilement, donc c’était frontal, en mode confessionnal : tu parlais à ta boîte. À l’époque, ces films étaient beaucoup plus proches de l’art vidéo que du cinéma : très statique, comme une caméra sur un trépied. Il y a beaucoup de ça dans les années 80-90, de grandes confessions comme des journaux intimes où on parle à la caméra.

Tandis qu’aujourd’hui, avec les téléphones, le monde se promène partout, il y a du mouvement, il y a plus de vie. On documente sa voiture, la vie de ses enfants, toutes ses activités sportives, même ce qui se passe dans les bars, où tu n’as pas le droit de filmer normalement. Il y a plein d’« affaires » qui se retrouvent sur YouTube. Mais à l’époque, c’étaient vraiment des têtes parlantes, c’était le mode de conversation Skype. Les coupes étaient faciles à faire.

Avec le temps, mes films sont devenus beaucoup plus cinématographiques : du mouvement, des effets de contraste, des effets de champ-contrechamp, des petits fils narratifs à entrelacer ensemble. Créer parfois un peu de suspense en retirant de l’information, en ne disant pas tout. C’est devenu plus cinématographique, presque plus « télé » parce que parfois ça ressemble, à la limite, à des sitcoms.

Il y a quelque chose de générationnel…

C’est sûr que quand je montre mes films à des personnes plus âgées, elles sont troublées parce que souvent elles ne connaissent pas cette culture-là de vlogging4. Imagine montrer un de mes films, Hoax Canular par exemple, à un public dans les années 50. Qu’est-ce qu’ils en penseraient ? Ils se demanderaient à qui les personnages parlent quand ils disent : « Heeey ! How are you ? ! How was your day today ? ! ». Il y aurait une confusion : « Ils me parlent à moi ? Ils m’entendent si je parle ? »

Les gens se mettent beaucoup plus en scène maintenant dans leurs vidéos, ils sont plus sensibles à la lumière, au cadrage. À l’époque c’était raw, c’était super-brut. Dans Rip in Pieces, les gens ne se méfiaient pas non plus, ils n’étaient pas aussi paranos qu’aujourd’hui…

Ils portent des masques quand même !

Ils se protègent mais d’une façon assez naïve parce que tout le monde peut avoir leurs adresse IP. Quand ils mettent une vidéo en ligne, on peut facilement savoir où ils sont, qui ils sont. J’avais accès à toutes ces informations. Ils se cachent avec des masques mais c’est esthétique, c’est plus le bal masqué, le film d’horreur, Halloween. C’est s’amuser à se faire peur, comme si on se préparait à une apocalypse, à en vivre une mentalement en imaginant les pires scénarios catastrophe possibles, pour après en rire et passer à autre chose. Un peu comme à Halloween, quand tu vas te faire peur adolescent à aller te promener dans des maisons hantées – qu’on disait hantées. On aimait se faire peur, c’est une façon de devenir mature.

Avec Hoax Canular, ce n’était pas tant la fin du monde que la fin de l’adolescence, la peur de devenir un adulte. Fallait que ça passe par la destruction de tout ce qui constituait leur monde, s’armer, se préparer… Ils sont drôles ! Je trouve que parfois c’est presque de la sitcom, c’est même plus du cinéma, c’est de la télé crasse, spectaculaire, du reality show. Documenter l’intérieur de son épicerie, ce que tu as mis dans ton frigo, parler d’affaires tellement stupides ! Vingt mille followers, trente mille views pour une vidéo…

Maintenant il y a énormément d’abus. Dans le fond, les youtubeurs, c’est devenu de la télé cheap. Ils n’ont pas de conditions de travail, il n’y a pas d’union5, rien qui les protège, ils sont pressurisés à mort. Ils se battent avec un algorithme pour être populaires. Ça commence à être tordu parce que… ils sont « possédés ». La figure du zombi, elle est parfaite là : une personne possédée par un algorithme.

C’est tellement absurde que je me dis que c’est pas pour le contenu qu’on regarde ces vidéos, c’est pour autre chose…

Non c’est pas pour le contenu, c’est pour une présence. Les gens sont, j’imagine, seuls pour avoir besoin de compagnie comme ça.

J’observe beaucoup d’adolescents dans ma vie, ils peuvent passer des heures à écouter des trucs… T’as pas besoin d’avoir ta gang de chums, t’as juste besoin d’avoir la filiation à une bande. Souvent, ça tombe dans les trucs les plus banals, les plus futiles. C’est ça qui est saisissant : pas de contenu. Faudrait relire tout ce que Warhol a écrit sur la culture du spectacle, les médias et tout ça, parce qu’on est rendu à la can de soupe Campbell là, vidée de contenu, on est rendu à toutes les variations de couleurs possibles de la can de soupe. On en est là : t’as une belle gueule, bel éclairage, bonne caméra, puis tu fais rien, rien de spécial.

C’est fascinant, le monde a tellement envie de communiquer. Parce qu’on parle des gens qui regardent mais il y a aussi les gens qui parlent, les gens qui produisent. Avant, les gens faisaient des journaux intimes, ça restait sur des cassettes, dans des tiroirs. Là c’est accessible au monde entier. Ça a changé la donne, mais ça reste le même geste : vouloir appartenir à une communauté, un désir d’appartenance. Tu veux des followers qui te donnent du support (« thanks for all your support »), et c’est juste des likes.

C’est comme écouter la radio (contrairement à l’écoute d’un disque) : t’es connecté, t’es lié à quelque chose, même si t’es entre deux stations et que ça griche, il y a une présence. Je le sens moi, j’ai une cabane dans les bois, et après trois jours sans connexion – rien, rien, rien –, ma radio est super précieuse, sinon je me sens bien trop seul. Dans les moments d’angoisse, juste avoir un ami sur Skype, même si on ne se parle pas, juste avoir un life feed… Je pense qu’il y a de ça.

Pour tous mes films, mon déclencheur c’est la radio, j’entends puis je vais checker sur internet. Et la télé aussi, les journaux, mais les journaux cons… Le journal de Montréal par exemple qui traîne dans tous les restaurants !

Et c’est quoi ?

C’est de la poubelle, mais c’est plein de sujets de films, c’est plein d’affaires. Là aussi, c’est plutôt comment c’est dit. Mais je garde tout le temps un feed, comme les nouvelles à la radio, les actualités. Je surfe aussi sur le web, voir des niaiseries, je me laisse distraire par plein d’affaires. De me perdre, ça me mène souvent aussi à des endroits intéressants, par aliénation. Tu regardes trop d’affaires et à un moment tu ne regardes plus rien. J’aime bien ces moments de perte, j’arrive à voir ça à la limite comme une sorte de dérive, le surf comme une dérive…

Est-ce qu’il y a d’autres éléments importants dans ton processus de travail ?

La lecture. Tiens, Gabriel Tarde par exemple dans Les Lois de l’imitation, à propos des histoires de l’internet, c’est une histoire de fou : « Une socialité pure et parfaite consisterait en une vie urbaine si intense, que la transmission à tous les cerveaux de la cité d’une bonne idée apparue quelque part au sein de l’un d’eux y serait instantanée. » 6 : c’est pas ça le réseau internet ? Il écrit ça en 1890. On y est là.

Et puis c’est super-intéressant de lire Deleuze par exemple quand il parle du cinéaste québécois Pierre Perrault, qui a fait des films fantastiques dans les années 60-70. C’est lui qui a fait naître la tradition du cinéma direct. Deleuze en parle abondamment dans L’image-temps. Il dit que quand Perrault filme, c’est comme s’il prenait les gens « en flagrant délit de légender » 7 !

De légender ?

J’adore ça. C’est des gens qui se mettent à te raconter des choses : « Je vais te raconter moi c’est quoi la vie », ou « je vais te raconter ce qui est arrivé à telle affaire »… Attraper les gens en « flagrant délit de légender », c’est vraiment ce que je fais. Un gars qui arrive pour dire : « On va t’expliquer comment ça marche le gouvernement américain ». Ça c’est beau, moi, c’est ça que j’aime reconnaître.

Quelle relation tu entretiens avec ces images sur lesquelles tu travailles ?

Je connais ces images d’une manière personnelle dans mon atelier, et si on veut j’ai une relation intime avec ces gens-là quelque part. Je vois normalement toute leur production. Je vais choisir quelques clips, mais je vois tout, ça crée vraiment un lien affectif, qui fait que j’ai l’impression de les connaître.

Tu veux dire que tu regardes toute la chaîne ?

Oui, toutes les vidéos d’une personne. Parfois ça va jusqu’en 2005. C’est tout un pan de leur vie auquel j’ai accès.

Donc les gens qu’on voit dans tes films, tu sais un peu qui ils sont.

Bien plus que ce que j’en montre dans le film. Mais c’est toujours surprenant de voir comment les gens les perçoivent ensuite dans les salles. « Ah tu sais elle là, elle qui fait ça »… Ces jugements sortent à chaque fois. Je trouve ça fascinant, parce que la plupart du temps ils se trompent. L’idée qu’ils se font de ces gens-là est souvent fausse. C’est super-intéressant d’assister aux projections des films une fois qu’ils sont terminés. Ça devient une expérience de groupe, les gens doivent s’entendre sur ce qu’ils viennent de voir. Qui c’est ce gars-là ? Qui c’est cette fille-là ? Qu’est-ce qu’ils cherchent ? Qu’est-ce qu’ils veulent ?

C’est beaucoup plus flagrant dans Going South. Il y a huit personnages centraux, et je les suis dans leurs vies. Ils ont tous une épreuve à surmonter et il y en a qui réussissent mieux que d’autres. Il y a plus de développements narratifs chez les personnages.

Comparé à la trilogie américaine ?

Dans la trilogie sur les Américains, il y avait un petit peu ça avec Hoax Canular. Le jeune garçon qui fait de l’entraînement, tu vois un cheminement chez lui. Il y en a quelques-uns dans le film. Le petit gars veut perdre 100 livres avant la fin du monde, il veut avoir des abdos, il ne veut pas mourir puceau. Tu vas le voir un peu plus maigre, un peu plus en forme, tu le vois évoluer… Ce sont des lignes narratives.

Dans le cas de Going South c’est carrément un jeune garçon qui change de sexe. Il se reassigne femme. Tu vois toute son évolution, tu le vois vraiment devenir une femme. C’est très cinématographique la transformation d’une personne.

Il y a un autre personnage qui, lui, essaie d’arrêter de boire. Il fait ses confidences, il a l’air hyper bien, tout rasé, tout organisé, puis à un moment donné tu le vois rentrer dans un liquor store et s’acheter une grosse caisse de bière. Puis il dit « Fuck you all ! I’m on vacation, bitches ! » Et là tu le vois redescendre au fond, en l’espace de quelques minutes. Ça te prend par les tripes, t’as pas envie, t’as envie de lui dire : « Non ! Fais pas ça ! » Après il dégringole. Il est un peu plus dramatique ce personnage.

Alors que d’autres, c’est vraiment une émancipation : il y une dame de 80 ans qui est prise dans un jeu vidéo et qui essaye d’en monter les niveaux. Elle n’y arrive pas, elle meurt tout le temps, elle se plaint. Et puis elle montre son avatar dans le jeu vidéo : c’est une jeune femme, à moitié nue sur une île déserte, alors qu’elle, c’est une vieille granny qui joue au jeu vidéo.

Chacun a son truc pour illustrer ce que veut dire « going south » : ça veut dire « partir en couille », perdre le nord. Les différentes lignes narratives, j’ai appris à faire ça plus tard, parce qu’il y a beaucoup plus de volume avec le temps sur YouTube, beaucoup plus d’images.

Là, je vais passer à autre chose. Ça fait dix ans que je fais ça et je me renouvelle à chaque fois parce que la technologie se développe. Je n’ai pas à penser comment je vais me renouveler, j’ai juste à réagir de la même manière à un environnement qui est constamment en mutation. J’ai commencé avec des vidéos en très basse résolution, on voyait la signature YouTube, les pixels et tout ça. Aujourd’hui, on ne peut même plus faire la différence entre les images que je récupère ou des images que j’aurais filmées moi-même. Ça donne tout un terrain de jeu psychologique. Est-ce que c’est plus vrai parce que c’est moi qui l’ai filmé ou juste parce que je l’ai glané comme ça sur le web ? Ce sont des questions que je trouve super-intéressantes vis-à-vis des fakes news, de la post-truth, la « fin de la vérité ».

En ce moment pour East, il y a plein de rapprochements que je fais avec Going South (2018) et Of the North (2015). Il faut qu’ils fonctionnent ensemble. C’est psycho-géographique : quelle idée tu peux te faire d’un lieu sans même y mettre les pieds, avec des documents qui te viennent de ce lieu-là ? C’est super-intéressant parce que les documents, eux, te permettent de voir dans le passé, puis dans le présent, peut-être aussi de fantasmer le futur. En ce moment, pour l’Est, avec la Chine, j’ai beaucoup d’animations vidéos de constructions. J’ai un peu accès au futur par ces images HD, et puis les animations en numérique et simulations se ressemblent beaucoup, les couleurs se rapprochent… Qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui est faux ? Ou faussement vrai ? Ou vrai pour de faux ?

Mes films sont interconnectés. Si tu veux faire la « trilogie américaine », c’est Rip in Pieces America (2009), Pieces and Love All to Hell (2011) et Hoax Canular (2013) : tu as les hommes, les femmes, leurs enfants. Et les enfants maîtrisent les outils de postproduction. Ils sont déjà ailleurs, hyper ironiques, ils prennent pas ça au sérieux. Les autres ils capotent ! Je trouve que ça fait un bon portrait de l’Amérique, générationnel aussi. Il y a aussi Big Kiss Goodnight (2012), qui est un peu un ovni. Les mêmes thèmes reviennent tout le temps. J’aime bien les marginaux, j’aime les gens qui sont comme plus grands que nature. Aller chercher les trucs que personne ne veut voir, ces images qui sont enterrées sous d’autres, je veux les faire remonter à la surface. Faire des collections de bouteilles à la mer, des collections de messages désespérés.

Pour faire le film Big Kiss Goodnight, j’ai passé un an et demi à me faire crier dessus par le bonhomme. J’ai gardé les bouts que je trouvais intéressants, mais je me suis tout tapé ! C’est une épreuve physique aussi… À la fin, je voulais le tuer, je ne le supportais plus. L’idée c’était de l’humaniser, trouver quelque chose d’humain en lui, qui fait que je peux m’accrocher. Parfois je voyais qu’il était drôle, puis à un moment donné il dit qu’il est allé en taule, mais il ne veut pas dire pourquoi, puis de fil en aiguille tu te rends compte que c’est une histoire un peu pédophile. Tout d’un coup, tu te dis que c’est un monstre, puis à nouveau il est comme un teddybear. Il est là à vociférer… C’est Trump en fait, c’est une caricature de Trump en gars vraiment pauvre. Tout son discours c’est exactement celui de Trump : anti-migrants, anti-ci, anti-ça.

J’ai allumé ma webcam quand j’ai regardé Big Kiss Goodnight, parce qu’en fait, je sentais mes expressions faciales. Je le regardais et j’étais un peu hallucinée comme ça, parce que je me faisais engueuler. Je me dis c’est trop fort, il arrive !

Ah parce que tu l’as regardé seule ?

Oui j’ai regardé seule… Et du coup j’ai allumé la webcam puis, comme ça dure un moment, tu oublies qu’elle tourne. Mais c’est fort, il y a des moment même où je recule.

Ouais, t’es plus capable d’assumer la distance… Puis même ses postillons !

C’était la première fois que je faisais un film sur une personne. Personne ne peut cohabiter dans un film avec lui. C’est comme si l’image n’était pas suffisante pour lui, il déborde, il pète, il casse. Il voudrait passer de l’autre côté, il voudrait te prendre et t’égorger, tu le sens là ! Tellement fâché. C’est ça, il va sortir de l’écran, il va trouver une manière de passer. Il peut pas être plus proche là.

Tu reconnais ses expressions, et ça fait peut-être un effet miroir. Parce que c’est un gars de droite, très réac’, mais tu peux quand même être d’accord avec plein d’affaires qu’il dit, sur l’économie, les politiciens. Moi c’est le malaise que j’aime souvent créer en salle : s’identifier à quelqu’un, puis à un moment donné, tranquillement, il devient un agresseur, il devient quelqu’un que tu n’as pas envie d’être, mais tu es déjà lui. Le principe d’identification, au cinéma est constant : tu vois quelqu’un, tu es lui. Quand tu es face à JoeTalk 8, il y a juste lui, tu ne vois personne d’autre dans le film. Tu es forcé de t’identifier à lui, puis de passer à travers tous ses mécanismes de pensée, et toute sa haine, sa violence, toute sa frustration. Tu es obligé de le vivre, tu n’as pas le choix.

Est-ce que tu dirais que tu rencontres d’une certaine façon les personnages de tes films ?

On développe des affinités avec les gens, on les connaît mieux, on a l’impression de les connaître, mais c’est débile. Ce n’est pas une rencontre, c’est du voyeurisme aussi. C’est vivre par procuration, à travers les autres… Je ne sais pas. Je trouve ça étrange parce que je me fais quand même une idée des gens, mais je ne les rencontre pas, je me fais une idée d’eux, et surtout, c’est l’idée qu’ils veulent que je me fasse d’eux, c’est ce qu’ils veulent bien offrir, ce qu’ils veulent bien montrer. Je les connais d’une manière médiatisée, il y a comme un filtre dont je suis très conscient.

Par exemple, une fois j’ai présenté un film à Portland, Hoax Canular, et celui qui fait des critiques de Heavy metal vient à la projection. Il a entendu parler du film. J’ai rencontré une toute autre personne : le gars était en chaise roulante, j’avais jamais pigé ça. Il n’est pas vraiment mobile, mais il a fait l’effort de venir puis en parlant avec lui, je me suis rendu compte que c’était un comédien. La manière qu’il avait de se montrer sur sa chaîne YouTube, c’est un fantasme de lui-même.

Lui-même était troublé de ce qu’il y avait dans le film. Il m’a dit qu’il avait de bons souvenirs de cette période parce qu’il l’a vécue très intensément : « Le 12 du 12 du 12 ! La prophétie maya et tout ça : t’as capturé le buzz ! Tous ceux avec qui j’ai échangé pendant la semaine qui a précédé la non-apocalypse disent que c’était trippant. On voulait bien y croire, mais pas trop non plus. » Il était super-content, et il a aimé le film. Je ne sais plus aujourd’hui ce qu’il en est, mais c’était une super-belle rencontre.

Montréal, le 12 septembre 2018.


  1. Logiciel qui opère automatiquement certaines tâches (contraction du mot « robot »).
  2. Voir Parapluie Bomb City (1996), Beluga Crash Blues (1997), ou Du moteur à explosion, (2000).
  3. Désigne l’argot dans les pays anglophones.
  4. Blog vidéo (contraction de vidéo-blog).
  5. Syndicat.
  6. Gabriel Tarde, Les Lois de l’imitation, Paris, Seuil, coll. Les Empêcheurs de penser en rond, 2001 [1890].
  7. Gilles Deleuze, L’image-temps, Chapitre 6 « Les puissances du faux », p. 196.
  8. Le personnage de Big Kiss Goodnight.

Publiée dans La Revue Documentaires n°30 – Au milieu des nouveaux media (page 49, Mai 2019)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.030.0049, accès libre)