Des Cahiers de mai au documentaire

Entretien avec Dominique Barbier

Hélène Fleckinger

Que faisais-tu en mai 68 ? Est-ce qu’on peut dire que mai 68 a vraiment été une rupture dans ta vie ? Ou bien le mois de mai 68 a-t-il surtout compté pour toi dans ce qu’il a essaimé ?

Dominique Barbier : Avant mai 68, j’étais étudiante en licence de lettres à Nanterre. Daniel Cohn-Bendit y était aussi, en socio. C’est un hasard. Je n’étais pas très politisée. Si je me suis intéressée à la politique, c’est parce que j’étais amoureuse d’un garçon de la Ligue communiste. Je m’intéressais davantage au cinéma. Les événements de 68 ont effectivement bousculé un peu tout ça, j’allais aux manifestations, mais on ne peut pas dire que j’y ai beaucoup participé, de par mon âge ou mon manque de maturation politique.

Pour moi, ça s’est déclenché plutôt après. Je ne vais pas raconter des choses qui ne sont pas justes ! Je ne vais pas écrire mon roman. Ce sont les répercussions de mai 68 qui ont eu une influence sur ma vie. Dans cette société assez rigide, de nouvelles libertés apparaissaient, de nouveaux types de comportements et, dans les années 70, j’ai commencé à me poser des questions, en me disant que j’aimerais bien militer. Mais militer où ? Je n’étais pas communiste. Je trouvais les mouvements d’extrême gauche un peu trop sectaires. Je me situais entre les deux, et j’ai finalement trouvé un groupe qui s’appelait Les Cahiers de mai. Il avait été créé par Daniel Anselme, après les évènements de mai 68, et il était constitué de militants regroupés autour d’un journal. C’était un groupe qui se situait dans le sillage des syndicats mais qui avait des pratiques unitaires, qui essayait de rassembler les syndicats. Je suis arrivée au moment où il y avait la lutte des travailleurs immigrés de Penarroya. Des films ont commencé à se faire à cette époque avec Dominique Dubosc, en 16 mm.

Comment t’es-tu retrouvée militante active chez Lip ?

D. B. : Dans la foulée, en 1973, il y a eu la lutte des Lip. Comme nous avions cette pratique de journal militant, nous y sommes allés au départ pour proposer aux ouvriers de faire un journal. Ils ont tout de suite adhéré à l’idée et nous avons fondé Lip Unité. Ce que nous voulions, c’était l’unité des syndicats et du comité d’action, qui regroupait des ouvriers syndiqués et non syndiqués. C’était ça aussi l’originalité de la lutte. Nous rassemblions donc tous les points de vue dans ce journal. Daniel Anselme était le rédacteur en chef des Cahiers de mai. C’est un militant qui avait été communiste à une époque, FTP, résistant. C’est une figure, un auteur qui a écrit entre autres Le Compagnon secret, et La Permission sur la guerre d’Algérie. Il était plus âgé que nous et il fédérait les militants autour de lui. C’était moins sectaire que d’autres groupes de gauche. Nous étions peut-être plus proches du PSU. Avec Lip, il y avait aussi cette idée d’autogestion qui fascinait absolument tout le monde, et je pense que nous étions plutôt dans cette mouvance-là.

Je me suis retrouvée avec quelques militants à Palente, à l’usine Lip de Besançon, sur la passerelle où il y avait plein d’affiches. Et subitement j’avais l’impression d’une transposition, comme si je sortais de Nanterre et qu’il y avait un prolongement, que je passais du mouvement étudiant au mouvement ouvrier. Cela me paraissait très similaire comme mode d’expression. Il se produisait une sorte de jonction. Alors que j’y étais allée pour une semaine, j’y suis restée un an. Nous avons été quatre militants des Cahiers de mai, dont Daniel Anselme et moi, à aider les ouvriers à faire le journal Lip Unité.

Quelle était l’utilisation du cinéma et de la vidéo dans la lutte ?

D. B. : Quelques films avaient déjà été réalisés avec les Cahiers de mai, sur la lutte de Penarroya entre autres par Dominique Dubosc et j’avais assisté au montage. Tout naturellement donc, chez Lip, je me suis occupée de la commission cinéma. Ça fonctionnait en effet par commissions, pour populariser la lutte. Les ouvriers étaient organisés par petits groupes. Ceux de la commission cinéma allaient dans toute la France pour projeter les films qui avaient été réalisés. Au départ, ils étaient tournés en 16 mm, comme le film réalisé avec Dominique Dubosc, Le Goût du collectif. J’y ai participé, mais je démarrais et j’étais stagiaire.

J’apprenais aux ouvriers à utiliser un projecteur 16 mm. Ils ne connaissaient pas le cinéma, mais en même temps, comme ils étaient horlogers, ils n’avaient pas tellement de difficultés avec la croix de Malte et les perforations de la pellicule. Ils y arrivaient même mieux que moi ! Ensuite, ils partaient avec leur projecteur et leurs copies sous le bras dans toute la France.

C’est une vieille tradition. Je regardais récemment le film de Chris. Marker, Le Tombeau d’Alexandre, sur Alexandre Medvedkine et l’aventure du « Ciné-train » dans l’Union soviétique des années 30. Cela fait rêver, c’est assez romantique… Il y avait donc des précédents… Au moment de la marche de Lip, à Besançon, la commission cinéma a installé une grande tente sur le terrain. C’est moi qui m’en suis occupée. Sous cette grande tente, nous avons projeté de nombreux films. Bien qu’il n’ait pas arrêté de pleuvoir, ça n’a pas été totalement un fiasco !

Beaucoup de monde venait à Besançon, beaucoup de films ont donc été réalisés. Chris Marker a fait un film, les communistes d’Unicité et de Cinélutte également. C’était le dernier rendez-vous de tous les militants. Du coup, il y avait profusion d’informations et de matériel filmique. Nous essayions de rassembler tous ces documents dans le cadre de cette commission cinéma.

Comment avez-vous commencé à faire de la vidéo ?

D. B. : Les premiers films étaient assez lourds, parce que c’était du 16 mm. Et puis Carole Roussopoulos, que je ne connaissais pas, est arrivée avec sa petite caméra vidéo que je trouvais complètement magique. Je venais du cinéma et aujourd’hui ça paraît évidemment ridicule avec les DV, mais à l’époque c’était révolutionnaire. Carole arrivait avec sa caméra sur l’épaule et nous avons sympathisé, parce que nous étions assez d’accord. Elle m’a laissé finalement son matériel, puisque j’habitais sur place. Et à partir de là, j’ai filmé pratiquement tous les jours. En vidéo, nous faisions tout : ce n’était pas une pratique professionnelle, où chacun a un métier bien précis. Nous filmions, nous montions (de façon rudimentaire) et nous rediffusions nous-mêmes les bandes. Je me suis donc retrouvée avec ce matériel, à le gérer un peu comme je voulais. Tous les matins, une assemblée générale avait lieu au cinéma Le Lux. Je filmais souvent ces assemblées générales, et les militants qui n’avaient pas pu s’y rendre les voyaient l’après-midi. Car nous les retransmettions. Cette immédiateté était incroyable, parce que nous n’avions pas du tout l’habitude de filmer puis de montrer la bande sur le champ, même si ça ne paraît pas du tout bizarre aujourd’hui. Nous pouvions repasser ce que nous avions filmé. Ce procédé convenait bien à notre éthique et aussi aux scrupules politiques que nous pouvions avoir vis-à-vis des gens que nous filmions : ils pouvaient contrôler leur image. Et en même temps, ce qui était important, c’était la diffusion de l’information. Au départ, il s’agissait de mouvements de contre-information par rapport à l’information télévisuelle. Je pense que tous les groupes diraient la même chose, c’était une sorte de prise en main d’un outil pour donner une autre information que celle qu’on voyait dans les médias. C’était très important.

Peux-tu préciser quelle était votre position dans la lutte ? Qu’est-ce que cela voulait dire pour quelqu’un qui n’était pas ouvrier chez Lip, de participer pleinement à la lutte, de l’intérieur ?

D. B. : Nous étions complètement acceptés. Lip attirait de très nombreux militants, certains groupes qui venaient de l’extérieur pouvaient être très parachutés. À certains moments, par exemple, des groupes féministes sont venus et je me rappelle avoir été très critique, non pas sur le fait de parler de questions féministes, mais sur la manière dont elles étaient abordées. Les femmes n’étaient pas préparées de cette façon-là. Certains arrivaient avec des idées, une forme de parisianisme et des questions issues d’un monde plutôt bourgeois ou petit-bourgeois, et ces préoccupations — parce que mal adaptées — ne rejoignaient pas toujours celles du milieu ouvrier. Nous, nous étions très bien acceptés parce que nous avions fait des propositions très concrètes avec le journal Lip Unité. Nous avions acquis une sorte de légitimité. Au bout d’un moment, quand nous sommes restés, ils nous ont donc proposé d’habiter chez eux. Nous étions une fois à un endroit, une fois à un autre, nous avons dû changer deux ou trois fois, mais nous mangions avec eux, nous partagions complètement leur vie. Nous allions aux assemblées générales le matin dans la salle de cinéma, et nous avons été les seuls militants à être payés avec les payes sauvages, parce qu’il fallait bien continuer à vivre. À un moment, ils ont donc dû considérer que ce que nous faisions était utile. Quand ils distribuaient ces payes sauvages, ils fermaient toutes les portes parce qu’ils avaient peur des flics. Il y avait donc des vigiles à chaque porte, pour voir s’il n’y avait pas la police qui allait débarquer. Et au bout d’un moment, Charles Piaget disait : « On ne sort plus, on reste calme, maintenant on va distribuer les payes sauvages ». Et là, tout le monde, un par un, montait sur l’estrade pour aller prendre sa paye. C’était comme une petite cérémonie.

Comment le travail s’organisait-il entre les personnes de la commission cinéma ?

D. B. : Mon travail consistait à filmer. Je captais l’instant d’une discussion que nous montrions ultérieurement aux gens qui n’avaient pas assisté à la réunion ou l’assemblée générale. Comme il n’y avait pas de développement, contrairement au film qui exige qu’on envoie la pellicule au laboratoire et qu’on la récupère donc plus tard, il y avait cette instantanéité. Il y avait chaque fois l’idée d’un contrôle de l’image par les gens filmés. C’était une préoccupation éthique et politique. Certains ont été jusqu’à donner la caméra aux ouvriers, pour qu’ils se filment eux-mêmes. Mais c’est un peu démagogique, me semble-t-il, de donner la caméra aux ouvriers, juste parce que ce sont des ouvriers. En tout cas, ce n’était pas notre position. Les groupes Medvedkine, créés dans les mêmes années par un petit groupe de cinéastes dont Chris Marker avec des ouvriers de Besançon et Sochaux, ont pourtant été à l’origine de très beaux films comme À bientôt j’espère sur la grève de la Rhodiaceta.

Peut-on dire que l’idée était d’aider en tant que techniciens militants ? Si tu ne donnes pas la caméra directement, de fait tu donnes la parole à certaines personnes, en servant de technicien.

D. B. : Oui, nous servions d’intermédiaires. C’est l’idée que chacun a des compétences et les utilise au mieux au service d’un même but. Si des gens savent filmer, ils filment, si des gens savent parler, ils parlent, etc. Toutes les compétences sont utilisées et quelque chose de collectif se crée ainsi.

Réenregistrais-tu par-dessus de ces bandes ou bien étaient-elles conservées ?

D. B. : C’était utilisé complètement dans l’immédiateté et considéré parfois comme un peu éphémère. On réenregistrais par-dessus certaines bandes et d’autres étaient gardées. Mais c’est vrai que tout n’était pas archivé. C’était un recueil de paroles, et c’était parfois un peu ennuyeux. Ça n’intéressait que les gens impliqués dans la lutte, c’était très spécifique. On ne pouvait pas diffuser ces bandes vidéo à l’extérieur, parce que ça concernait directement le conflit, tel ou tel point de discussion.

C’est intéressant que tu soulignes qu’une partie de ces bandes ont tellement été inscrites dans la lutte, qu’elles n’existent plus aujourd’hui, que le but n’était pas de conserver ces documents. C’est très peu connu que la vidéo a été utilisée de cette façon, comme un bulletin de liaison interne. Au lieu de faire un compte rendu, vous filmiez donc et l’usage en était immédiat.

D. B. : Oui, pour donner des nouvelles instantanément aux ouvriers. On peut donc dire qu’il y avait deux types de bandes : les bandes qui recueillaient des informations internes et puis celles qui traitaient de choses plus universelles en quelque sorte et qui pouvaient être diffusées ailleurs, à l’extérieur. Moi, j’étais plutôt axée sur l’aspect interne. Carole, elle, venait ponctuellement et elle faisait des sortes de portraits 1. Elle interviewait notamment des femmes pour leur donner un tremplin et un moyen d’expression. Elle prenait des gens qui n’étaient pas ceux qui parlaient habituellement, comme les délégués syndicaux qui sont toujours les porte-parole et en général des hommes. Après, on lui a un peu reproché de choisir Monique Piton parce qu’elle parlait très bien. Mais quand on interviewe les gens, on choisit évidemment des personnes qui ont de la personnalité et qui vont savoir s’exprimer… Mais Monique n’était pas connue avant. Elle a pris son essor pendant la lutte.

Avec ces petites caméras vidéo, nous étions dans la tradition du cinéma direct des années 60, de Jean Rouch et même avant de Flaherty, où la caméra révèle. Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin est le premier film de cinéma direct, on parlait d’ailleurs à l’époque de cinéma-vérité. Ensuite le terme a été changé parce qu’il était trop fort, l’on sait très bien que quand on filme, ce n’est jamais la transposition de la réalité, mais qu’il y a un point de vue. Dans le film, il y a une séquence où un personnage s’interroge justement sur le rôle de la caméra et la manière dont elle modifie les comportements. On y trouve cette question : qu’est-ce que la caméra provoque ? C’est-à-dire que le fait d’avoir une caméra, que quelqu’un soit filmé, le met en valeur et peut-être lui permet de dire des choses qu’il n’avait jamais dites auparavant. Parce que, tout à coup, on s’intéresse à cette personne, on la met en lumière. On connaît le célèbre plan séquence filmé par Jean Rouch Les Tambours d’avant, Tourou et Bitti. Rouch filme la cérémonie de possession au Niger, à un moment donné, les tambours s’arrêtent et ils reprennent finalement parce qu’il y a la caméra qui filme. Il y a une interaction et la caméra agit comme un révélateur. On en subit aujourd’hui les avatars avec la télé-confession !

Nous étions donc dans la tradition du cinéma direct, mais il ne s’agissait plus de caméras 16 mm. C’étaient les tout débuts de la vidéo et ça a amené une nouvelle esthétique. C’est toujours l’esthétique du plan séquence, mais alors que le film de Rouch tourné en 16 mm, dure 10 minutes — le temps d’un « magasin » — en vidéo, les bandes duraient 30 minutes.

Par la suite, est apparue la Paluche, une petite caméra inventée par Jean-Pierre Beauviala, elle ressemblait à un micro et a permis de filmer autrement. À une époque, j’ai travaillé avec Jean-Pierre Beauviala. Il était à Grenoble et avait une petite boutique sur Paris où je faisais des démonstrations avec la Paluche pour des gens avec qui je travaillais ou des cinéastes que je connaissais. Avec cette caméra, on faisait des mouvements, des espèces de travellings ou des panoramiques… Il y a eu des excès, et ça bougeait parfois dans tous les sens. Mais ça se rapprochait un peu du ciné-œil de Vertov, avec l’idée d’une caméra plus perfectionnée que l’œil humain et qui révèle des choses qu’on ne voit pas, une caméra toujours en mouvement qui révèle le monde, une caméra qui va à travers les foules, qui se fond en elles, qui va sur le museau du cheval, comme dit Vertov dans son manifeste.

Vois-tu des points communs entre les vidéos militantes qui ont été réalisées dans la décennie ?

D. B. : Y a-t-il une écriture spécifique ? Je trouve que, malgré ces belles références, il y a eu peu de recherches formelles. J’ai parlé notamment des plans-séquences. Nous étions en fait surtout concentrés sur le contenu et la parole que nous cherchions à faire émerger. Nous accordions la primauté au discours et à l’interview et c’est vrai qu’il n’y avait pas véritablement de recherche. C’était assez brut, avec peu de montage. Nous étions d’ailleurs assez critiqués. On disait : « cinéma militant = cinéma chiant », notamment en raison de ce manque de recherche formelle et parce que c’était toujours très long, puisque nous ne voulions pas couper les propos et les trahir. L’autre versant, à la même époque, c’était peut-être l’art vidéo. Mais les deux ne faisaient pas tellement bon ménage.

Dans les années soixante-dix, il y avait donc deux utilisations bien différentes, voire divergentes, de la vidéo…

D. B. : Oui. Il y avait soit ce côté très brut, soit des recherches formelles, très esthétisantes. Du coup, le contenu était plus en retrait. Aujourd’hui les choses se mélangent sans doute davantage. C’était une période où il y avait beaucoup de divergences. Dans l’après 68, les gens étaient assez politisés, les groupes n’étaient jamais d’accord entre eux, mais parfois pour des broutilles. Il y avait beaucoup de groupes vidéo et à chaque fois des différences entre eux.

Avec la vidéo, une nouvelle esthétique s’est dégagée avec des plans plus longs (et très, très longs), pas toujours bien filmés d’ailleurs, avec beaucoup de mouvements et peu de montage, voire pas du tout, puisque les bancs de montage n’existaient pas à l’époque. Idéologiquement parlant, il y avait même une méfiance vis-à-vis du montage, de peur de détourner le propos. Nous avions une éthique et la volonté de ne surtout pas trahir le propos des personnes en saucissonnant et en coupant trop.

Contrairement à ce que pratiquaient les télévisions et à la manière dont la lutte était déformée par les médias…

D. B. : Exactement. Monique Piton dit ainsi : « Quelqu’un a demandé à une fille si elle était fatiguée et elle a dit oui, mais pour une lutte pareille, ça vaut la peine », et à la télévision, après, ils ont juste dit : « Ben oui, je suis fatiguée ». C’est un exemple assez basique mais représentatif.

Tu disais qu’en vidéo, il s’agissait surtout de capter des paroles et qu’il y avait peu de mise en forme esthétique. Mais capter une parole nouvelle, qui émerge, n’est-ce pas déjà un choix, une mise en forme esthétique ? N’était-ce pas déjà une manière de parvenir à analyser des situations politiques, des contradictions sociales ? Est-ce que ça y parvenait ou bien cela manquait-il quand même de réflexion esthétique pour les révéler ?

D. B. : C’étaient les balbutiements, nous y allions donc à l’intuition. Il n’y avait pas de règles précises. Et puis, les gens ont plus ou moins de talent. Mais il y avait des choses qui n’étaient pas toujours bien maîtrisées. Nous ne filmions pas toujours correctement. Nous n’étions pas des opérateurs professionnels. Cela dépendait évidemment des gens qui filmaient, mais c’était vraiment assez brut. Cela révélait quelque chose au point de vue politique, mais parfois ça se diluait, c’était trop long, par manque de montage. Là je prêche pour ma chapelle, mais le montage, essentiellement, ça construit. Et c’était parfois trop déconstruit. Donner la parole aux gens, c’est très bien, mais il y a des gens qui n’ont rien à dire. C’est parfois démagogique de vouloir systématiquement donner la parole. Pour dire quoi ?

Existait-il des dissensions quant à la manière d’utiliser la vidéo ou la caméra en général au sein des Lip ? As-tu le souvenir de propositions assez différentes au niveau cinématographique ? Les films de Cinélutte (sur le tard du conflit) sont très différents des vidéos de Carole Roussopoulos…

D. B. : Oui, il y avait des différences. Mais la différence principale était probablement la manière dont on se positionnait par rapport aux ouvriers. Ce qui fait peut-être l’originalité des Cahiers de mai, c’est que nous étions en interne et que nous vivions avec les ouvriers, sans être pour autant « établis ». Nous n’étions pas dans le mythe de « l’établi » comme les maoïstes. Mais nous voyions les choses de l’intérieur, et nous étions complètement acceptés. Les gens qui arrivaient de Paris ne connaissaient pas forcément bien la lutte — il y a une sorte d’effet de mode, l’expérience Lip attirait tous les regards — et ils avaient tendance à plaquer leur discours. Le fait que les ouvriers reprennent leur usine et recommencent à travailler en faisant de l’autogestion et en vendant le produit de leur travail, les montres, et en se payant eux-mêmes, fascinait et faisait rêver tout le monde. Mais tout le monde n’avait pas la même approche. Et certains essayaient d’utiliser les Lip pour illustrer leur théorie politique. Nous, nous sommes arrivés sans avoir d’idées préconçues, mais en étant à l’écoute des gens et à leur service. Pour moi, la principale différence est là. Carole, même si nous n’étions pas toujours d’accord, avait aussi cette attitude-là : donner la parole aux ouvriers, ne pas se substituer à eux ou ne pas leur substituer une autre parole. Paul Roussopoulos disait cette phrase que j’aimais bien : « Il faut attaquer la société par les toits ». L’idée était aussi de changer les mentalités et de ne pas arriver aussi avec une théorie politique bien précise en disant : « Nous, nous allons changer la société et Lip en est déjà les prémisses ». Pour nous, il y avait une nouvelle vie possible, même pour des gens qui n’avaient pas beaucoup de culture, qui avaient travaillé dans l’horlogerie toute leur vie, et qui étaient des « petites mains », des ouvriers. Un potentiel absolument énorme se révélait, et la caméra a contribué à le révéler. Des gens qui, avant, ne parlaient jamais se sont révélés de manière incroyable, surtout des femmes. Et ça me touchait particulièrement, parce que dans les assemblées générales, on ne les laissait pas trop parler. Pourquoi ? Parce qu’elles n’avaient pas l’habitude, qu’elles parlaient donc forcément moins bien. Car c’est une culture et ça s’acquiert. Si on ne te donne pas la parole, tu n’as pas l’habitude de parler, tu n’oses pas le faire et c’est de pire en pire. Là, ça leur a justement permis de prendre leur essor, de prendre un élan. Peut-être que la vidéo a amplifié cet aspect-là.

Pour les femmes en particulier ?

D. B. : Oui. Mais je n’étais pas spécialement branchée là-dessus. C’était davantage Carole, et elle n’était pas aux Cahiers de mai. Nous, nous pensions quand même qu’il fallait filmer des gens représentatifs. Peut-être que Monique Piton n’était pas représentative au début, puis qu’elle l’est devenue. À force de vouloir montrer des gens représentatifs, on érode, on aplanit le discours. Il y a des contrastes qui n’apparaissent pas. Si quelqu’un disait une chose à laquelle personne n’avait pensé, nous nous demandions s’il fallait le dire, si ça n’allait pas desservir la lutte… Carole, elle, s’en moquait. À ce niveau-là, Paul et elle étaient en avance sur moi, et ça m’a fait pas mal réfléchir. J’étais davantage militante. Eux, ils avaient l’idée de faire ressortir des choses de la vie quotidienne qui avaient aussi une signification politique. C’est ce qui s’est révélé juste avec le féminisme. L’intime, la sexualité, tout cela, c’est politique. Mais en ce qui me concerne, je n’y ai réfléchi que plus tard, parce que j’étais dans une démarche plus classique et je militais avec des hommes, même si je voyais que tout militants qu’ils étaient, ils étaient bien machos ! Je me rappelle qu’une fois la femme d’un copain a débarqué dans une réunion en disant : « C’est moi qui garde les gosses, pendant que toi t’es à ta réunion. C’est sympa, mais à quelle heure tu vas rentrer ? ». Je crois que j’étais une des seules à être d’accord avec elle. Il y avait donc encore un assez fort machisme. Mais pour moi, le féminisme est venu après, progressivement. À l’époque, nous nous demandions si parler de féminisme dans cette lutte de Lip n’était pas trop spécifique. Carole était déjà dans une autre optique et c’est en ce sens que son travail est original. Elle a filmé des choses qui étaient assez en avance sur son temps. Plus tard, par exemple, j’ai travaillé sur un film retraçant l’histoire de l’homosexualité et nous avons réutilisé la bande vidéo de Carole sur le FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire).

Aux Cahiers de mai, nous n’aurions jamais eu l’idée de filmer le FHAR. Nous trouvions même ça un petit peu folklorique. Et quand je revois aujourd’hui la bande, je me dis qu’il y avait une parenté évidente avec le féminisme : c’était presque la même lutte que les femmes, d’ailleurs, ça vient de là. Carole a eu l’intuition de filmer des choses auxquelles beaucoup de gens ne s’intéressaient pas. C’était complètement minoritaire. Nous, en militant, nous voulions changer la société, mais c’est bien aussi de changer sa vie quotidienne… Sinon on peut attendre longtemps. J’étais dans cette sorte de contradiction. Je n’ai pas milité dans des groupes féministes, parce que je les trouvais aussi parfois sectaires, mais je me suis retrouvée plus tard dans des petits groupes assez informels avec des amies. À l’époque de Lip, j’avais une sorte de scrupule. Je militais avec des hommes, et je ne me voyais pas faire des choses à côté.

Avant de militer à Lip, tu avais déjà une pratique de monteuse. Sur quels projets avais-tu travaillé ?

D. B. : J’ai commencé à travailler en 1971 dans le long-métrage, sur des films de fiction pas très connus. Rien de très intéressant à citer, mais c’est le parcours classique quand on veut devenir chef-monteuse. J’avais très envie de travailler dans le cinéma, mais je ne savais pas dans quel secteur. Il n’y avait personne de ma famille dans le cinéma. J’ai donc commencé à être stagiaire sur des longs-métrages. Après trois stages, on peut devenir assistante, puis chef-monteuse dix ou quinze ans après dans le meilleur des cas. Il faut également faire un stage en laboratoire. J’ai fait mon stage chez Éclair. Mais le fait d’avoir une pratique militante a changé mon orientation de parcours.

À partir de ce moment-là, je n’étais plus dans la filière classique du long-métrage. J’étais passionnée de cinéma, mais en même temps, je ne comprenais pas les gens qui pensaient à leur week-end pendant qu’on était en montage. J’avais un idéal assez absolu. J’imaginais être davantage en immersion. Ça ne m’a donc pas tellement gênée de changer de milieu. Au contraire, je trouvais les gens beaucoup plus passionnés et passionnants, et je me suis orientée de fait vers le cinéma militant. C’était alors plutôt du bénévolat. Mais c’est vrai que je me suis fermée des portes : à partir du moment où j’avais une pratique militante et où j’utilisais la vidéo, les gens du cinéma estimaient que ce n’était absolument pas professionnel. Si bien que j’ai eu quelques difficultés quand je suis rentrée.

Après cette année avec les Lip, que s’est-il donc passé ?

D. B. : Je n’ai pas du tout participé au deuxième conflit, en 1976. Ça s’est effiloché. Au bout d’un moment, nous avons dû rentrer à Paris. Nous sommes restés en contact avec les ouvriers, mais nous n’étions pas sur place. Cette expérience a été déterminante dans mon parcours professionnel. Pour gagner ma vie, comme beaucoup de militants de l’époque, je me suis orientée de manière très naturelle vers le documentaire. Les gens de ma génération, qui avaient vingt ans en 68, comme Richard Copans ou Jean-Michel Carré pour n’en citer que quelques-uns, ont créé des maisons de production dans la foulée de leur travail de militants. En ce sens-là, je suis assez représentative de ma génération. Je me suis donc orientée vers le documentaire et je n’ai essentiellement fait que ça. Les filières sont en effet très cloisonnées, et je ne suis pas retournée vers le long-métrage. Nous avions expérimenté la vidéo et au même moment, nous nous équipions.

C’est donc à ce moment-là que vous avez fondé le groupe « Liaisons nouvelles »…

D. B. : En 1973, quand nous étions à Lip, « Liaisons nouvelles » n’existait pas. C’était les Cahiers de mai. Nous avons institutionnalisé notre pratique de la vidéo, en créant « Liaisons nouvelles » juste après, en 1974. Nous avions du matériel et nous nous sommes installés chez Yves Le Marrec, un ami qui militait avec nous, et qui était un super bricoleur. Nous faisions des films féministes, mais nous calions parfois sur la technique, et notre amour-propre en prenait un sacré coup quand nous étions obligées d’appeler Yves à la rescousse !

Nous avions donc un atelier vidéo et nous avons commencé à faire du montage. D’abord avec le système de recopie d’un magnétoscope à l’autre, qui était très artisanal. Il fallait appuyer sur le bouton « record » à la volée, pile avant le mot qu’on voulait garder dans une interview ! Et puis nous avons appris que Godard mettait son matériel en vente, du top niveau car il était à l’avant-garde de la technique (de l’esthétique aussi, en tout cas selon moi !). Il voulait le vendre soit à l’IDHEC soit à un groupe. Nous nous sommes mis sur les rangs, et nous avons réussi à l’obtenir. Nous sommes allés en voiture à Genève voir Godard, ce qui m’a largement intimidée. Quand nous avons passé la douane, les douaniers ne savaient pas ce qu’étaient ces machines. Il y avait des droits à payer. Nous avons dit que c’étaient des magnétophones et ça n’a pas été trop cher ! Ce n’était pas tellement connu à l’époque. Nous nous sommes retrouvés avec de super machines, la Rolls du montage !

Étais-tu en lien avec d’autres groupes ?

D. B. : Je n’étais pas tellement en lien avec les collectifs de cinéma, mais plutôt avec les groupes vidéo, comme « Vidéo 00 » (Yvonne Lefebvre), les « Cent Fleurs » (Jean-Paul Fargier et Danielle Jaeggi) et évidemment « Vidéo Out » (Carole et Paul Roussopoulos). Nous étions complètement dans la vidéo. Il y avait un véritable foisonnement. Une structure de diffusion s’est mise en place, qui s’appelait « Mon œil ». Nous nous demandions en effet comment diffuser nos bandes. Au bout d’un moment, c’était un peu lourd de partir à chaque fois tout seul avec notre moniteur et notre magnétoscope. Nous nous sommes donc regroupés et ce sont Marque et Marcel Moiroud qui ont géré tout le stock. Chaque groupe avait un peu sa spécificité. Nous, nous étions plus axés sur le monde ouvrier. D’autres l’étaient davantage sur des thématiques de l’époque (les femmes, le nucléaire…). Il y avait des diffusions un peu partout, tout un circuit alternatif qui n’existe plus aujourd’hui.

Que donnais-tu à diffuser ?

D. B. : Je me rappelle surtout de À notre santé, en 1977. Mais nous n’avons pas fait tant de choses que ça.

Comment est né le projet de À notre santé ? Comment avais-tu rencontré Josiane Jouët et Louise Vandelac avec qui tu l’as réalisé ?

D. B. : C’était l’époque où je commençais à m’intéresser au féminisme. J’allais dans des réunions et c’est dans l’une d’elles que j’ai rencontré Josiane qui revenait de San Francisco, où elle avait tourné un film avec des femmes sur la question du corps. Et Louise, chercheuse et journaliste québécoise qui avait participé à la création d’un centre de santé à Montréal. Nous avons su qu’il y avait une rencontre internationale de femmes à Rome et comme nous étions équipés à Liaisons nouvelles, j’ai proposé de partir là-bas pour filmer cette réunion. Comme d’habitude, nous n’avions pas du tout d’argent pour faire ce film et l’idée nous est venue de faire une souscription, parce qu’à l’époque plusieurs personnes avaient fait ça, notamment Jean-Michel Carré pour certains de ses films. Comme le mouvement était quand même assez fort, ça a très bien marché. Nous avons lancé un appel à souscription dans plein de groupes féministes en proposant d’acheter le film avant qu’il soit réalisé, nous avons récupéré de l’argent et nous avons pu partir toutes les trois.

Dans quelle mouvance féministe étais-tu ?

D. B. : Je l’ai dit, je n’étais dans aucun groupe. Je grappillais. Franchement, je les trouvais assez sectaires. Je n’étais pas d’accord sur certaines choses, par exemple sur le fait que les hommes ne participent pas aux réunions. Après, j’y ai réfléchi et je comprends mieux aujourd’hui. Certaines choses me heurtaient, parce que je ne venais pas de cet univers-là. En même temps, il y en a d’autres que j’aimais. L’une des constances du mouvement, c’était une forme de liberté, de décontraction et d’humour, une relation assez libre entre femmes. J’étais assez sensible à cet aspect-là que je découvrais.

Qu’est-ce que représentait pour toi cette pratique de l’auto-santé ? Ce n’était pas très répandu en France.

D. B. : On la découvrait. Il y avait presque une éducation, une initiation personnelle, à chaque fois, quand nous faisions les choses. Je n’y étais pas forcément sensibilisée au départ. Aux Cahiers de mai, nous avions déjà travaillé avec le Groupe Information Santé. Nous connaissions donc des médecins et nous avions déjà abordé dans le militantisme cette idée de contre-pouvoir médical. C’était une sorte de prolongement. Mais à un niveau personnel, le principe de connaître son corps pour mieux se l’approprier et parler de sexualité, c’était vraiment nouveau et comme nous n’étions pas très coincées, ça ne nous dérangeait pas spécialement. C’est encore lié à l’après-68 et à la libération de la sexualité, avec l’apparition de la pilule et de l’avortement. Il y avait beaucoup plus de liberté et nous parlions des choses complètement autrement. Je ne suis pas non plus pour la liberté sexuelle à tout prix, parce que je crois que ça peut être un leurre. La liberté sexuelle, ce n’est pas forcément avoir des relations multiples, mais c’est l’idée de se sentir bien dans son corps. Nous réfléchissions entre femmes, à ce que signifient la sexualité et le plaisir sexuel. Nous avions beaucoup de discussions très libres. Juste après avoir fait À notre santé, je suis tombée enceinte, et c’était exactement dans la continuité. Nous avions réfléchi à l’accouchement. Pouvait-on contrôler un minimum notre accouchement, pas avec l’accouchement sans douleur du docteur Lamaze où on fait le petit chien avec la respiration, avec les réflexes pavloviens, mais en accueillant l’enfant avec la naissance sans violence ? J’ai accouché à la clinique des Bluets, où j’ai apporté mon magnétoscope et la paluche, que je vendais alors. Je suis arrivée avec deux amis, Gérard qui a filmé et Brigitte qui a pris des photos. C’était toujours collectif. Nous avions envie de partager des moments très intimes, mais exaltants. Nous avions envie que d’autres personnes y participent, et de garder une trace. Quand ça a été filmé, je faisais des projections dans ma chambre aux Bluets. J’avais le magnétoscope sur mon plateau repas… L’idée, c’est que la vie n’est pas coupée en petites tranches, en petits morceaux, mais que c’est une sorte de globalité. Je pense que dans toute cette période-là, nous voulions vivre les choses à fond, sans coupure entre la vie professionnelle et la vie privée. Ce n’est pas spécialement moi, c’est très représentatif des aspirations de l’époque. Aujourd’hui, nous sommes revenus à quelque chose de beaucoup plus traditionnel, avec le repli sur la valeur de la famille, qui est un refuge. Alors que nous, nous avions envie d’une ouverture. Je ne veux pas mythifier, mais il y avait quand même beaucoup plus l’envie de partager.

As-tu vu le film de Yann Le Masson et des filles du MLAC d’Aix-en-Provence, Regarde, elle a les yeux grand ouverts ?

D. B. : Je les connaissais. D’abord, Yann Le Masson. Quand on avait fait le film chez Lip avec Dominique Dubosc, c’était lui qui filmait en 16 mm. Yann est un opérateur absolument extraordinaire, qui faisait des mouvements de caméra magnifiques. Ensuite, il a réalisé Kashima Paradise, qui est l’apothéose, malheureusement au service d’un discours politique avec lequel je ne suis pas vraiment d’accord.

Aux Cahiers de mai, nous connaissions donc Yann Le Masson et par la suite, je suis allée au MLAC d’Aix-en-Provence. Je connaissais aussi Nicolle Grand. Je crois que c’était le réseau de Louise Vandelac, qui était très liée aux milieux féministes. À partir du moment où j’ai connu Josiane et Louise, je me suis retrouvée dans ces réseaux-là. Si j’ai filmé mon accouchement, ce n’est pas un hasard, c’est lié à une mouvance. Plusieurs personnes filmaient des accouchements, parce que nous avions envie de réfléchir sur cette question.

Dans ce film, on voit bien qu’il y a un continuum entre les questions de l’avortement, de la contraception, de l’accouchement. À partir du moment où on choisit d’avoir un enfant — selon le slogan du Planning familial « Un enfant si je veux quand je veux » —, on doit aussi choisir la manière de le mettre au monde, la démarche va donc jusqu’à l’accouchement.

D. B. : Complètement. À partir du moment où nous nous étions battues pour obtenir le droit à l’avortement et à la contraception, nous voulions aussi des enfants quand nous les désirions. Je me souviens d’une manifestation pour l’avortement où j’étais enceinte. J’avais un badge sur mon ventre : « Oui à l’avortement, des enfants quand on veut ». Ce qui importe, c’est le choix, le fait de maîtriser sa vie. Il y a quand même eu un basculement par rapport à la génération de nos mères. Le Deuxième Sexe a été publié en 1949, mais il a eu des effets par la suite. Dans notre génération, nous nous réclamions de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient ». Nous avions fait de la contre-information dans les usines avec les ouvriers, et nous voulions aussi avoir du pouvoir sur nos vies, du contrôle, et ne pas nous mettre forcément entre les mains des médecins pour des événements personnels comme la grossesse, parce que nous considérions que ce n’est pas une maladie. Nous ne voulions pas subir, mais nous approprier ces moments, vivre les événements comme une fête parce qu’ils sont jubilatoires. Avoir un enfant, c’est peut-être l’une des plus belles choses qui soient.

Je trouve que le texte sur À notre santé que vous avez publié dans CinémAction2 est une synthèse très forte de la démarche féministe en vidéo, et valable également pour le cinéma : filmer de l’intérieur et en même temps s’impliquer à tous les niveaux dans le tournage et dans le montage. La réflexion va jusqu’à la diffusion, en non-mixité. C’est un article très riche. Vous distinguez soigneusement « vidéo féministe » et « vidéo au féminin ».

D. B. : Nous nous demandions si les films féministes ont un style particulier, une écriture spécifique. Je pense que non. Est-ce que ça voudrait dire qu’on est plus douces et plus sensibles ?! Ces débats traversaient le mouvement. À notre santé, en revanche, ne pouvait être tourné que par des femmes, parce qu’il s’agissait effectivement de questions très intimes. Quand on a des discussions sur la vie sexuelle ou sur ce qu’est l’orgasme féminin on n’imagine pas tellement que des hommes puissent participer à de telles discussions. En ce sens, la non-mixité était totalement juste.

Et cette question de la non-mixité, vous vous l’êtes posée jusqu’à l’étape de la diffusion… En tout cas, je trouve que c’était une démarche qui était très théorisée.

D. B. : On réfléchissait bien avec les copines ! C’est ce qu’on s’est dit quand on a réécouté le commentaire du film. Nous avons fait beaucoup de projections-débats en province et à l’étranger aussi, en Hollande, en Suisse. Le film a été diffusé aussi au Québec, aux États-Unis et en Angleterre. La question de la non-mixité s’est posée aussi pour ces projections qui ont eu lieu la plupart du temps dans des groupes de femmes. Les débats étaient plus approfondis que quand il y avait des hommes, source d’inhibition pour certaines qui du coup hésitaient à aborder des questions personnelles.

Quelles ont été tes autres collaborations sur des films militants ? On a parlé évidemment de tes débuts avec le film de Dominique Dubosc. Mais tu as aussi participé à Comment Yukong déplaça les montagnes de Joris Ivens et Marceline Loridan.

D. B. : C’est dans la foulée de Lip. J’avais donc commencé à travailler dans le cinéma. Je suis rentrée à Paris après mon séjour d’un an à Besançon et là comme je ne voulais et ne pouvais plus véritablement travailler dans le long-métrage, j’ai eu l’opportunité de rencontrer Joris Ivens pour qui, évidemment, j’avais une admiration sans borne. J’ai eu la chance de pouvoir travailler avec lui comme stagiaire. Le montage a duré deux ans et malheureusement, je n’y ai participé que trois ou quatre mois. Il y avait tellement de rushs (cent kilomètres de pellicule), qu’ils avaient dû embaucher beaucoup de monde au départ pour tout le travail de manipulation et d’assistanat. Moi, j’ai été embauchée au début, pour préparer le montage et hélas, après, j’ai été obligée de partir, ce que j’ai mal vécu, parce que je me sentais totalement impliquée. Mais c’était la règle du jeu. C’était une expérience très forte. Il y avait quatre chefs-monteurs, dont Suzanne Baron, la monteuse de Louis Malle, Christine Aya qui par la suite a monté Le Fond de l’air est rouge de Chris. Marker, etc.

Pour moi c’étaient vraiment des contacts et une leçon de cinéma. Si je revois le film aujourd’hui, je pense que je serais très gênée par le message politique. Joris Ivens, qui était un grand artiste, fait partie de son époque. C’était quelqu’un d’engagé, aux côtés des communistes puis il est devenu maoïste, ami des Chinois. Comme tant d’autres, il y avait une forme d’aveuglement, de cécité. C’est vrai qu’aujourd’hui c’est facile, trente ans après, de critiquer. À l’époque, on y croyait. Moi je n’étais pas maoïste, mais j’étais à la lisière, j’ose l’avouer ! Quand on voit ce qu’est devenue la Chine, on a un peu honte !

As-tu travaillé sur d’autres films militants, notamment en tant que monteuse ?

D. B. : Yukong n’était pas vraiment un film militant. Il est sorti en salle et a bénéficié d’une diffusion plus large que les films militants qui passaient dans d’autres circuits, même s’il y avait beaucoup de diffusions. Pour moi, militant, ce n’est pas forcément professionnel. Ce sont souvent des films collectifs, qui ne sortent pas forcément en salle. C’était un circuit alternatif. Pas pour le film d’Ivens. C’est un réalisateur quand même très reconnu.

Mais la démarche de À notre santé, tu la considères et la revendiques bien comme « militante » ?

D. B. : Oui, complètement, c’était à la fois militant et personnel. Nous parlions de nous. C’est un film à plusieurs voix même si au final c’est Louise qui dit le commentaire. Le risque avec ces films bien sûr c’était de gommer l’expression individuelle. Daniel Anselme qui a été un écrivain talentueux s’est parfois auto-censuré parce qu’il pensait qu’il fallait faire des choses avec les autres. C’est ce dosage-là qui est difficile à trouver. Le deuxième écueil c’était de mettre tellement l’accent sur le message que l’esthétique venait au second plan ! C’est pour ça qu’il y avait ces deux courants, vidéo militante et art vidéo. C’est comme si les deux ne se rejoignaient pas, et que les militants n’avaient pas le temps de réfléchir à l’esthétique. En même temps, c’est à gros traits. Il y a eu des films militants magnifiques. Je pense au film Avec le sang des autres de Bruno Muel et à la séquence très forte émotionnellement où un ouvrier parle de ses mains, en voix off. Elles sont tellement abîmées qu’il ne peut plus boutonner les vêtements de sa petite fille ni caresser sa femme. Cette séquence a d’ailleurs été reprise récemment par Pierre Caries dans son film Attention danger, travail.

Sur quels types de projets travailles-tu aujourd’hui ?

D. B. : Depuis quelques années, j’ai beaucoup travaillé sur des documentaires à caractère social et politique. Tout se rejoint. J’ai été amenée à travailler avec des gens plus jeunes, entre autre avec Yves Jeuland, sur Bleu Blanc Rose, l’histoire de l’homosexualité de 1975 à nos jours, et après sur Camarades, qui est une fresque en deux volets sur la culture des communistes français de la Libération à nos jours. Je trouve intéressant que des gens plus jeunes se réapproprient cette culture et sans doute d’une autre manière que j’aurais pu l’envisager, parfois avec plus d’humour, enfin moins de sérieux, plus de détachement. J’ai puisé dans mon histoire personnelle et militante quand j’ai participé à ces films. J’ai pu suggérer certaines archives que je connaissais. Nous avons utilisé les archives du FHAR ou d’autres vidéos de Carole. Grâce à ces films, une mémoire se perpétue dans une autre génération. Pour Yves Jeuland, il s’agit de tisser une narration avec des éléments très disparates et composites, des entretiens avec des gens qui parlent de leur parcours personnel et d’autres qui ont plus de recul, des archives et des chansons qui recréent l’air du temps. C’est un peu cliché de dire que c’est la petite histoire qui croise la grande, mais cela renvoie bien à ça : ce sont les grands changements de la société qui influencent les parcours individuels. Cela me plaît d’avoir participé à certains événements qui ont été filmés, qu’on réutilise aujourd’hui en tant qu’archives et de voir qu’il y a une forme de transmission.

Il y a donc une transmission de mai 68 à travers cette pratique des films d’archives. Et comment réagis-tu aux propos de Nicolas Sarkozy, quand il appelle à « liquider l’héritage de mai 68 » ?

D. B. : Avec mai 68, il y a une brèche qui s’est ouverte. Aujourd’hui, on vit dans une société plus conformiste, c’est sans doute pour des raisons économiques, d’insécurité, qu’il y a aujourd’hui un repli et un refuge auprès de valeurs plus traditionnelles. Je pense que c’est une sacrée forme de régression. Mais je ne suis pas pour autant une nostalgique de mai 68.

Sarkozy dit : « Ensemble tout devient possible », il ne faut pas oublier que c’était un slogan de Lip : la récupération politique va assez loin ! Des idées de mai 68 sont effectivement reprises, c’est d’ailleurs une démarche typiquement sarkozyste, comme par exemple de supprimer la publicité à la télévision, mais l’idée est complètement sortie de son contexte et vidée de sa force et de son sens.

Bien sûr, les auteurs ont souvent rêvé d’un service public débarrassé des contraintes publicitaires. Mais ce qui pourrait être une bonne nouvelle se révèle l’exemple même de la fausse bonne idée ! Qui dit qualité dit aussi moyens ! Pour le moment, c’est surtout donner à Bouygues l’occasion de développer encore davantage une télévision commerciale.

Qu’est-ce qu’il faut réactualiser pour toi dans mai 68, une fois qu’on en a fait la critique ?

D. B. : C’est peut-être l’idée de prendre sa vie en main, d’avoir du pouvoir sur son destin personnel. Ne pas penser que l’argent est la seule valeur de référence. Introduire de la poésie dans la vie quotidienne. Et puis exalter une certaine forme d’imagination. C’est « l’imagination au pouvoir », un des slogans de mai 68 : croire encore qu’il y a des choses possibles, croire à l’utopie.

C’est vrai qu’on a connu la chute de certaines utopies. On en a pris plein la figure, ça a été violent, parce que dans ma génération, on y a vraiment cru, aussi bien à Cuba qu’à la Chine. Mais je continue à penser qu’il faut croire à une certaine forme d’idéal. « Réinventer la vie », disait Rimbaud. Une vie en tant qu’individu libre, dans une société qui serait pacifiée et où les sans-papiers ne se jetteraient pas par la fenêtre par peur des contrôles.

Garder en soi l’émotion que l’on a pu ressentir à un moment donné, cette impression de vivre des moments forts, à la fois historiques comme certaines luttes collectives mais en même temps ancrés dans un parcours personnel, individuel. C’est l’imbrication des deux qui en fait la force…

Paris, février 2008


  1. Au sein du groupe « Vidéo Out », Carole Roussopoulos a ainsi tourné une série de six vidéos sur les conflits Lip, entre 1973 et 1976 : Monique (1973), La Marche de Besançon (1973), À la maison pour tous (1973, perdue), Lip-formation (1974, perdue), Christiane et Monique (1976) et Jacqueline et Marcel (1976).
  2. Dominique Barbier, Josiane Jouët et Louise Vandelac, « Féminisme en image, ou image du féminisme ? », CinémAction, n° 9, automne 1979, p. 49-53.

Publiée dans La Revue Documentaires n°22-23 – Mai 68. Tactiques politiques et esthétiques du documentaire (page 207, 1er trimestre 2010)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.022.0207, accès libre)