Didac Doc, le documentaire à l’école

Catherine Lepoutre

Depuis 1983 s’est mis en place dans certains lycées un enseignement spécialisé du cinéma, ouvert en particulier aux « littéraires » : une centaine d’établissements (un lycée par département, plus quelques écoles privées sous contrat avec l’État) disposent désormais, pour les secondes, premières et terminales, d’une Option Cinéma, animée par des enseignants volontaires de ces lycées en concertation avec des partenaires extérieurs, et assortie d’une épreuve au baccalauréat, à coefficient six pour l’option « lourde », et deux pour l’option « légère » , laquelle est ouverte à toutes les sections. Les activités de ces classes sont tant pratiques (conception, préparation, tournage et montage de films) que théoriques (analyses de films à travers l’histoire du cinéma, dramaturgie). Trois films classiques sont inscrits au programmes d’études; tous les ans, un nouveau film remplace le plus ancien. Ont ainsi été analysés par les lycéens M. le Maudit, La Règle du jeu, Citizen Kane, Le Mépris, Europe 51… Depuis septembre 1994, L’Homme d’Aran donne aux élèves l’occasion d’explorer le continent documentaire. Catherine Lepoutre, du lycée Fénelon de Vaujours, raconte comment cette programmation inattendue a été accueillie par ses élèves.


Pas si bêtes, mes petits banlieusards de la Seine-Saint-Denis, gavés de télévision et de séries américaines… D’ados, ils sont devenus adultes, au cours de ces deux dernières années, trois pour certains malchanceux du bac, et peut-être que leur avoir montré du doc, du doc et encore du doc a laissé quelques traces favorables à cette mutation.

À seize ans, le regard sur autrui, celui qui est différent, qui ne nous ressemble pas, n’intéresse pas. Pire encore, j’ai vu, au cours d’échanges de « lettres » en vidéo entre lycées, qu’ils ne supportaient pas ceux qui leur ressemblaient trop, et leurs critiques étaient féroces.

Alors, quand L’Homme d’Aran, de Flaherty, leur a été imposé pour le bac 1995 en option cinéma, ce ne fut pas simple, pour ne pas dire décourageant.

Nanouk avait la préférence, mais l’auraient-ils apprécié à ce point sans L’homme d’Aran à « potasser » ?

C’est alors que nous sommes partis à la recherche de documentaires de toutes sortes, et nous avons découvert ensemble l’infinie variété de ce genre trop souvent relégué à des heures obscures d’un petit écran terriblement réducteur.

Pour eux, documentaire voulait dire : pas artistique (l), pédagogique, scolaire par le discours qui gave, en un mot : chiant.

Exception faite pour les documentaires sur les animaux, et parfois des documentaires historiques ou scientifiques, aucun n’aurait regardé un documentaire dont le sujet ne le concernait pas directement.

Grande méfiance, donc. « Il fallait faire un effort bien trop grand. Maintenant, c’est ce qui a changé », disent-ils, «c’est que l’on s’est rendu compte qu’effectivement certains documentaires étaient extrêmement ennuyeux parce que mal faits, et que d’autres pouvaient se voir comme des fictions à suspense ou de réelles œuvres d’art, d’écriture très différentes ».

Dziga Vertov (L’homme à la caméra) les a subjugués. Cavalier, un peu lassés, mais c’est de ma faute : je n’ai pas assez choisi, et trop insisté (Ah, l’école !). Chris Marker, dans sa Lettre de Sibérie, les attendait au tournant : «Télé, je ne crois plus ce que tu me dis ». Leacock les a fait bien rire, rassurés au premier abord, puis beaucoup inquiétés finalement. Plus de repères à l’horizon… Enfin Pelechian a été très controversé, certains l’ont appelé Pelechiant ; pour d’autres, ce fut l’extase ! Bref, le genre documentaire se révélait un monde inconnu, et les renvoyait à leur propre création, avec beaucoup plus de liberté pour certains, et une certaine impuissance pour d’autres…

Du coup, même des sujets peu attirants a priori pour eux suscitent maintenant leur intérêt, car, leur regard étant plus critique, ils apprécient la manière dont le documentaire est fait. Ils ont commencé à faire la part des choses, entre ce qui est stéréotypé et qui lasse, et ce qui interpelle et fonctionne au niveau du récit.

Pour eux, le problème de la mise en scène, ou pas, ne les concerne pas, ou pas encore; par contre, ce qu’ils ont découvert, c’est l’intérêt immense de l’être humain, tel quel, sans mise en scène, justement.

C’est ce manque qu’ils reprocheraient plutôt à Flaherty, dans L’Homme d’Aran : le côté humain, intime, que l’on apprécie dans Nanouk.

Le deuxième point qui traduit le changement dans leur regard, c’est leur façon d’apprécier le documentaire dans la fiction. Kiarostami, par exemple, qui est un cinéaste que j’aime beaucoup, les a frappés, dérangés même, mais très positivement.

La majorité d’entre eux se sont essayés au documentaire, parallèlement aux analyses que nous faisions en cours. Tous se sont rendu compte après coup de la complexité du travail. Pour eux, maintenant, c’est un peu paralysant, et ils pensent qu’il est plus facile d’être cohérent dans une fiction. Le montage leur semble un vrai problème…

Ils ont aussi pu observer que la caméra transforme la réalité et que ses innombrables facettes ajoutent à la complexité du propos.

La multiplicité des possibles, quant à leur regard, et des réactions, quant à celui qui est regardé, a fait craquer leur carcan de spectateur, mais les effraie dans leur rôle éventuel de documentariste. Pour eux, la reconstitution est indispensable dans certains cas, surtout sur leur propre réalité.

En conclusion, je dirais que ce travail sur le documentaire, et après cette petite enquête auprès d’eux, a affiné leur regard sur l’ailleurs, l’autre et ses multiples facettes, et leur a fait découvrir la multiplicité des façons de regarder.

Ils sont plus exigeants, moins passifs, même et surtout pour la fiction qui est devenue pour eux une réflexion sur le monde.

Pour eux comme pour moi, l’art du documentaire, c’est une mise en scène de la réalité qui par là même se trouve transcendée (prochain sujet de devoir de philo !).

Catherine Lepoutre, décembre 1995.


Publiée dans La Revue Documentaires n°13 – La formation du regard (page 72, 1997)