À propos d’un court métrage de Jean-Noël Delamarre, Natalie Perrey, Philippe Gras et Horace Dimayot
Gabriel Bristow
Le court métrage Don Cherry s’ouvre sur les yeux du trompettiste de free jazz, cachés derrière ses lunettes rondes d’aviateur. Un gros plan montre son visage calme et immobile parmi une fureur de bruits électroniques, entre des tirs de mitrailleuses et le tremblement d’un vaisseau spatial en train d’atterrir. Cherry saute du bord de l’image – se posant sur la planète Terre il enlève sa casquette à hélice et ses lunettes pour observer les environs anguleux et futuristes. (Une enseigne nous indique qu’on est à Berlin.) Accompagné par une série de bips communicatifs, de couinements, et de drones de sons graves, Cherry remplace sa casquette à hélice par une calotte en cuir à plume, enfoncée sur sa tête comme pour se protéger. Anciens et nouveaux mondes se percutent, le passé et le futur se mêlent dans un présent qui va se révéler mystique : au cours de la première minute du film, les pierres de touche de l’œuvre musicale de Cherry se mettent en place.
Le film est né d’un poème. Au mois de mars 1967, Cherry est en résidence au club de jazz Le Chat qui pêche, dans le Quartier latin. Tous les soirs, Philippe Gras, Jean-Noël Delamarre, Natalie Perrey et le photographe dit « Horace » – les cinéastes – viennent y écouter de la musique et prendre des photos. Un soir, Gras apporte les planches contacts de photos de Cherry prises la veille sur les toits de Notre-Dame. Cherry les emporte chez lui. Le lendemain il les rapporte découpées – « les un[e]s en triangle, d’autres en rectangle 1 » –, collées dans un cahier d’écolier avec un poème qu’il a écrit à partir des clichés. Ce cahier a malheureusement été perdu et le poème-collage avec lui. Il ne reste, hormis le film, qu’une version mal retranscrite et étrangement traduite du poème publiée avec les photos de Philippe Gras dans le numéro d’avril 1967 de la revue Jazz Hot. À l’exception de la scène d’ouverture, l’idée du film est tournée dans les semaines suivantes et part de ce poème-collage.
Le poème est donc devenu le moteur du film. Mais le passage du texte-poème aux images n’est jamais simple ou sans médiation. En l’occurrence, cette transformation pourrait être envisagée comme une forme d’écriture collective et improvisée. Celle-ci s’inspire de la pratique musicale de Cherry lui-même et surtout du free jazz, où la musique est composée souvent spontanément en groupe, chaque musicien apportant son approche personnelle de l’instrument, semblable à une manière de parler. Car ce film est avant tout une improvisation. Presque tous les éléments de sa création ont été improvisés : la genèse de l’idée, le mode d’écriture, le choix des lieux, le jeu d’acteur, et la musique bien sûr. Dans une interview publiée dans la revue Jazz Magazine en juin 1965 – pendant que Cherry jouait à Paris avec son premier groupe en tant que leader – le jeune musicien a déclaré : « Je suis un improvisateur. Je veux seulement qu’on puisse dire de moi : “C’est Don Cherry qui improvise, c’est lui et il improvise 2…” » Cette déclaration devient plus significative dans son contexte 3 : c’est la réponse donnée par Cherry lorsqu’on lui avait demandé s’il préférait être appelé un musicien de jazz ou si, comme Max Roach, il pensait que seule existait la musique afro-américaine 4. Cherry était plus enclin à jouer avec des mots, des sons, des registres, des gestes et des formes qu’à choisir des étiquettes. C’est précisément à travers le jeu (au sens large de « play » en anglais) et l’improvisation – les deux sont étroitement liés dans l’esthétique de Cherry – que l’idée du court métrage est née. De là, l’écriture du film se fait progressivement et de manière véritablement collective. Avec le poème comme fil conducteur, l’équipe a décidé d’errer librement dans Paris en suivant les idées des uns et des autres. Le choix, par exemple, de filmer une des premières scènes aux Arènes de Lutèce dans le Ve arrondissement est une décision prise à l’improviste : Notre-Dame, censée être le seul lieu de tournage, était fermée à leur arrivée. Ce hasard a poussé l’équipe – stimulée par l’enthousiasme de Cherry – à faire un film plus élaboré, tourné dans plusieurs lieux et sur une période plus longue. D’où sa légèreté et son allégresse.
Le film est aussi une improvisation à travers des formes. Le jeu est la trame qui permet le passage de l’une à l’autre. Ce qui commence en musique dans un club est imprimé en photos (noir et blanc) qui, dans les mains de Cherry, sont découpées pour créer un poème qui court comme un fil conducteur à travers le film. Le cycle a été bouclé quelques années plus tard quand Cherry est revenu à Paris, soudainement, prêt à enregistrer la bande-son 5. Fidèle à l’esprit artistique du film, la musique, elle aussi, a été improvisée. Empruntant une méthode employée par Miles Davis pour Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle et Ornette Coleman pour Who’s Crazy de Thomas White, Cherry a joué et enregistré en direct devant une projection des images du film. On pourrait dire qu’il s’agit d’une forme improvisée de montage sonore. Toutefois Davis et Coleman improvisaient sur des films à l’élaboration desquels ils n’avaient pas réellement participé – leur travail consistait à refléter, évoquer, ou embellir la charge affective des images qui formaient une part d’un tout préexistant – tandis que la bande-son de Cherry était une extension de la méthode improvisée de l’œuvre qu’il avait lui-même suscitée. Celle-ci est imprégnée de la grâce et de la vitalité culbutante de Cherry, qui donne son titre au film.
On peut être transformé par l’expérience d’une improvisation, mais personne n’y participe sans y mettre de soi. Les identités s’y percutent, sont défaites, ou pas. Ce film improvisé est donc aussi une rencontre : celle d’un trompettiste, originaire du ghetto de Watts à Los Angeles et devenu un nomade du jazz, avec quelques jeunes Parisiens fraîchement sortis des écoles d’art de la capitale. Il constitue une trace de cette collision de mondes. Bien que Cherry ait fourni l’impulsion du film ainsi que son récit poétique mystique et sa méthode improvisée, ce court métrage traduit également un regard porté sur le trompettiste – celui des cinéastes. Cela ne veut pas dire pour autant que ce soit un portrait. Lors d’une conversation avec Delamarre, celui-ci m’a expliqué que c’était une « mise en image de son poème qu’en effet [ils avaient] exalté avec une grande fascination pour Don 6 ». L’attrait teinté d’exotisme que les intellectuels français éprouvaient pour les artistes afro-américains est bien connu. Cherry fait partie de la longue lignée d’écrivains et de musiciens noirs à avoir suscité de telles représentations. Le jazz en France, comme l’explique le musicologue Eric Drott, a été marqué par une « double altérité » – américain et noir – qui a évolué en « contrepoint complexe » au cours du XXe siècle 7. Au moment où Cherry est arrivé à Paris, la guerre froide et la décolonisation poussaient la gauche tiers-mondiste à s’allier au jazz considéré comme la musique d’une minorité opprimée au cœur de l’impérialisme américain 8. À ces projections explicitement politiques se superposaient les associations résiduelles du jazz à « un primitivisme mystique (africain) ou… [à] une modernité (américaine) aussi mystique 9 ». On peut comprendre la première séquence à travers cette double altérité. Filmée au moment où Cherry jouait à un festival ayant lieu à Berlin en novembre 1968, l’idée de son arrivée sur terre depuis le cosmos est de Delamarre. Tel était le rôle avant-gardiste assigné aux musiciens de free jazz dans les années 1960 à Paris : une musique venue d’un futur ancien pour ébranler les colonnes du temple. Le mysticisme du reste du film vient plus directement du poème de Cherry, dont la spiritualité était alors en pleine évolution.
En effet, malgré le caractère improvisé du film, il est sous-tendu par un poème (bien que sa composition puisse être qualifiée d’« improvisée »), qui a servi de catalyseur et de fil conducteur. La lecture du poème est attribuée au musicien Anthony Braxton par le générique, mais ce dernier l’a nié récemment en ligne. Pourtant, cela pourrait être lui : il était à Paris à cette époque, il connaissait Cherry, et sa voix ressemble à celle du film. Quoi qu’il en soit, la lecture du poème est clairsemée, laissant des espaces assez amples au développement narratif. Pour comprendre le rôle précis du poème, j’emploierai une analogie musicale proche de Cherry : l’harmolodie d’Ornette Coleman. Cette pratique musicale s’est développée dans les années 1950 lorsque Cherry jouait dans le quartet dit « classique » de Coleman. L’harmolodie ne peut être comprise que dans sa relation aux formes historiques du jazz desquelles elle est issue puis dont elle s’est affranchie, notamment le be-bop et son dérivé le hard bop. Ces deux derniers sont structurés par une grille harmonique stricte et complexe sur laquelle les solistes improvisent en employant des gammes multiples et variées, mais délimitées. L’harmolodie a mis fin à cette stricte grille harmonique : les grilles d’accords, où chaque accord définit une gamme particulière sur laquelle le soliste peut improviser, sont supprimées. Elles sont remplacées par des centres tonals mouvants, où chaque note suggère une base harmonique sans pour autant définir une seule gamme à utiliser. Le système harmolodique de Coleman a donc libéré la construction mélodique : plutôt qu’une ligne mélodique composée uniquement de notes provenant d’une gamme particulière (donc contrainte par une harmonie sous-jacente), « une idée émerge d’une autre » dans un flux de conscience motivique à la Virginia Woolf ou à la manière de l’écriture automatique des surréalistes 10. Consciemment ou non, c’est précisément l’approche que Cherry et Delamarre ont adoptée. Plutôt qu’un scénario détaillé avec des paramètres bien définis (l’équivalent de la structure harmonique complexe du be-bop), le poème de Cherry opère comme un centre tonal flottant à partir duquel les actions, les gestes, les espaces, les scènes, et les sons s’enchaînent les uns aux autres. La danse de Cherry, en particulier, évoque ce type d’improvisation motivique – ses pirouettes accroupies aux longues-jambes et ses pas de géant élégants évoluent tout au long du film dans de nombreux environnements et ambiances.
Après la tension mortelle des premiers vers – « Toujours en mouvement/Il peut être tué quand le dragon est invisible/Son corps devient brûlant. Ainsi vous pouvez le voir, le sentir par des vagues de chaleur. Défense : vie ou mort, ses pieds en équilibre agrippant la terre. Juste un seul faux mouvement, etc. » – qui fournissent l’élan de la bataille contre les gargouilles de Notre-Dame, le texte parcourt trois centres tonals : musique, sagesse, amour. Ce triple mantra (avec « paix » s’ajoutant parfois comme une quarte suspendue, une incantation divine) est répété à travers le poème, chaque mot formant un tremplin pour improviser. Ayant tué les dragons au nom de la paix éternelle, Cherry peut « chevaucher un éléphant toute la journée ». Ce dernier a un sens double. À travers ses associations dans la pensée bouddhiste, à laquelle Cherry s’intéressait de plus en plus à cette époque, l’éléphant est étroitement lié au centre tonal du poème, la sagesse. Par ailleurs, Ornette Coleman surnommait Cherry « l’éléphant » en raison de sa mémoire extraordinaire des mélodies. Dans le film, on voit Cherry recevoir la sagesse en forme de petit dessin alors qu’il est sur le toit de Notre-Dame (facilement accessible dans les années 1960). Il partage cette sagesse à travers un autre centre tonal du poème : la musique. Après être parti à la recherche de son ami qui, morose, s’est caché dans le bois de Vincennes, Cherry lui apprend la flûte – moyen de transmission de la sagesse. Les gros plans sur les doigtés sont accompagnés par un long duo de flûte avec Karl Berger, un membre du groupe de Cherry. La scène aboutit à une procession en duo dans la forêt. Le cours de flûte terminé, Cherry et son ami font un pèlerinage à la Grande Mosquée de Paris (entrecoupé de plans de statues égyptiennes au musée du Louvre) pour chercher une sagesse plus profonde. Le film s’achève sur le dernier centre tonal du poème – l’amour – quand Cherry trouve son amoureuse emprisonnée (Moki Cherry, sa femme) qui joue à la pétanque avec des œufs de colombes dans une cage à oiseaux. Ils s’embrassent à travers le grillage et on entend les trompettes doublées par Cherry qui s’envolent à tire-d’aile en se poursuivant elles aussi comme deux jeunes amoureux dans une danse décalée de répétitions et de variations.
Très peu de musiciens de jazz ont fait des films eux-mêmes. Louis Armstrong a figuré dans une trentaine, mais il n’a pas eu d’influence sur leur écriture. On pourrait dire la même chose de Dexter Gordon, Frank Sinatra, Chet Baker et Miles Davis. Sun Ra, le grand prêtre de « l’afro-futurisme 11 », est l’exception. Dans le film qu’il a co-écrit, Space is the Place (1974), Ra, comme Cherry, est un prophète venu de l’espace, à la différence qu’il atterrit à Oakland (plutôt que Berlin ou Paris) et que, comparé à celui de Cherry, l’atterrissage est plus spectaculaire : un vaisseau spatial fumant et rayonnant, en forme d’yeux jaunes flamboyants (plutôt que l’humble casquette à hélice de Cherry). Les différences entre les deux films sont aussi importantes que les similitudes : celui de Ra est un long-métrage de science-fiction en couleur, alors que celui de Cherry est la mise en images d’un poème – un court-métrage improvisé et enjoué. Pourtant les deux films partagent un autre élément clé : ils ont en partie été écrits par les artistes qui y figurent, chose rare pour des musiciens de jazz. Au-delà du processus d’écriture, la musique est porteuse de vie et de sagesse dans les deux cas et on y voit un écho de la rencontre musicale de Cherry et Ra qui s’est produite dans les années 80 – la trace enregistrée peut être écoutée sur plusieurs disques tardifs de Sun Ra tels que Somewhere Else, Blue Delight et Purple Night. Leur musique a fait irruption dans le présent et leurs films nous laissent entrevoir comment.
Don Cherry se termine sur le visage du trompettiste et les mots « see you in a minute 12 » en bas de l’écran, presque comme s’ils sortaient de sa bouche, comme s’ils annonçaient une suite. Il n’y en avait pas, mais il se peut qu’à l’époque Jean-Noël Delamarre ait espéré qu’il y en ait une, car à chaque fois que Cherry lui disait au revoir à Paris, il partait « avec un grand sourire en disant “see you later 13” ! »
- Correspondance personnelle avec Jean-Noël Delamarre.
- Cherry Don dans Carles Philippe, « Le Don paisible », Jazz Magazine, juin 1965, p. 28.
- Drott Eric, « Free Jazz and the French Critic », in Journal of the American Musicological Society, vol. 61 no. 3, Fall, 2008, pp. 541-581.
- Carles Philippe, « Le Don paisible », art. cit., p. 28.
- C’est la raison pour laquelle le film n’est sorti qu’en 1973.
- Correspondance personnelle avec Jean-Noël Delamarre.
- Drott Eric, « Free Jazz and the French Critic », art. cit., p. 561.
- Ibid., p. 562.
- Ibid., p. 549.
- Ekkehard Jost, Free Jazz, New York, 1994, pp. 49-50.
- Ce terme, qui a gagné en popularité récemment, fait référence à un mouvement culturel centré sur « l’appropriation de la technologie et de l’imagerie de la science-fiction par les afro-américains » qui s’est développé au cours du XXe siècle. Le terme en soi vient d’un article de Mark Dery de 1994. Pour plus d’informations, voir : http://bu.univ-antilles.fr/alertes/afrofuturisme.html
- « À tout de suite ».
- « À plus tard ». Correspondance personnelle avec Jean-Noël Delamarre.
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Don Cherry
1967 | France | 16’
Réalisation : Jean-Noël Delamarre, Natalie Perrey, Philippe Gras, Horace Dimayot
Production : Jean-Noël Delamarre
Publiée dans La Revue Documentaires n°31 – Films, textes, textures (page 187, Juillet 2021)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.031.0187, accès libre)