« Douze tableaux de Thérèse Boucraut » de Jean Breschand

Jean-Paul Roig

Le film commence avec la signature du peintre Thérèse Boucraut, en gros plan, sur laquelle Sabine Haudepin lit en voix off ces deux phrases : « Le tableau est un moment d’existence arraché au temps. Pris dans une organisation imaginaire, les objets, les visages construisent un espace et traduisent l’unité de moment disjoint dans le temps réel ».

Isolées de l’image des tableaux et de la musique, avec une mesure, un poids précis donné à chaque mot mis sur un même plan, ces deux phrases vont situer l’œuvre du peintre et le dispositif filmique pour les fondre ensemble dès le plan suivant qui apparaît brutalement avec la musique.

Douze tableaux très voisins, représentant les mêmes objets et modèles repris d’une toile à l’autre avec une organisation spatiale et des angles différents, constituent à la fois un ensemble, une période du peintre et la matière du réalisateur.

Pour arriver à réaliser avec peu de moyens son premier film, Jean Breschand s’était fixé au départ des règles formelles tant sur le plan technique qu’esthétique. D’abord pour simplifier montage et post-production, de n’avoir recours qu’à une bande son, une musique originale, et des images montées en cut sans aucun effet spécial. Ensuite rester à l’intérieur du tableau et mélanger les douze tableaux.

Faire un film sur une œuvre veut dire trouver une forme filmique qui soit en rapport avec cette œuvre et se fondre avec elle. Chaque tableau de Thérèse Boucraut est constitué, en plus du cadre extérieur, d’un cadre intérieur peint sur la toile, sous l’aspect d’une frise. Donc un double cadre qui insiste sur cet effet intérieur de la toile. Ensuite, les douze tableaux constituent un ensemble de toiles, toutes liées les unes aux autres par leur conception et leurs motifs, une période du peintre, une unité que le réalisateur a trouvée intéressant de mélanger.

Ainsi, le film adhère à l’œuvre et propose une écriture filmique qui évite le traditionnel zoom, permet de passer d’un tableau à un autre sans provoquer la sensation de répétition ennuyeuse, et d’un détail à un autre en éliminant la question de l’identification de la toile parmi les autres, et enfin de résoudre le problème de l’uniformisation des formats, dont parlait Bazin, par le cadre cinématographique.

Au-delà de ces questions, ce dispositif filmique évite aussi cette attitude d’admiration excessive pour l’œuvre, mais va encore plus loin, jusqu’à s’en détacher et l’utiliser pour tenter de créer avec les détails de douze tableaux, objets et modèles, des fragments d’histoires, de construire, et déconstruire, un récit.

Il faut considérer ce film avec ce qui constitue la préoccupation majeure du réalisateur : « un film doit construire son espace et son temps en ne se référant qu’à lui-même et en ne présupposant aucun réel connu qui lui soit extérieur. Le réel n’est qu’un référent »… et le référent d’un tel film n’est pas le réel mais déjà une représentation. Le tableau devient matière à récit sans identification possible à quelque chose de réel, assigné à un endroit particulier. Et le film crée lui-même sa propre fiction.

Peut-on encore parler de documentaire ? Où s’arrête le documentaire et où commence la fiction ?

En choisissant de prendre la représentation du tableau comme matière à récit, le problème n’est plus le regard filmique par rapport à celui du spectateur du tableau, de la simultanéité de vision du détail et de l’ensemble de l’œuvre, mais du détail choisi par rapport aux autres détails pour constituer un récit. Le plaisir de raconter une histoire est soustrait à celui de voir un tableau. Le récit se substitue à la contemplation.

Autant dans les enchaînements des plans d’objets ou de modèles que dans leurs rapports les uns aux autres, le film tente de faire surgir des fragments d’histoires.

Le spectateur a alors l’impression en faisant l’association de visages, d’objets, de mouvements, d’ensembles de plans, de voir des récits se construire et se déconstruire aussitôt. Un travail sur le désir et la frustration. Et, plusieurs histoires qui apparaissent comme autant d’angles d’attaque ou d’histoires possibles en réserve dans les tableaux.

La musique fonctionne de la même manière. Jean Breschand cite volontiers Thelonious Monk pour définir ce style de musique dont il a demandé au compositeur de s’inspirer et aussi : « Cette musique est pour moi une tresse. Deux bandes de matière, une bande de matière image et une bande de matière son, qui ont chacune leur logique et qui sont dans le même espace et le même imaginaire mais qui sont libres de courir sur leur propre ligne et tour à tour se joindre et s’écarter l’une de l’autre ».

La référence du réalisateur à Thelonious Monk est éloquente et il n’est que de lire cette phrase sur le musicien que j’ai relevée dans un livre sur le jazz pour comprendre un peu mieux ce film : « Poète de l’essentiel et de l’énigme, il semble porter le jazz, sans calcul mais avec rigueur, au-delà de lui-même, comme pour mieux le recentrer dans une logique mystérieuse ».

Un film court, de quelques minutes, qui peut s’oublier facilement parmi les dizaines et dizaines de films à visionner pour un festival, qui peut paraître dérisoire si l’on s’en tient aux sujets et à la parole recueillie qui fait la force, aujourd’hui, de beaucoup de films documentaires, qui représente un premier film, sans prétention, un travail de recherche intéressant, une écriture personnelle, un auteur, un film.


Cet article s’appuie sur l’entretien que Jean Breschand a accordé à Jean-Paul Roig.

Le film est sélectionné aux Documentaires Français d’Aujourd’hui des États Généraux du Documentaire à Lussas.


  • Douze Tableaux de Thérèse Boucraut
    1991 | France | 6’ | Vidéo
    Réalisation : Jean Breschand
    Production : Jean Breschand

Publiée dans Documentaires n°4 (page 13, Août 1991)