Entretien avec Marc Ferro à propos de Hôtel du Parc et de La Guerre sans nom
Michael Hoare
Une écriture nouvelle
En tant qu’historien d’abord, en tant que spécialiste de l’usage du cinéma dans l’histoire ensuite, comment avez-vous réagi à Hôtel du Parc ?
Ma première réaction a été de constater qu’il s’agissait d’une forme nouvelle d’écriture de l’histoire dans le cinéma. Au cours des rapports entre le documentaire et l’histoire, il y a eu beaucoup de formules d’écriture. Pendant la guerre, il y avait le film d’archives avec voix-off du genre fait par Rossif. Ensuite il y a eu la rupture du Chagrin et la Pitié, c’est-à-dire du film sans commentaire mais où les questions servent de fil. Le Chagrin et la Pitié constitue une rupture, ce que j’appelais « la révolution d’octobre dans le documentaire », en ce sens qu’on avait l’impression que c’était la société elle-même qui parlait puisqu’il n’y avait plus de voix-off. Évidemment, c’est une illusion parce que le choix des témoins, le choix des questions, le montage, la sélection interviennent. Néanmoins ça rendait démodés tous les films construits sur le commentaire, et obligeait à une conception nouvelle du documentaire. En plus on créditait ce type d’approche d’un supplément d’authenticité. Encore une fois, il y a là illusion. Néanmoins les films du style précédent devenaient non seulement démodés sur le plan esthétique mais en quelque sorte suspects.
Depuis Le Chagrin et la Pitié, il n’y avait pas eu de nouveauté dans l’art d’écrire des films sur le passé. Hôtel du Parc innove parce qu’il opère un montage de fausses interviews, fausses puisque jouées par des comédiens, mais vraies puisque les textes dits par ces comédiens ont été vraiment produits par leurs auteurs, avec quelques arrangements de détail je crois, mais ce n’est pas très important. Cette technique permet d’aller dans le passé quand il n’y a plus de témoins vivants. On pourrait faire cela pour toutes les époques, n’est-ce pas ? Et deuxièmement, ce mélange donne au narcissisme du cinéaste des satisfactions infinies puisqu’il permet des niveaux d’écriture différents. Dans ce film par exemple, il utilise à la fois des documents d’époque, des actualités qui sont censées jouer le rôle de la légitimité du propos par leur authenticité, même si ce sont des actualités de propagande. Ensuite il utilise des petits films amateurs soi-disant trouvés par hasard dans le public mais dont une partie sont tournés par lui-même. Troisièmement les personnages sont censés être interviewés dix ans après en 1953, c’est-à-dire il y a trente ans. Enfin il n’y a que quelques plans qui datent ostensiblement d’aujourd’hui, des plans couleurs ou autre chose.
Ce dispositif est original et le narcissisme, ou plutôt l’art, de l’auteur consiste à procéder de telle sorte qu’on ne sache pas ce qui est authentique comme image, ce qui est reconstruit et ce qui est douteux. Ca, c’est nouveau.
C’est aussi problématique n’est-ce pas ?
Bien sûr, mais d’abord, au crédit du film, on peut mettre une novation dans l’écriture. Cela dit, on peut faire un certain nombre de critiques ou d’observations. D’abord il est clair que le film entier joue sur un malentendu: ce malentendu de la vérité d’une reconstitution qui ne se présente pas comme telle. Donc il y a un peu une mystification du spectateur qui peut être désagréable à certaines personnes. Je connais des gens qui, lorsqu’ils se sont aperçus qu’un comédien jouait le rôle de Vallat par exemple, ont coupé, ont changé de chaine, de colère. En disant : « on se fout de nous ». Bien sûr, s’il a vu le début du film, le spectateur est censé comprendre comment le film est organisé. Mais le rapport à la télévision maintenant est tel qu’on sait bien que les gens font irruption dans une œuvre en son milieu, et que le film n’a plus la même unité qu’au cinéma.
Deuxièmement, du point de vue d’historien cette fois, on peut juger au regard du but annoncé du film – montrer quelle était l’idéologie réelle de Vichy et de construire un discours à peu près homogène sur les idées qui dominaient à Vichy de 1940 à 1944 – que c’est un exercice de style bien fait. Le film montre qu’entre ceux qui sont censés être explicitement fascistes comme Déat, ceux qui sont censés être explicitement Action Française comme Gillouin, il n’y avait pas une différence aussi grande dans leur vision du monde que la propagande de Vichy ou, à la libération, la propagande Communiste ont voulu le faire croire. Que dans les milieux qui dirigent Vichy comme on l’a écrit, il y avait une sorte d’imprégnation fasciste plus que de fascisme vrai. Et le film montre cela très bien. La construction globale, non plus des témoignages, mais des extraits de livres qui servent de témoignages, est une construction assez fiable. Il n’y a pas de péché d’ignorance ou de désinvolture. C’est bien fait.
Ce qui ne va pas, c’est que d’abord par une sorte de décision arbitraire qui est celle des auteurs ou du réalisateur, on décide de ne jamais donner la parole aux acteurs principaux du régime de Vichy. Ni Darlan, ni Laval, ni Pétain nous disent ce qu’ils pensent de la situation. Et je dirais parmi les fascistes Doriot non plus. Les quatre personnages qui incarnent pour les français l’époque de Vichy n’ont pas droit à la parole, pas plus que Véguan d’ailleurs qui était plus un monarchiste. Une idéologie de Vichy, un hôtel du Parc privés de ceux qui occupent les lieux éminents, c’est le parti pris entre guillemets de l’artiste mais ça n’a aucune légitimité historique. On ne peut pas parler de la Maison Blanche sans parler de Roosevelt ou de Kennedy; on ne peut pas parler du Kremlin sans parler de Staline. Ca semble un abus qui, du point de vue historique, est inadmissible mais que l’art cinématographique est censé autoriser. L’artiste, ou celui qui se dit tel, se croit tout permis au nom de l’art, au nom de sa créativité, au nom, plus modestement il dirait, de ses « partis pris ». L’historien ne s’offrirait pas le luxe de dire : « moi, j’ai pris le parti de parler de l’époque de Vichy sans parler de Pétain, sans parler de Laval… » On dirait : « mais il est fou ! » Mais le cinéaste s’offre cette liberté de mystifier, au fond, tout en prétendant faire un film historique. Puisque du point de vue de l’art, il fait tout pour qu’on croie que c’est un film historique. C’est un premier point.
Deuxièmement, le film est très intellectuel, c’est-à-dire un film d’idées. C’est un film où les idées de Vichy sont mises en valeur d’une façon satisfaisante. Ce qui ne va pas c’est qu’il manque les français. Au fond, c’est Vichy, Pétain, Laval etc. sans les français. Ils sont complètement absents. Du même coup, les propos de ces personnes-là deviennent une sorte de, j’allais dire, colloque de la conférence. Chacun prend la parole à son tour. Certes, si le film s’appelait « les idées de l’époque de Vichy », ça serait légitime. Mais s’il s’appelle Hôtel du Parc, on se dit quand même qu’il y avait les français de l’époque qui étaient pro-Vichyssois, ou anti-Vichyssois mais on ne les voit pas. Ils n’existent pas. Ils ne sont jamais pris en compte.
Troisièmement, le manque le plus grave dans ce film, c’est un détail mais un détail qui a son importance, c’est les allemands. Il manque le poids de la défaite, la pression de l’occupation allemande après 1942. Pour prendre le cas de Déat, il était ministre de Laval après 42, en 44 n’est-ce pas ? On fait parler des personnages sur l’après 42, ou l’avant 42, et on ne transcrit pas le poids de la présence allemande, soit à 30 kilomètres de Vichy jusqu’en 42, soit à Vichy même après 42. Du même coup, les propos idéologiques de ces personnages sont un peu dans le vide. S’il n’y a pas les français, s’il n’y a pas les allemands, s’il n’y a pas Pétain, Laval etc., s’il n’y a pas tout ça… c’est bien fait, mais je dirais qu’il y a matière à mettre en cause. Ceci dit, c’est un beau film, intéressant, nouveau, tout ce qu’on veut.
Il y a deux problèmes que le film m’a posé. D’abord, le brouillage des cartes opéré lorsque des codes documentaires sont utilisés pour examiner un Réel fictionnalisé puisque reconstruit. En tant que spectateur, les repères qu’on perd c’est précisément ceux qui, dans le documentaire, permettent de débusquer de l’authenticité, de la vérité si on veut. Finalement, en ce qui concerne le vrai du propos du film, on est invité à faire confiance à l’intégrité des cinéastes, alors pourquoi leur ferais-je confiance ?
Deuxièmement, les journalistes étant relativement limités au rôle de faire-valoir, à part quelques moments où ils montrent plus de pugnacité notamment sur les questions juives, le film baigne dans une sorte d’aura de petit fascisme triste, car le film est aussi d’une coloration extrêmement triste, et on finit par se demander quel est le but visé. Le dossier de presse parle de la volonté de faire un travail pour que la France regagne sa mémoire, mais il y a une sorte de fascination béate devant ces personnages, dont la parole est parfois trouble, troublante. Le film préjuge assez peu le point de vue qu’on doit adopter.
Non, mais le film constitue un bon diagnostic du système d’idées qui régnait là-bas, et ça on ne l’avait jamais fait. Lorsqu’on l’avait fait par écrit, c’était toujours avec des précautions qui ne rendaient pas compte d’une « disposition des âmes ». Et là on la sent bien, cette disposition des âmes. J’ai été souvent ému de l’authenticité de la transcription des idées de l’époque.
Je ne parle pas de certains comédiens qui étaient meilleurs que d’autres. Mais globalement il y avait des personnages qui étaient d’une authenticité plus vraie que le réel. Déat est entièrement raté. Mais ce n’est pas seulement à cause du comédien comme on l’a dit. C’est à cause de la nature de ses propos, de son rôle, de sa fonction. Déat n’est pas compris dans ce film. Mais d’autres sont très bons. Bouthillier est bien réussi, c’est bien ce personnage. Lisette de Brinon, Darquier de Pellepoix est bien, correspondent. Gillouin, Jardin est très réussi.
Mais je sais que c’est le type d’approbation que désapprouverait l’auteur. Dans son orgueil, l’auteur ne doit pas souhaiter qu’on approuve ou qu’on désapprouve la qualité des comédiens comme ressemblant ou ne ressemblant pas. Il veut transcender ce genre de propos subalterne. Je pense que si l’auteur avait pris Pétain, il aurait choisi quelqu’un de très grand et maigre pour éviter que le spectateur soit tenté de dire que c’est ressemblant ou pas. Il n’a pas pris Pétain, ou Laval ou Darlan parce qu’on les connaît. Les auteurs savent bien que si Laval ne ressemble pas, la réaction va entacher l’œuvre d’une critique illégitime. Alors pour ne pas prendre ce risque, on supprime les personnages connus.
L’explication des règles du jeu face au public ne vous a pas dérangé plus que ça ?
Non, ce qui m’a dérangé c’est que le pré-générique aille tellement vite, l’avertissement est fait de telle sorte qu’on ne peut pas prendre conscience des problèmes posés.
Parlons d’un autre travail documentaire sur la mémoire française La Guerre sans nom.
La Guerre sans Nom de Tavernier est une autre expérience de film historique de type nouveau puisqu’on interviewe soixante personnes de la ville de Grenoble, un peu comme Ophuls s’était concentré sur la ville de Clermont. Ce sont des témoignages sur la Guerre d’Algérie d’hommes simples, tous ceux qui ont été embarqués en Algérie. Les uns étaient pacifistes, ou contre la guerre quand ils étaient militants, fort peu, et ils expliquent comment ils y ont été quand même; d’autres y ont été simplement parce qu’on les appelait. Et le film est un montage de témoignages authentiques mais faits après coup alors que dans Hôtel du Parc les témoignages portent sur des textes d’époque. Enfin, ces témoignages donnent une très bonne idée de la façon dont les appelés, puisqu’il s’agit d’appelés, ont vécu leur départ en Algérie, la guerre et leur retour. Dans ce film, il n’est pas question de prendre un échantillon de communistes ou d’anticommunistes, de fascistes ou d’antifascistes. Il s’agit de prendre soixante personnes qui avaient tous vingt ou vingt-deux ans, puisque c’est la classe 55-56 qui est partie. On ne prend pas d’hommes politiques, il n’y a pas de pieds noirs, il n’y a que ces gens-là. C’est un autre parti pris, qui a l’avantage de l’homogénéité du corpus, et de l’authenticité du témoignage. Ils parlent à la caméra, ils pleurent ils sont émus, ça sonne le vrai. Même si c’est vingt ans après, même s’ils se trompent dans ce qu’ils disent, peu importe.
Mais ça a toutes sortes de travers. Il y a une dépolitisation claire des témoignages. Le film dépolitise la Guerre d’Algérie. Le film ne montre pas les conflits essentiels qu’il y avait en Algérie, notamment le problème des colons et du terrorisme. On parle de la torture, puisqu’on les interroge sur la torture, pas trop d’ailleurs. On parle vaguement du terrorisme. Mais on ne lie pas terrorisme et torture alors que là-bas c’était un problème tout à fait lié, surtout pour les pieds noirs. De même, on ne parle pas des milieux politiques français pour qui la Guerre d’Algérie était un enjeu politique.
Le film de Tavernier est un message contre la guerre plus qu’une analyse sur la Guerre d’Algérie et qui montre surtout l’absence complète de savoir civique des citoyens. Ça nous prouve que les citoyens français dans une démocratie comme la nôtre ne savent rien sur rien. Ils partent en Algérie, ils ne savent pas ce que c’est, ils ne savent pas où c’est. Ils ne connaissent pas les problèmes. Ils votent pour la guerre ou contre la guerre sans savoir pourquoi. Ça fait penser au film de Losey King and Country où le soldat Hamp déserte sans savoir qu’il déserte parce qu’on ne lui donne pas les moyens de savoir ce que c’est que déserter. Alors il va vers l’arrière au lieu d’aller vers l’avant mais il ne le sait pas. Et là ces soldats, ils sont pour la guerre ou contre la guerre mais ils ne savent pas pourquoi. Ça montre qu’un citoyen simple de la République au fond est illettré du point de vue culturel, politique, historique. Et quand il a des positions, il les a spontanément, sans avoir réfléchi, sans avoir de culture. Il montre que les institutions font des citoyens des pions incapables de comprendre ce qui se passe. C’est donc un film qui a une grande portée même si sur le plan historique il est assez contestable parce qu’il ne parle pas des pieds noirs ni de la politique, qui sont quand même des choses importantes pour la Guerre d’Algérie.
C’est une autre formule d’écriture de l’histoire dans le cinéma, parce qu’ici le narcissisme du cinéaste disparaît. L’intervieweur joue un rôle, mais il n’y a pas de cinéma. Il y a de temps en temps quelques plans pris en Algérie, quelques scènes filmées à Grenoble, une fête des anciens combattants d’Algérie. Disons que c’est l’inverse d’Hôtel du Parc où le documentaire se dissout dans la fiction. Tavernier dans cette œuvre se dissocie de sa créativité fictionnelle. Le Tavernier qui a fait des reconstitutions historiques, des films où la politique joue un grand rôle, d’autres films non politiques mais qui sont très belles, ici il retire tous ses vêtements en tant que cinéaste et artiste pour prendre les habits de l’historien qui utilise la caméra pour faire de l’histoire. Alors que dans Hôtel du Parc la démarche est tout le contraire: on utilise l’histoire pour faire du cinéma.
Propos recueillis par Michael Hoare
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Hôtel du Parc
1991 | France | 1h40
Réalisation : Pierre Beuchot -
La Guerre sans nom
1991 | France | 3h55 | 35 mm
Réalisation : Bertrand Tavernier -
Le Chagrin et la Pitié – Chronique d’une ville française sous l’Occupation
1969 | France, Suisse, Allemagne de l'Ouest | 2 épisodes de 135 minutes | 16 mm
Réalisation : Marcel Ophüls -
Pour l’exemple (King & Country)
1964 | Royaume-Uni | 1h29
Réalisation : Joseph Losey
Publiée dans La Revue Documentaires n°6 – Histoire et mémoire (page 60, 1992)