Pour situer les enjeux de D’un bout à l’autre de la chaîne de Cinéthique
David Faroult
Tentons de situer D’un bout à l’autre de la chaîne pour essayer de faire percevoir l’inévidente multiplicité des fronts sur lesquels ce film militant intervient. Penser la démarche de Cinéthique en mettant ses productions à l’épreuve de sa pensée propre 1, nous permet d’apercevoir que le film lui-même procède de même à l’égard de mai 68 : le film aborde en matérialiste sa propre conjoncture et rejette les approches des médias qui prétendent parler de 68 en extériorité. Pour cela, il semble impossible et abscons de penser les films militants indépendamment de ce pour quoi ils militent, de l’orientation qu’ils pratiquent, des conflits entre ces orientations. Si l’on veut les aborder en intériorité, nos objets de recherche nous imposent leurs problématiques, lesquelles sont liées à leur propre positionnement dans leur conjoncture. Ainsi, par exemple, pour saisir le différend qui divise le collectif de cinéastes maoïste Cinélutte du collectif de cinéastes maoïstes Cinéthique, il est inévitable de saisir la critique de la fonction sociale des arts qui anime le second groupe et détermine jusqu’à ses choix formels 2. Ceci pour situer les choix généraux de Cinéthique au sein du cinéma « militant ».
Des étudiants de l’IDHEC, Nicolas Stern et Frédéric Serror, rejoignent le groupe Cinéthique au cours de leurs années d’études vers 1977. Cinéthique existe alors depuis huit ans, et c’est une des rares revues de cinéma qui a conservé ses orientations politiques et esthétiques radicales et résolument avant-gardistes : l’heure est déjà aux démissions militantes pour beaucoup, et l’activité politique révolutionnaire se dissout de plus en plus depuis qu’avec la fin des années « rouges » (vers 1972-1974), la perspective communiste ne semble plus à portée de mobilisation.
Mais Cinéthique a conservé, prolongé et affermi son positionnement et la revue porte toujours le sous-titre « Contribution à une politique culturelle marxiste-léniniste ». 1977 n’en est pas moins le moment d’un démêlé profond avec le PCRml (Parti Communiste Révolutionnaire marxiste-léniniste) avec lequel Cinéthique avait tenté de se lier quelques années plus tôt. Une brochure témoigne de la violente rupture d’avec cette organisation 3. Outre des polémiques sur la compréhension de certains concepts théoriques et économiques du marxisme-léninisme, dont les incidences proprement politiques ne sont pas toujours perceptibles avec le recul des décennies, Cinéthique rejette sans équivoque une ligne générale dominée à leurs yeux par l’économisme. C’est-à-dire une dérive qui tend à résorber la lutte politique dans la lutte de classes économique ou, pour le dire selon les termes de Lénine dans Que faire ?, une réduction « trade-unioniste » de la politique. Cette réduction est non seulement incompatible avec les ambitions de Cinéthique qui, depuis plusieurs années, soutient qu’il faut porter la révolution jusque dans la reconstruction de la pensée des formes artistiques. Mais en outre, cet économisme s’accommode mal de la conception de la révolution promue par le groupe (comme avant eux, par toutes les avant-gardes radicales) dans laquelle l’objet de la révolution ne se limite pas à la répartition des richesses. Il s’agit de transformer en profondeur tous les aspects de la vie quotidienne, de répondre à l’insatisfaction des besoins réels par une large mutation de ces besoins mêmes : en transformant la production, le mode de production et les modes de vie. Cinéthique, finalement, est fidèle à la profondeur de l’événement de mai 68 et tente d’en prolonger les effets, d’approfondir les réflexions et les pratiques dans la perspective des transformations révolutionnaires appelées en mai 4.
Le 10e anniversaire de mai est l’occasion pour tous d’entreprendre un bilan, de mesurer ce qui a changé, de se prononcer sur l’événement et à travers lui sur la situation présente. Et en effet, Alain Badiou a raison de soutenir que « l’appréciation de la situation fait partie de la situation » : l’anniversaire médiatique de mai, en forme de commémoration, veut en célébrer la mort et, partant, contribuer à en clore les effets. La démarche de Nicolas Stern et Frédéric Serror est évidemment inverse.
Un bilan ?
Leur projet initial devait être un vaste film de bilan politique de mai 68, d’environ deux heures, renouant avec l’ambition longtemps affichée par les EGC (États Généraux du Cinéma) de produire un « film de synthèse ». Mais le film des EGC n’avait jamais vu le jour, faute d’une unité politique assez profonde entre ses membres pour s’accorder sur un bilan commun. Stern et Serror reprennent le chantier, sachant partager, entre eux et avec Cinéthique, une orientation politique assez claire et ferme pour ne pas rencontrer de divergences antagoniques dans leur approche.
Le premier chapitre de ce vaste film de bilan est une critique des représentations médiatiques de mai 68 en mai 1978. C’est ce premier chapitre qui nous est parvenu sous la forme du court-métrage D’un bout à l’autre de la chaîne.
À quoi bon faire un « bilan » ? N’est-ce pas une ambition démesurée pour quelques militants ? Quelle usage militant un tel bilan pourrait-il avoir ?
L’essence du bilan est de fonder explicitement l’appréciation de la situation sur laquelle s’élaborent les projets de perspectives militantes, de dégager les réussites et échecs de la séquence close, de tenter d’en saisir les causes, les processus, et finalement, de percevoir les tendances qui s’en dégagent. En mai 78, les commémorations du « 10e anniversaire » de mai donnent quelques signes de la clôture d’une séquence, et l’élucidation des symptômes immédiats est alors une nécessité pour saisir les tendances de la période.
Un autre aspect du bilan consiste à s’extraire d’une vision nébuleuse ou, au contraire, trop détaillée de mai, et d’en avoir (enfin ?) une vision d’ensemble un peu claire. Cela suppose, à partir des signes immédiats du 10e anniversaire, de saisir comment mai se divise dans les regards et les discours. L’appréciation de l’enjeu de l’événement détermine largement l’orientation du bilan : si c’est à la mesure d’un événement révolutionnaire que mai doit être saisi, c’est à ce titre son échec qui doit être analysé.
La compréhension des ressorts subjectifs de l’adversaire est une nécessité : on ne peut se contenter d’une vision où l’on se perçoit comme le seul sujet (collectif) agissant, face à la mécanique aveugle d’un Léviathan. La subjectivité adverse doit être saisie.
D’un bout à l’autre de la chaîne prend en charge ces tâches. Et il faut remarquer que le film s’abstient tout-à-fait de fournir le « récit » de mai 68. Le choix est plutôt de supposer l’histoire connue par les destinataires du film et de fournir un instrument de bilan, en quelques sortes son préalable, en exposant dans la division des discours sur mai, en quoi l’événement est aujourd’hui (en 1978) un enjeu pour les dominants comme pour les dominés. Mai a structuré la séquence qui se clôt alors, à ce titre, la prétention médiatique de tenir un discours neutre ou objectif est à détruire. Il s’agit de donner à ressentir et à comprendre la ligne de partage qui divise les discours sur mai, de rendre explicites leurs présupposés pour refuser la tactique médiatique qui se dissimule sous la prétention à l’objectivité et qui voudrait : « dix ans après, réconcilier tous les protagonistes. […] unifier tous ceux qu’en réalité les luttes de classes ont opposé, opposent et opposeront encore » 5.
Il convient donc, au contraire, de diviser consciemment le public.
On peut également parler de position matérialiste, non seulement au sens où Cinéthique s’est efforcé de fonder ce concept dans le champ des théories du cinéma, mais aussi au sens, hérité de la XIe thèse sur Feuerbach de Karl Marx, où le matérialisme consiste dans une attitude de transformation de la réalité. Il n’est pas suffisant de définir le matérialisme comme une pensée qui reconnaîtrait le primat de la réalité matérielle sur les idées, version répandue par le marxisme vulgaire. Le matérialisme reconnaît en effet ce primat, dans une sorte de bénéfice collatéral, parce qu’il se fixe l’ambition de transformer la réalité (le monde), donc de partir d’elle (de lui) pour y revenir dans une pratique transformatrice, pratique elle-même transformée par la pensée dans le moment incompressible de l’activité théorique. Le matérialisme ne mérite son nom que dans et par cette visée transformatrice, qui est la visée militante. Aussi, l’attitude du spectateur, fut-il « enthousiaste », doit-elle être congédiée au profit de l’acteur pensant (Robespierre, Saint Just, Lénine, Mao…). La posture spectatorielle est rejetée dans le champ de l’histoire et de la politique, mais comment traduire cette ambition dans les pratiques cinématographiques ? Comment produire un film qui lui-même congédie l’interpellation spectatorielle et au profit de quoi ?
C’est justement à ce niveau que se situe le projet, théorisé par Cinéthique, d’un « cinéma matérialiste ». Le film doit exhiber ce qui, dans le cadre du dispositif cinéma dans lequel il est pris, et contre lequel il lutte, entrave son ambition d’engager ses spectateurs dans la pratique transformatrice qui est sa visée : le film, donc, doit rendre sensible le processus de son propre fonctionnement. Et, ce faisant, s’inscrire dans la temporalité hétérogène au cinéma dominant qu’il cherche à construire : le film veut être l’incompressible moment théorique qui part de la réalité pour y revenir dans une pratique transformée et transformatrice.
D’un bout à l’autre de la chaîne : un film
Dense et didactique, le film propose une lecture des émissions télévisées et radiophoniques de l’anniversaire, des magazines, des bandes dessinées, des films, sont convoqués pour illustrer les traits qu’une patiente analyse a révélé de ce que tous ces discours commémoratifs ont en commun. Cette base commune, ce sont des présupposés, congruents aux idéologies dominantes, que la voix-over de Nicolas Stern décrypte, expose, illustre, documents à l’appui.
Le film, en dernière instance, peut être compris comme une didactique de la critique des présupposés (en dernière analyse : philosophiques) des discours idéologiques dominants sur 68. Mais par son mode opératoire, le film est tout autant une didactique du déchiffrage de ces présupposés et du fonctionnement des médias eux-mêmes. De cette double didactique, de la variété des thématiques abordées, de l’abondance des extraits télévisés qui illustrent le propos en même temps qu’ils en constituent la matière, provient sans doute l’impression de densité qui s’impose à la découverte du film.
Résolument, l’énonciation se situe du côté des téléspectateurs, (« d’abord, il y a le découpage du calendrier : mai 1968-mai 1978. Nous avons tous dix ans de plus. ») et ce dans la mise en scène des extraits télévisés qui sont toujours vus à travers un écran, lequel est parfois resitué dans l’appartement où il siège. Près de lui, une fenêtre découvre parfois un vaste paysage urbain d’habitations de masse. Le film manifeste donc qu’il émane de gens qui, comme nous, sont des téléspectateurs, même si bien vite il est manifeste que ceux-là ont produit un travail d’analyse dont le film présente le résultat.
À travers cette simple constatation, il est déjà possible de faire quelques remarques concernant le positionnement du film.
1. Affirmation d’un point de vue.
Plusieurs éléments du texte en témoignent, le film se situe sans équivoque du côté de ceux qui ont nourri des espoirs révolutionnaires dans le mouvement et ses suites : « …mai-juin 68, c’est notre histoire. Notre histoire dont il faut se saisir pour transformer notre présent, mai-juin 1978 ».
L’usage du « nous » inscrit le discours dans un collectif, mais un collectif non unanime puisqu’il se définit par le critère discriminant de l’attitude quant au présent.
2. « Critique des médias » et critique des idéologies dominantes.
Par sa pratique même, le film rompt déjà avec l’économisme rejeté par Cinéthique, puisqu’il reconnaît la lutte idéologique comme un front à part entière, sur lequel il intervient. Cette pratique, c’est celle d’un déchiffrage des idéologies dominantes autour de 68, telles qu’elles sont exprimées dans les différents médias et appareils d’information ou de culture.
On a vu, surtout depuis les années 1980, se développer diverses entreprises théoriques de critiques des médias, mais Isabelle Garo a raison de signaler la limite fondamentale qui en réduit la portée :
On retrouve aujourd’hui, du côté d’une certaine critique des médias, cette tentation de conférer aux idées un rôle déterminant. Mais si la manipulation des esprits et les techniques perfectionnées dont elle se dote ont un réel pouvoir dans la ’fabrique du consentement’, leur toute-puissance est pourtant un leurre parce qu’elles ne sont qu’un des moyens de la domination 6.
Bien loin de cet écueil, Cinéthique mène la lutte idéologique sans lui prêter un caractère unilatéralement déterminant, mais plutôt comme un front localisé qui requiert une intervention spécifique. C’est un des préalables théoriques qui fait de l’élaboration théorique de Cinéthique sur l’information télévisée l’une des plus décisives à ce jour : elle se tient à l’écart d’une dérive économiste, aussi bien que d’une dérive idéologiste qui dénierait la spécificité centrale de la lutte politique au profit d’une « révolution des consciences ». L’une des singularités méthodologiques de Cinéthique est de révéler les présupposés de l’information qui, en dernière analyse, se rapportent à des positions philosophiques critiquables en tant que telles 7.
Ainsi, Cinéthique et Gérard Leblanc repèrent les conceptions de la relation ordre/désordre ou de la relation imprévisible/programmé qui commandent la présentation de l’information. Dans D’un bout à l’autre de la chaîne, c’est la conception de l’histoire qui est patiemment déchiffrée et révélée (voir ci-dessous). Cette méthode de clarification des présupposés, en termes de tactique dans la lutte idéologique, présente le remarquable avantage de déplacer les termes de la contradiction entre le discours médiatique et celui des révolutionnaires sur un terrain immédiatement philosophique. Or, si les militants révolutionnaires n’ont aucune raison de dissimuler leurs présupposés (bien au contraire : ils cherchent à les répandre et les faire partager), les dominants se trouvent toujours dans l’embarras de fragiliser l’équilibre précaire d’un bloc d’alliances hégémoniques, quand la discussion est déplacée sur ce terrain. La méthodologie de la critique idéologique intègre donc une tactique de concentration localisée des forces, tactique sur laquelle il nous faudra revenir.
3. Affirmation d’une orientation cinématographique au sein du cinéma militant.
Dans sa démarche même, celle qui consiste à donner forme par le film au résultat d’un travail d’enquête et d’étude, D’un bout à l’autre de la chaîne rompt avec les pratiques qui dominent le cinéma militant. Les « films militants » proposent le plus souvent depuis l’après-68, une sorte de reportage militant dans lequel le moment de l’enquête se confond avec le film, laissant souvent au spectateur le soin d’accomplir le cœur du travail : la synthèse dialectique du matériau fourni par l’enquête. Cinéthique s’est assez systématiquement démarqué en théorie et en pratique de cette forme de cinéma militant, revendiquant le choix de proposer des films qui soient eux-mêmes le résultat du travail, et non ses prémisses. D’un bout à l’autre de la chaîne intervient donc également, en pratique, en se situant au sein du cinéma militant par le choix d’une démarche minoritaire. Il est certain qu’à partir du milieu des années 1970 en particulier, l’irruption de cinéastes militant-es issu-es des fronts des luttes « partielles » ou spécifiques (féministes, homosexuelles, etc.) a contribué en retour à la diversification des formes du cinéma militant. Mais une ligne de partage demeure parmi toutes ces démarches, et cette ligne divise parfois les travaux d’un même collectif ou d’un même « auteur » : le primat au montage ou le primat au reflet des luttes. Encore faut-il préciser qu’avec l’apparition des usages de la vidéo, le reflet des luttes peut dans certaines circonstances prendre un autre caractère : l’utilisation immédiate des images d’une lutte, par le moyen de la vidéo, pour élargir la mobilisation de cette lutte même, diffère de la présentation d’une lutte révolue comme exemple ou modèle dans un autre contexte.
Mais l’orientation de Cinéthique, qui a toujours réalisé des films sur pellicule et manifesté une réticence à l’immédiateté des usages de la vidéo, se caractérise par la conception centrale du montage, qui la situe dans une filiation vertovienne. Les orientations du théâtre documentaire de Peter Weiss semblent également très voisines, mais l’absence totale de référence à cette démarche dans les travaux de Cinéthique nous empêche de déterminer s’il s’agit de conclusions comparables élaborées parallèlement ou d’une influence directe. Loin du reflet naturaliste des luttes, la revue privilégie leur intellection, la saisie de leur place dans la lutte générale pour le communisme.
Dans une tradition héritée du constructivisme russe, les éléments d’archives (télévisuelles, presse, radio) sont organisées par un montage qui porte et affirme un point de vue, qui révèle et rend perceptible l’organisation des représentations convoquées. Loin du reflet naturaliste des luttes, c’est la saisie du mouvement réel de la réalité qui est visée. Toute vision partielle ou réductrice des processus historiques est congédiée, pour qu’en en présentant la critique, les mécanismes réels et dissimulés en deviennent saillants.
4. Affirmation d’une conception marxiste de l’histoire.
Enfin, même si ce n’est pas explicitement déclaré dans le texte du film, il est pourtant repérable que l’orientation politique qui dirige le film est une orientation marxiste. Les conceptions médiatiques de l’histoire qui y sont critiquées ne le sont pas du point de vue d’une illusoire objectivité scientifique, mais à partir d’une conception antagonique, marxiste, de l’histoire et de ses processus.
C’est cette conception marxiste de l’histoire qui constitue elle-même le meilleur instrument de critique de la déviation économiste 8.
Il faut d’abord rappeler une évidence : Engels s’est fendu de cette lettre pour argumenter contre les conceptions réductrices, mécanistes du marxisme qui en faisaient un déterminisme économique. Il était donc en lutte contre une dérive particulière, toujours dominante parmi ceux qui se réclament du marxisme : l’économisme. D’autre part, il faut souligner que, pour lutter contre une dérive politique, l’économisme, Engels intervient sur le terrain théorique. Précisons : il n’intervient pas n’importe où dans le champ théorique : il insiste sur la nécessité d’aborder dialectiquement le matérialisme historique. C’est-à-dire qu’il intervient pour expliquer et préciser la théorie du matérialisme historique (« science », alors naissante, fondée par Marx et Engels) et que le point qu’il précise, c’est la nécessité de faire agir cette science avec l’arme de la dialectique afin de ne pas sombrer dans des dérives mécanistes. Car Engels est conscient que la source de la dérive économiste sur le plan politique, est une dérive mécaniste sur le plan philosophique.
L’économie, ou, pour être plus précis, la base matérielle, n’est jamais solitairement déterminante : si elle est « déterminante en dernière instance », c’est toujours par la médiation sinueuse d’autres facteurs. Ce n’est qu’en démêlant ces sinuosités par l’analyse concrète des situations concrètes qu’on peut établir comment la base matérielle détermine d’autres facteurs. 9 De toute façon, cela ne sert à rien, en politique, d’affirmer systématiquement que la base déterminerait tout : ce qui intéresse les matérialistes qui font de la politique, c’est de savoir comment. De savoir comment, dans une conjoncture précise, la base matérielle détermine le Tout social, qu’il s’agit de transformer dans un sens communiste : savoir comment ça marche pour savoir comment intervenir, comment faire de la politique.
À travers la critique des conceptions dominantes de l’histoire, c’est à la promotion d’une conception marxiste que le film cherche à contribuer. Or, le marxisme de l’après-68 est particulièrement armé sur la question, nourri de plusieurs années de débats althussériens notamment.
5. Critique pratique de la dérive économiste dans les tâches militantes.
La réduction économiste n’est pas simplement rejetée comme une « théorie » inappropriée, mais surtout comme une vision réduite des tâches militantes. La pratique de Cinéthique elle-même promeut une vision non-économiste des tâches militantes. Fidèlement à la critique léniniste énoncée dans Que faire ?, il s’agit de construire non pas un instrument syndical (« trade-unioniste ») propre à l’obtention d’une juste répartition des richesses, mais de saisir l’emprise du mode de production capitaliste sur tous les aspects de nos vies. Quelques années avant D’un bout à l’autre de la chaîne, Cinéthique proposait une implacable saisie des luttes des handicapés dans Bon pied, bon œil et toute sa tête, révélant les effets pathologiques du mode de production sur les corps productifs eux-mêmes, pour conclure sur le mot d’ordre : « détruisons la société qui nous détruit » 10.
La revue, qui porte dans les années 1980 le sous-titre « revue communiste » veut apporter désormais une contribution à la construction d’un parti révolutionnaire « par tous les bouts à la fois » : tous les aspects traditionnellement négligés par les organisations se réclamant de la révolution font l’objet des efforts particuliers de Cinéthique. Le postulat implicite est que les fronts qui requièrent l’engagement anticapitaliste ne sont pas réductibles aux fronts économiques, et ne sont pas du ressort du choix des militants. Ils y sont au contraire convoqués par la réalité. Ces fronts, et les formes d’oppressions qui leurs sont liées, n’ont pas nécessairement été constitués par le capitalisme lui-même (ainsi, le patriarcat et l’oppression des femmes ne datent pas de la formation du capitalisme depuis le XVIe siècle), mais leurs formes actuelles sont conditionnées par la logique systémique régnante.
Cinéthique « tord » donc le bâton dans le sens opposé, en concentrant ses efforts sur les fronts tenus pour secondaires, pour mieux souligner leur nécessaire intégration au combat général contre le capital. Mais le point central est que sans l’intégration de ces fronts, ce combat général est incomplet.
Pour proprement singulier que soit la démarche de D’un bout à l’autre de la chaîne dans sa conjoncture, il serait exagéré de voir ce film comme une entreprise parfaitement isolée dans son contexte.
Cette visée, ce projet d’une fonction pour le film, détermine non seulement le choix du matériau qui le constitue (les discours médiatiques dominants de la commémoration de mai), mais commande l’élaboration des procédés construits tout au long du film. Il s’agit, en un point localisé que le film doit construire, de mener la bataille idéologique contre l’ensemble des ressorts de l’idéologie dominante, et de mener cette bataille de sorte qu’elle soit reproductible par le spectateur. On ne se contentera pas de la « critique des médias », mais on fournira des armes paradigmatiques que tout spectateur pourra convoquer face aux discours dominants pour en produire la critique en profondeur. La construction d’un lieu localisé, le film, où s’inverse l’ordre dominant du rapport de forces, est au centre de la doctrine militaire de Mao, selon la formule célèbre : « Notre stratégie, c’est de nous battre à un contre dix, mais notre tactique, c’est de nous battre à dix contre un » 11.
- Cette démarche qui consiste à tenter de penser les films à l’aune de leurs propres présupposés peut se formuler plus laconiquement : les penser « en intériorité », en s’inspirant de la façon dont Alain Badiou ou Sylvain Lazarus emploient ce terme. Il s’agit de penser le film du point de sa propre pensée.
- Voir à ce propos, David Faroult, « Nous ne partons pas de zéro, car “un se divise en deux” ! (Sur quelques contradictions qui divisent le cinéma “militant”) », in Christian Biet et Olivier Neveux (dir.), Une histoire critique du spectacle militant. (Théâtre et cinéma militants 1966-1981), Vic-la-Gardiole, L’Entretemps, 2007, p. 355-368. Voir également David Faroult & Gérard Leblanc, Mai 68 ou le cinéma en suspens, Paris, Éditions Syllepse, 1998.
- Cinéthique, « Obstacles et difficultés dans la création d’un Parti communiste en France et quelques éléments pour les surmonter. Pour caractériser la ligne du PCR (ml) ». (supplément au n° 23-24), 1977.
- Bien sûr, Cinéthique n’était pas le seul groupe à se fixer de telles ambitions, mais on peut saisir la critique de l’économisme et le projet de révolutionner la vie quotidienne comme un point de démarcation au sein des courants militants révolutionnaires.
- Voir plus loin, p. 94, la transcription de la bande son du film.
- Isabelle Garo, L’Idéologie ou la pensée embarquée, Paris, La Fabrique, 2009, p. 33. Suite de la citation : « Les représentations quelles qu’elles soient n’assument leur fonction de médiation sociale que via les relations réciproques qu’elles entretiennent avec la vie réelle et ses contradictions, avec l’expérience pratique multiforme de ceux qui sont les cibles des messages et restent parfois réfractaires aux campagnes les plus savamment orchestrées. C’est pourquoi leur complément coercitif est plus que jamais indispensable… ». Les pages suivantes soulignent notamment les limites des interventions de Chomsky et Bourdieu dans la « critique des médias ».
- Les principales interventions de Cinéthique sur ce front, collectives ou sous la signature de Gérard Leblanc, se trouvent concentrées dans quelques publications :
« Pour une culture révolutionnaire prolétarienne aujourd’hui (2) », Cinéthique, n° 23-24, (2e trimestre 1977).
« L’information télévisée », Cinéthique, n° 31-34, (s.d. : 1982 ou 1983), p. 4-65.
Gérard Leblanc, 13 heures / 20 heures : le monde en suspens, Francfort-sur-le-Main, Hitzeroth, 1987.
Gérard Leblanc, Scénarios du réel, Tomes I et II, Paris, L’Harmattan, 1997 (cette dernière référence réunit des articles conçus après la dissolution de Cinéthique, mais dans son prolongement). - « …D’après la conception matérialiste de l’Histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx ni moi, n’avons jamais affirmé davantage. Si quelqu’un dénature cette position en ce sens que le facteur économique est le seul déterminant, il le transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure : les formes politiques de la lutte de classe et ses résultats – les Constitutions établies une fois la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc., – les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. Il y a interaction de tous ces facteurs au sein de laquelle le mouvement économique finit par se frayer un chemin comme une nécessité, au travers d’une infinie multitude de contingences (c’est-à-dire de choses et d’événements dont la liaison interne entre eux est si lointaine ou si difficile à démontrer que nous pouvons la considérer comme inexistante et la négliger). Sinon, l’application de la théorie à n’importe quelle période historique serait, ma foi, plus facile que la résolution d’une simple équation du premier degré. » F. Engels, « Lettre du 21 septembre 1890 à J. Bloch », Marx et Engels, Études philosophiques, Paris, Édition Sociales, 1974, p. 238-239. (Les soulignés et italiques sont de l’auteur de la lettre.)
- À ce propos, voir : David Faroult, « “Marxisme-léninisme” et “analyse concrète” : sur Quand on aime la vie, on va au cinéma de Cinéthique » (1974) in J.-M. Lachaud et O. Neveux (textes réunis par), Changer l’art, transformer la société – Art et politique 2, Paris, L’Harmattan, (« Ouverture Philosophique »), 2009, p. 147-163.
- Sur ce film, voir : David Faroult, « Regardés avec les yeux des autres », in L’Autre en images (Idées reçues et stéréotypes), G.R.E.A.A.L. (Groupe de Réflexion Étudiant sur l’Autre, l’Ailleurs et le Lointain), Élodie Dulac et Delphine Robic-Diaz, (coord.), Paris, L’Harmattan, (« Champs Visuels »), 2005, p. 105-115.
- La différenciation entre stratégie et tactique est ancestrale chez les théoriciens militaires (Sun Tsé, Von Clausewitz, …). Lénine a souvent mobilisé cette distinction pour clarifier ses perspectives politiques, et l’on trouve chez Mao de nombreuses formules à visée pédagogique qui veulent clarifier l’usage des deux termes. Par exemple : « Ainsi, considérés dans leur essence et du point de vue stratégique, l’impérialisme et tous les réactionnaires doivent être tenus pour ce qu’ils sont : des tigres en papier. C’est là-dessus que se fonde notre pensée stratégique. D’autre part, ils sont aussi des tigres vivants, des tigres de fer, de vrais tigres ; ils mangent les hommes. C’est là-dessus que se fonde notre pensée tactique. » (1er décembre 1958) ou encore : « …du point de vue stratégique, nous devons mépriser tous les ennemis, et, du point de vue tactique, en tenir pleinement compte. En d’autres termes, nous devons mépriser l’ennemi dans son ensemble, mais en tenir sérieusement compte en ce qui concerne chaque question concrète. […] Stratégiquement, prendre un repas ne nous fait pas peur : nous pourrons en venir à bout. Pratiquement, nous mangeons bouchée par bouchée. Il nous serait impossible d’avaler le repas entier d’un seul coup. » (18 novembre 1957).
Publiée dans La Revue Documentaires n°22-23 – Mai 68. Tactiques politiques et esthétiques du documentaire (page 71, 1er trimestre 2010)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.022.0071, accès libre)