Simone Vannier
« Bien entendu le monde est absurde !
Bien entendu, la non-signification du monde !
Mais qu’y a-t-il de tragique ?
J’ôterais volontiers à l’absurde son coefficient de tragique.
Par l’expression, la création de la Beauté Métaphysique… »
Francis Ponge
Le terme qui m’est venu après la projection de votre film Dieu sait quoi, c’est celui de manifeste poétique. Êtes-vous d’accord avec cette vision du film ?
Ça doit être vrai puisque vous le dites, mais je ne peux pas dire que je l’aie voulu comme ça. L’idée de manifeste, pour moi, c’est lié à la Nouvelle Vague pour le cinéma, à mai 1968 un peu…, des choses ludiques, qui ont été assez peu approchées à mon avis. Dieu sait quoi n’est pas un film sans précédent pour moi, il y a eu Méditerranée et Contre-temps, ce qu’il y a de commun c’est un refus pas catégorique mais assez essentiel de la narration. Un ras le bol des histoires où l’on sait au bout de dix minutes qu’il y aura ou viol ou meurtre ou réconciliation, etc. C’est pourquoi je me suis dirigé vers autre chose, pas assez à mon avis pour des raisons purement économiques – j’aurais eu après Méditerranée la possibilité d’une subvention à tant par mois ad vitam æternam j’arrêtais les fictions – donc il y a quand même ces balises…
Dans manifeste, il y a l’idée d’avant-garde, mais aussi un aspect acte de foi ?
C’est l’acte de foi de Ponge.
Vous le prenez à votre compte ?
Je pourrais dire : complètement. Juste une petite digression sur mon accident : l’autorail passe au fond de mon jardin. Je faisais l’essai d’une nouvelle pellicule avec ma caméra, j’attendais le train, j’étais à côté de la voie et j’ai été happé par la locomotive. J’ai rebondi sur le deuxième et le troisième wagons avant de retomber sur le rail. Pendant deux ans, je me suis senti comme miraculé – 25 fractures dont 7 ouvertes – C’est là que Ponge arrive ! Pendant les mois d’hôpital, j’ai relu Ponge – le Parti pris, les Proèmes – ce qui a rendu cette expérience très positive.
Ponge faisait déjà partie de votre vie à l’époque de Méditerranée ?
Oui c’était l’époque du groupe « Tel quel » avec P. Sollers, J-P. Faye, M. Pleynet… et Francis Ponge qui était un peu un phare pour la revue « Tel quel » à laquelle il collaborait. Méditerranée avait été sifflé dans un festival du film expérimental et Ponge avait écrit dans les « Cahiers du cinéma » pour défendre le film.
Quand on a fini Méditerranée, Sollers m’a dit : « Tu vas voir, c’est une question d’une vingtaine d’années ». Je pourrais me conforter avec ça mais non, ça s’est passé comme ça et je le prends comme ça s’est passé – non, la réponse – à travers Contre-temps en intermédiaire – la réponse, c’est Dieu c’est quoi, ça pourrait être Dieu sait quoi.
Pourquoi ce titre Dieu sait quoi ?
Parce que je n’avais pas de titre meilleur.
Ce n’est pas anodin de faire entrer Dieu dans un titre ?
C’est un titre qui sonne bien, le meilleur que j’aie trouvé. S’il y a une explication, elle m’échappe un peu. Disons, quand on a soixante ans…
Et qu’on a frôlé la mort…
On se demande… on se pose… en fait ce titre-là c’est pour bien me positionner par rapport à Dieu quand j’arriverai là-haut ! (rires)… C’est une réponse de Normand.
Revenons à l’acte de foi, à Ponge.
Oui, quand je suis ici face à la nature, je vois de mon fauteuil un ver luisant, la nuit, ou des papillons – tout de suite Ponge est là : « pétale superfétatoire », je vois des hirondelles, je pense à Ponge, oui si vous voulez, je suis pongien. D’ailleurs dans la première mouture du scénario, sur une page j’avais écrit : je ponge, tu ponges, il ponge, vous pongez (rires). En fait c’est un manifeste qui ne se manifeste pas comme tel.
J’ai le sentiment que depuis Méditerranée, Contre-temps, vous cherchez une nouvelle forme cinématographique, vers quoi tentez-vous d’aller ?
Pour Méditerranée, j’ai dit : je veux partir loin avec une caméra – je n’étais pas féru de Grèce à l’époque – j’ai eu envie d’aller au sud du Péloponnèse comme ça avec une caméra, une envie très forte de quitter Paris, de faire le tour de la Méditerranée en bagnole. À ce moment-là, je voyais beaucoup J-P. Melville qui voyait beaucoup son assistant Volker Schlöndorff. Volker et moi étions tous deux aux basques de Melville, le maître. Je leur ai dit mon désir de partir trois semaines un mois. « Ah ! bonne idée » a dit Volker, on part ! J’ai trouvé un mécène, un vieil ami amateur d’art avec lequel je déjeunais le vendredi. Je lui ai raconté mon envie. Il m’a fait un chèque et je suis parti avec Volker Schlöndorff.
Et Sollers ?
Sollers n’a jamais visité les lieux – Sollers est intervenu quand le film était complètement monté. Il ne voulait pas faire un commentaire, il trouvait cela superfétatoire. Je l’ai convaincu. Il a écrit un texte, en se repérant sur les images, bien entendu. Il a écrit trois fois trop, j’en ai coupé les deux tiers et j’ai inséré des répétitions. La répétition de texte, c’est très intéressant.
Comme le texte dans Dieu sait quoi : « Monde muet, ma seule patrie, toi que je dois maintenir car c’est de toi seulement que je tiens vie et parole », qui revient en leitmotiv, c’est très beau.
Vous aimez ? Alors là, vous allez être servie avec mon prochain film, Ceux d’en face. Pour ce qui est de Sollers, on a été presque fâchés pendant quinze jours parce que j’avais tronqué – pas là où il fallait – et puis il a vu le film terminé et il m’a dit : « écoute, mea culpa, c’est bien comme ça ».
Revenons à Dieu sait quoi, à travers Méditerranée.
Dans Méditerranée, il n’y a pas que des plans fixes, il y a des travellings à partir des voitures etc. mais les deux seules choses que j’avais en tête quand je suis parti, c’était de filmer les gens, les pierres, les pyramides etc. de sorte qu’on ne voie qu’une chose par plan. Pas une pyramide avec un chameau qui passe : la pyramide.
C’était déjà pongien dans une certaine mesure.
Tout à fait. En me disant que ces plans tout simples, bien cadrés, c’était comme un alphabet et que quand je reviendrais je pourrais associer des mots pour en faire des phrases. Vous ne pouvez pas associer, dans le montage libre que j’essaie de faire, des plans complexes. Donc je cherchais des mots/images.
Et pour Dieu sait quoi, quel a été le parti pris de base ?
Là, c’était essentiellement une question de distance, pour moi c’est une affaire de morale. Donc je cherchais avec un appareil-photo pour trouver la distance par rapport aux choses montrées. Vous reculez d’un mètre il n’y a plus rien, vous avancez d’un mètre il n’y a plus rien. Il y a l’endroit juste – je ne dis pas que je réussis à chaque fois – mais je choisis une distance. Et là encore une seule chose par plan ou presque – Sauf les travellings qui multiplient le sens, la cascade, la roue qui tourne, les galets, il y a pas mal de travellings – mais j’étais obsédé par la distance.
En fait ce problème de distance s’applique à tous les films : un film est bon quand le réalisateur trouve la bonne distance par rapport au sujet et aux personnages.
Quand on ne trouve pas la distance, on se plante, ça m’est arrivé de ne pas trouver la bonne distance avec un acteur et pour Ceux d’en face, mon prochain film, je vais faire attention.
Les travellings, en particulier les travellings de l’intérieur de la maison qui sont répétitifs, comment se sont-ils imposés à vous ?
Là c’est une question de rythme, une question quasi musicale et aussi un temps pour réfléchir. Parce que si vous assénez un plan cinq secondes, puis un plan dix secondes, puis de nouveau un plan de vingt secondes, etc. il faut un temps de repos, de réflexion au service du spectateur. Pour moi l’idée de prendre le spectateur par la main et de ne pas le lâcher est intolérable Je veux donner au spectateur la liberté de se projeter dans le film, et laisser place à son imaginaire.
Et comment vous est venue la nécessité de citations de vos films précédents comme Méditerranée, L’Ordre, Contre-temps, Pour mémoire… ?
Je ne voulais pas du tout mettre des extraits de mes films.
J’avais trouvé un film formidable, je ne sais pas si vous le connaissez ce film de Pensard-Besson sur tous les observatoires qui sont pointés sur les années-lumière, tous les observatoires dans le monde entier depuis 3000 ans – dans ce film il y a, entre autres, Michel Serres. C’était une manière d’ouvrir sur le cosmos mais je n’ai pas pu avoir ces extraits, l’auteur n’a pas accepté
Vous les avez remplacés par des extraits de vos films, dans quel sens les avez-vous choisis ?
Je voulais que ça frappe, un peu comme les observatoires d’ailleurs. Là, il y a Sollers et il y a le lépreux qui crachent pas mal. Je me suis dit, il faut que dans ce film ce ne soit pas trop lisse et c’est dans ce sens-là que je les ai choisis. J’ai fait ça presque par commodité mais aussi par fidélité, à des choses que j’ai pu faire et qui sont en effet récurrentes, mais dans le travail j’arrive à peu près à oublier que c’est de moi, je ne suis pas dans un trip narcissique.
En même temps, cela permet d’introduire l’homme dans ce « manuel pour apprendre à regarder les choses » ?
Oui, ce n’est pas directement lié à Ponge. Mettons que je lui ai collé ça sur le dos. Sollers et Ponge étaient très amis mais enfin Sollers ne lisait pas Baudelaire à tout va.
Ponge non plus, j’imagine.
Disons que c’est un accroc voulu pour qu’on ne s’endorme pas.
C’est peut-être aussi une référence personnelle, une projection de vous-même ?
Là, c’est venu quand je faisais Contre-temps avec Sollers. J’avais préparé une liste de mots pour le faire réagir et j’avais le bouquin de Baudelaire sous la main.
Il y avait Satan parmi ces mots ?
Il y avait Satan.
Il y a Dieu et Satan dans cette histoire.
Dieu et Satan, oui. Plus Dieu que Satan mais…
Il y a Dieu donc.
S’il le sait, Dieu sait quoi, Dieu sait qui…
Vous avez qualifié ce film Dieu sait quoi de naturel, qu’entendez-vous par naturel ?
C’est peut-être – ça, c’est sans rapport avec Ponge – quand je me sens bien dans un film. J’en ai fait de mauvais, pas naturels, fabriqués, exécutés. Le naturel, ça demande beaucoup d’improvisation parce qu’une fois le scénario terminé, il ne suffit pas de l’exécuter. Melville me disait à propos du Doulos : « j’ai tout prévu, tout écrit, tous les mots, je n’ai plus envie de le faire ».
Donc le naturel c’est l’improvisation, on poursuit quelque chose mais dans l’improvisation il doit y avoir de la précision – Improvisation et précision doivent aller de pair. Je tiens beaucoup à cette notion que je définis peut-être mal, dans l’improvisation, on maîtrise quand même, on va vers la précision pour découvrir des choses en plus qu’on avait plus ou moins oubliées, pour que ce ne soit pas trop cadré, trop carré…
Est-ce que cela ne veut pas dire qu’un film naturel est un film qui a trouvé son autonomie ?
Ça, on le sent, mais on n’en a jamais la certitude. On a beau écrire, pinailler, découper, etc. On a beau croire qu’on sait ce qu’est le film, c’est au bout de trois ou quatre jours de tournage qu’on sait si c’est bien parti. Si c’est mal parti, il n’y a rien à faire ; le lendemain matin, il faut tourner et on fait une merde.
Vous avez toujours entretenu des rapports privilégiés avec les écrivains. Il y a eu Sollers pour Méditerranée et Contre-temps, Thibaudeau pour Tu imagines, Robinson et Au Père Lachaise, et maintenant Francis Ponge. Vous avez besoin de l’intermédiaire d’un écrivain dans vos films ?
J’aurais aimé être écrivain parce qu’on n’a pas besoin de mobiliser tous ces arsenaux… Encore que je trouve bien dans le cinéma l’œuvre en commun, il y a un plaisir énorme quand on s’entend bien avec ceux qui participent, c’est comme une véritable confrérie… Notez, ça peut s’inverser, quand un machiniste ne s’entend pas avec un metteur en scène, il met deux fois plus de temps pour installer le travelling, idem pour l’électricien, et à la fin du tournage, il y a dix jours de perdus – on est jugé en 48 h – moi je me juge en quatre jours, eux il leur faut deux jours, même le premier plan leur suffit. Mais quand ils vous adoptent, c’est un plaisir.
Et le compositeur, Antoine Duhamel, il fait partie de la confrérie ?
Oui, j’ai adopté Duhamel, il m’a adopté et pratiquement tous les films avec musique – j’en ai fait sans musique – il les a faites. Il a un tel enthousiasme, une telle précision : 45 secondes 1/2 pile ! Et en même temps, la joie, l’emportement…
Il intervient au dernier moment ?
Oui, dix fois je lui ai demandé, compose-moi un tube, à partir du tube je te ferai des images, il n’a jamais voulu. Il veut voir les images d’abord, et tout ça c’est millimétré.
C’est important pour vous, la musique ?
Là, je suis un peu piégé, parce que j’ai toujours ce souci…
Après avoir « ratiociné » sur un montage, j’ai une impression de vide s’il n’y a pas de musique. Justifiée ou non. Voir le musicien qui égrène les notes me donne l’impression d’un plus, de quelque chose de neuf.
À quoi correspond ce besoin d’un échange avec un écrivain dans vos films ?
D’abord, l’écrit reste plus longtemps que le cinéma. Il n’y a pas de procédé de conservation définitif pour les films. Je me souviens encore des articles de Rohmer dans les « Cahiers » intitulés Le celluloïd et le marbre. Tout est destructible alors que l’écrivain on peut le reproduire à l’infini : dans Méditerranée ce qui restera dans cinquante ans ce sont les trois pages du texte de Sollers. Une partition, c’est pareil, ça se reproduit comme des petits pains, alors que le cinéma, ça ne se reproduit pas à l’infini. Le sculpteur a le marbre, Rodin dans 100 ans sera toujours là, tandis que Méditerranée !
Vous avez quand même choisi d’être cinéaste ?
J’avais dix-sept ans, j’ai vu la même semaine L’Homme tranquille de John Ford au Colisée et Limelight de Chaplin au Raimu. Je suis allé voir mon père, je lui ai dit : ça ne te gêne pas trop, je veux faire du cinéma ? Il m’a dit : ton truc ce n’est pas si mal que ça car au moins tu seras indépendant, tu ne seras pas employé. Il y a les risques, un mécanisme à mettre en route mais je ne t’impose pas de faire des études et d’y réussir avant de faire du cinéma. Je remercie mon père au passage…
Ce travail avec les écrivains à quel moment commence-t-il ?
Au moment où je ne me sens plus du tout intelligent (rire).
C’est-à-dire…
C’est généralement en fin de montage, comme pour la musique, le sentiment de vide qu’il faut remplir, à tort ou à raison. Pas pour commenter les images mais pour faire un trajet plus ou moins parallèle et aussi des croisements entre le texte et l’image. Ça, pour le prochain film, je le théorise complètement…
Qu’attendez-vous du spectateur, quel genre de rencontre ?
Ce qui me fait le plus plaisir, c’est qu’on me dise après avoir vu L’Ordre ou Méditerranée par exemple, qu’on a envie de faire des films. Donc le spectateur est un auteur en puissance.
C’est un spectateur qui comprend ce que vous faites, la rencontre est de l’ordre du faire ?
Qui comprend, pas forcément ; qui aime… C’est clair, l’approche du cinéma n’est plus la même que celle qu’on avait, il y a le spectateur presque professionnel. Et puis il y a le spectateur qui passe, qui voit un titre, il ne me connaît pas, il n’est pas un habitué de cinéma, il entre et quand il ressort, il y a pour lui un plus. Celui-là, c’est le spectateur rêvé qui ne va pas à la rencontre de quelqu’un qu’il connaît déjà, qui passerait presque par hasard devant une salle où il y aurait un de mes films et qui en sortirait… « mieux », « questionné »…
Après, il y a le nombre de spectateurs. À partir de combien d’entrées peut-on dire qu’un film est un succès ? C’est très mouvant. Pour moi, j’ai « réussi » – entre guillemets – quand un film arrive à se rembourser. C’est une alchimie complexe. Je travaille depuis trente, quarante ans avec les institutions : l’avance sur recette. C’est quasi une subvention, il n’y a pas de notion de rentabilité, Malraux a créé cela il y a quelque cinquante ans, c’est en gros à fond perdu. Dans le petit recueil qu’il a écrit à ce sujet, Malraux finit par cette phrase : « Par ailleurs, le cinéma est une industrie ». Si industrie il n’y avait, je ne demanderais qu’une chose, être appointé jusqu’à la fin de mes jours pour faire le cinéma qui me plairait.
Dans L‘Ordre, le lépreux s’adresse directement au spectateur ?
C’est pour le réveiller. Le lépreux, c’est moi. Avant de réveiller le spectateur potentiel, ça m’a réveillé moi. Le personnage de Raimondakis est poignant. Je filmais l’interview, c’était du grec, je ne comprenais rien et j’étais bouleversé. Si je ne devais garder qu’un film, ce serait celui-là. J’ai fait moi-même la photo et je m’en vante. J’ai fait des travellings coups de poing, dans l’urgence. J’étais pressé – le tournage était menacé – et avec un travelling j’en montrais plus.
Et dans Dieu sait quoi ?
C’est plus esthétique – je ne dis pas que c’est moins bien – mais dans L’Ordre c’est une affaire de morale.
On peut dire que dans Dieu sait quoi c’est une affaire de métaphysique, une mise en abîme du réel.
Oui, une mise en abîme du réel.
Vous m’avez dit : « La poésie et les idées ne font pas bon ménage » mais Dieu sait quoi est un film poétique où il y a des idées.
Elles ne font pas bon ménage à priori et pour les marier, c’est très, très dur. C’est une question d’apprivoisement.
Ça dépend de quoi ?
Je dirai des grands mots : méditation, recueillement, attente, réflexion etc. Il faut beaucoup de temps pour les marier… Je m’allonge à l’ombre du cyprès en face et tout à coup, je ne dis pas que tout est renversé, je n’ai plus que le ciel en tête. Je ne parle pas du bleu du ciel de Bataille. Il s’agit d’un autre bleu.
Il est de bon ton de parler de la mort du cinéma. Comment voyez-vous son avenir ?
Je vais être précis, cela fait 25-30 ans que je ne suis pas entré dans une salle de cinéma. Donc je vois des extraits, des petites séquences à la télévision. Cela peut paraître prétentieux de dire que toutes ces histoires, ce n’est pas ce que je cherche ! Il y a quelque chose de terriblement vacant dans le cinéma que je vois à travers la petite lucarne – à travers des extraits – mais un extrait, ça veut en dire long. Ils rament tous pour vendre, moi je ne cherche à vendre rien, je cherche à convaincre pour faire un autre film, pas pour faire six millions d’entrées.
Parlez-moi de votre prochain film, Ceux d’en face.
Cela se passe dans une très grande galerie. J’installe 300 photos du monde entier et une visiteuse, Linda, qui les regarde. Vous allez dire : ça va être mortellement ennuyeux. Mais il y a déjà toutes les variations possibles entre les photos, déjà par juxtaposition et autour d’un thème, ça se multiplie à l’infini et il y a des combinaisons non moins infinies entre Linda et les photos. C’est un film qui de toute façon sera infini. Il y a aussi les relations entre photo et cinéma qui sont à explorer. Pour la photo c’est le temps fixe, pour le cinéma c’est le temps déroulé. Les photos laissent place à l’imaginaire du spectateur. Il peut rester dix secondes ou dix minutes devant une photo, il s’arrête, il peut prendre son temps. Alors que le cinéma, c’est sa nature, entraîne le spectateur dans le sillage du cinéaste – attention ! narration ! Le spectateur face à une photo doit avoir le temps après le choc : le « punctum » comme dit Barthes dans La chambre claire. En revanche, avec le cinéma, si l’on n’y prend pas garde, pas de temps mort, pas de relâche pour le spectateur : l’écueil c’est que le cinéma avec les moyens sophistiqués que je vais employer entraîne les photos qui ne seraient plus que des survivants, le cinéma doit apporter à la photo et pas l’inverse.
Le cinéma c’est le mouvement.
C’est le mouvement mais ce peut être aussi une série de plans fixes comme la séquence de la fenêtre de Dieu sait quoi où l’intérêt est dans la mouvance de la lumière. Je voulais filmer cette fenêtre et je l’ai filmée pendant deux jours avec toutes les variations de couleur possibles : jour, mi-jour, lever du soleil, nuit, mi-nuit, coucher du soleil, avec la pluie, etc., donc le mouvement venait de l’extérieur. Vous vous rendez compte de ce qu’on peut obtenir d’une fenêtre avec une caméra si on est à l’écoute et c’est une séquence qui n’a rien coûté : la pellicule et le tirage. Je vais continuer dans cette direction pour Ceux d’en face.
Le texte qui accompagne cette séquence n’est pas de Ponge, c’est une réflexion sur le cinéma, c’est vous qui l’avez écrit ?
Alors là, je dirai : Thibaudeau, bravo !
Je n’aurais jamais pu écrire un texte là-dessus. Je savais que je pouvais le filmer, que cela tenait debout, que cela pouvait durer.
Je ne savais pas si je pouvais interrompre le discours du film par un autre texte : j’ai demandé à Thibaudeau et c’est certainement un des moments forts du film. C’est fondamental. L’âme du cinéma, ce n’est pas l’avant-garde, c’est la poésie.
Propos recueillis par Simone Vannier les 28 et 29 mai 1996 à Cadenet.
- Ceux d’en face | Jean-Daniel Pollet | 2000 | France | 1h30 | 35 mm
- Contretemps | Jean-Daniel Pollet | 1988 | France | 1h50 | 35 mm
- Dieu sait quoi | Jean-Daniel Pollet | 1993 | Belgique, France | 1h25 | 35 mm
- L’Ordre | Jean-Daniel Pollet, Malo Aguettant, Maurice Born | 1973 | France | 42’ | 35 mm
- Méditerranée | Jean-Daniel Pollet | 1963 | France | 44’ | 16 mm
- Pour mémoire : la forge | Maurice Born, Jean-Daniel Pollet | 1978 | France | 1h01 | 35 mm
Publiée dans La Revue Documentaires n°12 – Entre texte et image (page 46, 3e trimestre 1996)