Interview de Vladimir Carvalho
Michael Hoare, Cesar Paes
Pouvez vous expliquer la démarche du film ?
Ce film fait suite à un autre film, O País de São Saruê fait en 1970 et censuré au Brésil pendant dix ans. Dans ce film, je parlais des paysans exploités, victimes des latifundia, des gros propriétaires. Ce film-ci parle non pas exactement des mêmes personnes, mais du même type de gens, du monde paysan, ailleurs. Il s’agit de ceux qui sont partis au sud, attirés par l’illusion de développement qu’était la ville de Brasilia. Brasilia était présentée comme, pour citer Malraux, « la capitale de l’espoir. » C’était une sorte d’Eldorado, un concentré qui devait représenter le progrès, la démocratie, le développement et qui en fait est devenu une illusion, une énorme source de désespoir.
Le film se construit à partir de cette désillusion, il démystifie cette idée, cette philosophie de développement, de progrès à tout prix qui a été diffusée surtout par les militaires au pouvoir dans les années soixante et soixante-quinze, mais qui a été acceptée en fait par tout le monde.
Le film parle de la chute de ce rêve, de son échec – ce qui n’a rien à voir avec la dictature militaire. Brasilia a été vantée comme étant « la ville de tous pour tous dans la perspective d’une démocratie complète » et ça n’a jamais été ça.
Voilà le sujet du film.
Le film a été réalisé sur vingt ans : comment réaliser une cohérence esthétique sur une telle durée ?
Le film est fait de manière très différente selon les étapes de sa réalisation : musique, style d’image, son… C’est une mosaïque qui va de la tradition orale dans la région Nord-est à la littérature des Cordello du début des années 70 (laquelle existe encore aujourd’hui), jusqu’au rock… Cette extrême diversité d’éléments est assumée par le film, et constitue son esthétique.
D’autre part, sa cohérence vient du fait que ce métissage d’époques, de sons, de rythmes est en fait à l’image du Brésil lui-même, lequel est un pays infiniment divers, en constante évolution et transformation. J’ai voulu faire un film à son image.
L’image est cohérente également avec le fait que toutes les classes sociales au Brésil ont été touchées par le processus d’illusion. À l’époque, les classes les plus diverses, beaucoup plus contradictoires que les classes sociales en Europe, se sont mises à rêver cette illusion d’un développement linéaire et moderniste.
Comme exemple de cette contradiction entre le rêve de Brasilia et la réalité, on peut citer une séquence – symbole de ce qu’est le film, et le pays : il y a eu un carnage, un massacre des ouvriers pendant la construction de Brasilia. L’épisode est largement raconté, dans le film, par des gens qui l’ont vécu et qui y ont survécu. Ce carnage, jusqu’à aujourd’hui, a été complètement nié par les responsables, malgré l’énorme quantité des témoignages. Construire une utopie sur un massacre était un fait impossible, inimaginable. Certains de ces responsables sont mondialement connus, comme Oscar Niemeyer et Lucio Costes, les architectes de Brasilia (Niemeyer est aussi l’auteur du siège du Parti Communiste Français).
Dans le Brésil en crise que nous connaissons, comment avez-vous produit un film de presque trois heures ?
En partie, grâce à la durée de sa réalisation. Il n’y avait pas les moyens matériels de le faire, parce que, au Brésil, peu de gens s’intéressent au documentaire en général, et surtout à ce genre de documentaire. J’ai eu besoin de vingt ans pour trouver ces moyens. En outre, il fallait attendre que les gens puissent parler de ces événements, parce que, dans les années 70, les militaires étaient encore au pouvoir. Les gens avaient peur de parler de choses aussi graves. Encore aujourd’hui, il y a des gens réticents à parler de ce qu’ils ont vécu. Ils ont peur des conséquences.
Comment le film est-il vu, diffusé au Brésil ?
Comme toile de fond, il faut savoir, à propos de la distribution cinématographique au Brésil, qu’il n’y a quasiment plus aucun film brésilien en salle. Même pour des fictions avec des comédiens connus par la télévision, un film rencontre d’énormes problèmes de diffusion. Quant au documentaire, n’en parlons pas : les lieux de diffusion ou de projection n’existent pas.
Trois films brésiliens seulement sont sortis en salle au Brésil l’année dernière, alors que, dans les années cinquante, le cinéma était une grande industrie.
Y a-t-il une diffusion télévisuelle pour ce type de film ?
Très difficile, presqu’inimaginable, parce que certains films âpres, controversés, ont déjà du mal à passer. En outre, le film n’est pas au standard de durée des télévisions ; elles en passeraient donc éventuellement des bribes, des extraits, mais cela ne m’intéresse pas.
Même si c’était très difficile, avez-vous trouvé des financements au niveau des régions, des coopératives, des syndicats ?
Pour la finalisation, j’ai réussi à obtenir « trois cacahuètes et demi » du POL du Brasilia, le Centre du Cinéma de Brésil. Mais pour arriver à finir le film, j’ai dû vendre ma maison. Aujourd’hui, je suis complètement fauché, comme tous les cinéastes brésiliens d’ailleurs.
Cette situation du cinéma au Brésil et du documentaire en particulier, s’est aggravée pendant les trois années du gouvernement Collor, lequel avait énormément de rancune contre toute la classe artistique qui lui avait été hostile pendant les élections. Un de ses premiers actes à son arrivée au pouvoir a été de casser Embrafilm, le centre national du cinéma brésilien. Il l’a complètement fermé, et rien n’a été mis à la place. Des films, qui n’ont jamais pu sortir, dorment dans les bureaux. Collor a tué le peu d’espoir qui existait avant lui, au temps où l’on arrivait quand même, tant bien que mal, à faire des films.
Y a-t-il eu des réponses d’associations, de regroupements ?
L’association des cinéastes a perdu de sa force : aujourd’hui chacun tape sa propre tête contre le mur. L’idée de regroupement n’existe plus.
Les quelques gens qui arrivent à faire des films aujourd’hui comme Edouardo Coutinho, le documentariste le plus connu aussi bien au Brésil qu’à l’étranger, réussissent à survivre en fabriquant quelques programmes pour la télévision. J’ajoute qu’il s’agit plus d’informations que de documentaires proprement dit : la télévision ne diffuse pas de documentaires. Il y a bien des institutions, des agences, des organismes religieux qui s’intéressent aux documentaires liés aux problèmes dont ils s’occupent, tels que la situation paysanne et ouvrière, les problèmes sociaux. Mais ils n’ont pas d’argent.
Existe-t-il une possibilité de diffusion parallèle, hors salles, et hors télé ?
Il y a des ciné-clubs, des cinémathèques ou des universités, mais rien d’institutionnel. Et puis, il n’y a pas de structure. Tu amènes ta copie et tu prends en charge tout le travail.
Je parle du cinéma documentaire. La production en vidéo existe un peu plus, et Coutinho, quand il dit qu’il arrive à survivre et à faire des films, ne parle pas de films, mais de vidéo.
C’est quand même au Brésil que l’on a inventé la diffusion des informations alternatives sur radio-cassette, l’audio-cassette pédagogique etc.
C’est très marginal, ça touche peu de monde.
Conterrâneos Velhos de Guerra est quand même sorti dans une salle à Rio pendant deux semaines. Ici, on va le montrer au Festival de Toulouse, à Freiburg, et la copie restera peut-être en France. Pour l’instant, il n’y a aucune proposition d’achat.
Des projets ?
J’ai un projet sur la faim. Il y a une région au Nord-est du Brésil, où depuis les trente dernières années, on a pu mesurer la taille des gens. Ils sont en train de devenir de rapetisser, à vue d’œil, de manière mesurable sur ces trente ans. Le titre du film, c’est « La bouffe. » J’espère que je ne mettrai pas de nouveau vingt ans pour le réaliser : je n’ai pas beaucoup de paquets de vingt ans devant moi pour faire des films.
Propos traduits par Cesar Paes,
recueillis par Michael Hoare.
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Conterrâneos Velhos de Guerra
1992 | Brésil | 2h48 | 16 mm
Réalisation : Vladimir Carvalho
Production : Vladimir Carvalho
Diffusion : Rio Filmes Voir en ligne
Publiée dans La Revue Documentaires n°8 – Engagement et écriture (page 91, 1er trimestre 1994)