Éthique du changement

Point de départ de Robert Kramer

Marie-Christine Peyrière

Depuis 1989, Robert Kramer revient sur les traces de ses expériences, au lieu même des grandes fractures historiques de cette fin de décennie : les États-Unis en crise, Berlin réunifiée, le Vietnam réconcilié. Il en ramène des films-fleuves, des films troublés, des films denses et parfois  — c’est le cas de Point de départ — une intensité d’émotion. Le cinéaste fait retour après l’Apocalypse, quand le pays renoue ses liens avec les Américains. La guerre d’indépendance que le militant filma en 1969 comme une épreuve suprême de la réalité appartient au culte muséal. Kramer se tient dehors, à l’écart des mirages. Il écoute le bruissement d’un monde qui travaille sans relâche à son devenir. Les trains du destin. Les nuits et les ciels lumineux vidés de l’éclair des grenades. Les lumières jaunes de Hanoi. Il ouvre son cadre, lui qui parfois macère dans son malaise, et nous transforme une caméra en juge, le tournage en procès et le film en prison.

Mais au fur et à mesure que la prise de vue sort du formol les caméras des combattants et les médailles pieuses des mémoires mortes, Kramer ravive les cendres du champ de bataille. Le souvenir mine les témoignages, détruit l’héroïsme. La parole militante n’a plus de fondement pour désigner sa croyance. Ainsi, dans son voyage, Kramer retrouve en prison la rescapée de l’utopie, Linda Evans, la militante anti-impérialiste qui lutta contre la présence américaine en Asie, condamnée à la prison à perpétuité. Il tente de filmer son visage. Il la filme avec une caméra qui touche par petits bouts cette figure extrême, une figure à la Marlon Brando, vétéran américain halluciné dans Apocalypse Now, insaisissable comme celle de Filbert, le dignitaire SS auquel il était confronté en 1984 dans Notre nazi. Ces figures engagées dans l’histoire échappent au cinéaste. Elles conduisent le récit. Kramer laisse parler l’écrivain vietnamienne Duong Thu Huong, interdite chez elle. Elle écrit des « romans sans titre ». L’amertume des combats. Elle se rappelle sa peur. On imagine aussi la peur des soldats américains.

Le sens du retour

Quand, en 1978, Jean-Luc Godard mit en place au Mozambique nouvellement indépendant, un atelier de production audiovisuelle avec la société Sonimage, il célébrait la Naissance de l’image d’une Nation. Cette fois, Kramer installa à Hanoi l’atelier du Singe, avec moins de romantisme envers le nouveau peuple, sa liberté et son innocence et la crainte d’une tentation nostalgique. L’Américain, le juif, l’exilé d’Europe, le gauchiste et le chevalier de la Légion d’honneur s’est donc appuyé sur de jeunes cinéastes vietnamiens orphelins d’un héritage cinématographique. Les apprentis de l’image semblent ne pas craindre les fondus au noir ni les obscurités symboliques. Ils s’interrogent sur la manière de cadrer les figures du passé comme s’ils étaient les fils d’un passé vide.

La séquence, courte, effleure les enjeux du travail (des courts-métrages de jeunes vietnamiens sont présentés à l’issue du film de Robert Kramer). Mais elle éclaire la création en France du Vietnamien Trần Anh Hùng qui cherche à s’inventer un passé national cinématographique. Son film de fiction, L’Odeur de la papaye verte, contemporain de Point de départ, développe une métaphore sur la servitude sublimée : la domestique prend la place d’une morte comme un destin inéluctable, ses bons maîtres lui offrent l’ouverture au monde, elle renaît dans le bonheur de la tutelle. Avec sa mise en scène orientalisante, dont la plasticité semble inspirée par les Nabis, ses scènes de genre, et son adresse formelle à abstraire toute résistance du sujet, tout rappel historique violent — l’action se déroule pourtant durant la guerre d’Indochine — Trần Anh Hùng fait retour comme si la mémoire se réduisait à une pose esthétique.

D’ailleurs que signifie faire retour ? Le cinéaste vietnamien Lam-Lê lui-aussi revint au Vietnam en 1982. Il tourna Poussières d’empire et présenta son court-métrage Rencontre des nuages et du dragon. Quels en étaient les personnages ? Un retoucheur photographe et un message perdu qui n’arrivait que vingt ans plus tard à destination. Ses scénarios anticipaient les difficultés présentes saisies dans Point de Départ. Il ouvrait une voie plus radicale (la mort brisait en plein milieu du film le récit), certaine qu’il faut inciser la violence et les lâchetés et les perversités. Les douleurs morales n’obtiennent pas de réparation, les perdants restent politiques, un plan ne se confond pas avec une imagerie: le cinéma garde l’impureté de ses origines coloniales. Le retour provoqua d’ailleurs une perception étrange du temps : Lam-Lê sentait un profond changement intérieur alors qu’à l’époque tout était à sa place, de façon immuable. Le cinéma se devait donc pour lui de capter ce rythme intangible, cette vitesse lente sans anesthésier la vigilance sur les déchirures internes.

Sonder les basculements

Toutes ces perturbations parcourent le film de Kramer. Comment comprendre le bilan de ce militant communiste dans Point de départ : « avoir un cœur pur et un cerveau lucide »? Kramer, presque en écho à Lam-Lê, ne répond pas mais traverse en langue française l’historique de la continuation. Il ne met pas en scène l’affrontement. Il n’est pas un cinéaste du choc. Il traque l’ambiguïté. Il sonde les basculements par des plans inscrits dans la durée, jamais collés, peu saturés, impressionnés par une profondeur de champ sonore. Kramer l’a montré de façon exemplaire dans deux courts portraits de coureurs cyclistes rassemblés dans le film de commande La Roue, produit par Arte : la cérémonie de mariage d’un coureur, l’acquiescement, le silence avec le vol des oiseaux avant la compétition et la résistance à la douleur de Greg Lemond. Au cours d’une séance de massage, le champion raconte son accident de chasse et sa lutte pour surmonter l’épreuve. Kramer est présent chez ses deux Américains : sa méthode documentaire travaille un déplacement et la conscience de la perception de sa transformation.

Elle met en scène une communauté avouable, celle qui a mené les révolutions, revendique la liberté et renonce à la vision d’un futur illimité. Cela ne l’empêche pas de définir, au tournant du siècle, son point de vue sur la modernité agissante. Comment le nommer ? Althusser en 1963 évoquait un point théorique : « Pour pénétrer dans ce monde, il faut ce point qu’Archimède demandait pour voir plus loin, ce point de départ… ». La traduction au cinéma, selon Kramer, serait un point lumineux, conscient de sa cécité, un capteur de densité, un traceur d’une avancée même précaire qui ramènerait au centre, qui est au centre de soi, adulte pris dans les grands souffles de l’histoire, mû par les nécessités d’en partager le rythme. Le constat fait le deuil du lyrisme, il se résigne à l’absence du choix du rêve mais il résiste au subissement. Quant à la guerre, cette guerre du Vietnam que la cinéphile appréhenda par le refus libertaire d’une comédie musicale, version Hair, et le son glacé de l’énergie entropique new-wave des « B52 » cette guerre glisse désormais sur les visages inquiets des reportages à Sarajevo. À chaque reprise, semblable et différente.


  • Point de départ (Starting Place)
    1993 | Vietnam, France | 1h21 | 35 mm
    Réalisation : Robert Kramer

Publiée dans La Revue Documentaires n°8 – Engagement et écriture (page 37, 1er trimestre 1994)