Étude statistique, économique et sociologique du régime d’assurance chômage des professionnels du spectacle vivant, du cinéma et de l’audiovisuel

Rapport réalisé par Antonella Corsani, Maurizio Lazzarato, Yann Moulier — Boutang, Jean-Baptiste Oliveau pour le laboratoire Matisse — Isys de l’Université de Paris 1, Panthéon -Sorbonne pour le compte de l’AIP (Association des amis des intermittents et précaires) et par l’équipe d’enquêteurs 1

Enquête socio-économique : Première phase exploratoire de l’analyse statistique rapport novembre 2005

Synthèse (extraits) par Antonella Corsani

« Instrument de rigueur, à ce titre nécessaire, le nombre cache peut-être encore, derrière des méthodes qui excluent l’événement et qui éliminent les particularités, le postulat d’une “inertie abstraite” de la multitude. », Michel de Certeau

« On a fait toujours appel à un travestissement frénétique du calcul comptable afin de trancher la question de savoir s’il vaut mieux déverser le lait dans les égouts plutôt que de le servir aux écoliers. La plupart des peintres, et une majorité des compagnies d’opéra, de ballet, de théâtre de ce pays… travaillent en association avec nous sur une base occasionnelle et continue. Notre politique est de nous assurer dans l’ensemble de la qualité de leur travail et de leurs objectifs et de laisser le contrôle artistique aux compagnies et aux individus qui sont les premiers intéressés ; et ceux-ci, avec les pièces, tableaux et concerts qu’ils proposent, peuvent être aussi nombreux et variés qu’il y a d’individus de génie et de bonne volonté », John Maynard Keynes

Introduction

Les différentes analyses du fonctionnement du secteur culturel et de l’intermittence dans le secteur du spectacle, telles qu’elles émergent des différents rapports réalisés depuis 2003 pour le Ministère de la Culture, ainsi que les arguments en faveur d’une régulation du marché de l’emploi culturel, convergent dans la dénonciation d’un dysfonctionnement de ce marché, dont le déficit de l’Unedic serait le résultat.

Ces analyses et ces argumentations peuvent ainsi être résumées : le nombre d’intermittents s’accroît à un rythme supérieur à la progression des ressources du secteur. La concurrence sur le marché du travail, rendue de ce fait plus aiguë, engendre une baisse en même temps des salaires et de la quantité de travail moyen par intermittent (à la fois un nombre moindre de contrats par intermittent et une durée plus courte des contrats). Des entrées « non maîtrisées » des mandatés, au titre des annexes 8 et 10, seraient ainsi la cause d’un émiettement des contrats et l’effet d’un usage « illégitime » du recours au régime d’assurance chômage des intermittents, conjugué à « l’attractivité » des annexes 8 et 10 du régime d’assurance chômage. Le déficit de l’Unedic serait alors la résultante d’un double phénomène : un accroissement du nombre d’intermittents et un rallongement des périodes de chômage pour chacun. Les allocations chômage assumeraient donc une fonction différente de celle pour laquelle le système a été mis en place : elles couvriraient les disfonctionnements structurels du marché de l’emploi culturel au lieu de couvrir le risque normal de chômage. Au lieu d’être un revenu de remplacement, elles constitueraient un revenu de complément. Un complément à des salaires très faibles, tirés à la baisse par une concurrence non légitime, par un « trop » d’intermittents du spectacle « illégitimes ».

Et c’est la gestion d’un « trop » qui est au cœur des politiques.

Les politiques dites de l’emploi culturel, loin d’avoir l’ambition de créer les « conditions » pour le développement des activités artistiques et culturelles, les conditions pour que des pratiques de travail expérimentales, de recherche, innovantes, soient possibles, loin de vouloir garantir les « conditions » pour que des activités économiquement peu « rentables » puissent se poursuivre et se diffuser, interviennent sur les « conditions » du marché. Les allocations chômage, plus que par les déficits qu’elles engendrent, sont en effet perçues comme le dispositif qui empêche l’existence même du marché. Les politiques de l’emploi culturel devraient donc fournir le « cadre » rétablissant les conditions du marché. Les interventions envisagées doivent agir sur la population (réduire le trop d’intermittents, mais aussi de compagnies), sur la formation (normaliser les formations et réguler les accès) et sur les dispositifs juridiques (le droit du travail). Elles font des normes sociales à la fois un outil de régulation du marché du travail et un critère d’attribution des subventions ; elles misent la normalisation en préfigurant (indirectement) les dispositifs de séparation des fonctions d’employeur et de salarié ; elles visent un contrôle des entrées dans le secteur par une redéfinition des diplômes et des formations habilités, prétendant ainsi pouvoir répondre de la « professionnalisation » ; elles agissent au niveau de la restriction du périmètre, tant des ayants droit aux indemnités chômage que des ayants droit aux subventions en indexant ces dernières au volume d’emploi permanent. Enfin, la redéfinition des catégories de métiers, suivant des critères stricts de spécialisation, devrait être l’outil permettant de tracer le périmètre, en même temps que l’outil d’appréciation de la « professionnalisation ».

L’enquête que nous avons menée auprès et avec les intermittents du spectacle, lancée en automne 2004, n’avait pas comme objectif de répondre à des questions macro-économiques des marchés. En ne partant ni de l’emploi, ni du chômage, mais en interrogeant l’intermittence et donc la nature des discontinuités, elle visait à appréhender les pratiques d’emploi et les pratiques de travail des intermittents du spectacle. Cela dans le but aussi d’apprécier la pertinence et l’adéquation de différents modèles d’indemnisation à ces pratiques d’emploi et de travail.

Néanmoins, la première phase exploratoire d’analyse qualitative sociologique (rapport juin 2005) et d’analyse statistique (rapport novembre 2005) de la base de données, constituée à partir de l’enquête, apporte des éléments de connaissance qui complexifient et problématisent ce schéma interprétatif de la crise et les réponses que prétendent y apporter les politiques de l’emploi.

Nous essayerons de démontrer que ces politiques « dites » de l’emploi culturel s’avèrent être, suivant les termes de Schumpeter, des politiques de destruction créatrice, mais en ce sens, destructrices de richesse, créatrices de chômage. Un sens donc très lointain et opposé à la théorie schumpetérienne de l’évolution qui fait de l’innovation et de la dynamique créatrice, le moteur de l’histoire, et du crédit, la condition nécessaire.

I. Les revenus : composition des revenus et analyse de l’éventail des salaires

Dans une première partie du rapport, nous avons présenté les résultats des analyses statistiques des revenus et de leur composition. Il s’est agi ici de questionner la variabilité des salaires ainsi que la fonction que sont appelées à couvrir les allocations chômage. Est-ce que le « trop » d’intermittents peut expliquer la faiblesse des salaires ? Comment se détermine le salaire ? Le salaire peut-il être une mesure de la valeur du travail et donc un critère d’appréciation de la professionnalité ?

La variabilité des salaires caractérise de manière forte l’intermittence dans le secteur du spectacle : loin de pouvoir être expliquée seulement par le nombre d’heures travaillées, elle est une mesure à la fois des inégalités salariales et d’une hétérogénéité radicale du secteur et des pratiques de travail.

Ces inégalités salariales sont très marquées entre régions : en Île-de-France, le salaire moyen est beaucoup plus élevé que dans les autres régions. Cette inégalité est vérifiée aussi dans le reste de l’économie, mais elle prend ici, dans le cas de l’intermittence du spectacle, une bien plus grande envergure. Le rapport entre salaire moyen en Île-de-France et salaire moyen dans les autres régions vaut 1.63 contre 1.41 pour le reste de l’économie.

La variable métier peut également rendre compte de la grande variabilité des salaires. Les salaires moyens sont généralement plus élevés pour les métiers techniques et particulièrement faibles pour certains métiers artistiques. 50% des artistes de la musique et du chant gagnent un salaire annuel inférieur à 6643 euros, 50% des artistes dramatiques gagnent un salaire annuel inférieur à 7638 euros, 50% des artistes de la danse gagnent un salaire annuel inférieur à 7900 euros.

Si le métier est une variable importante pour expliquer la variabilité des salaires, il reste une variabilité interne à chacune de ces sous-populations, définie en fonction du métier. La variabilité étant également élevée pour les autres catégories de métier.

Afin de mieux rendre compte de cette variabilité importante des salaires, nous avons mesuré la variabilité des rémunérations journalières pour chaque intermittent.

Seulement 5,72% des interrogés déclarent ne pas connaître de variations dans leurs rémunérations journalières.

Ainsi, si pour quelques comédiens, les rémunérations par cachet sont stables, pour bien d’autres, elles peuvent être très variables (l’indicateur de l’amplitude de cette variabilité prend respectivement les valeurs 0 et 23). Et l’on constate que c’est justement pour les catégories de métiers les moins bien rémunérées, en moyenne, sur l’année, que la variabilité des rémunérations journalières est la plus élevée : artistes dramatiques, artistes de la danse, de la musique et du chant.

Comment, dès lors, le salaire pourrait-il être considéré comme une mesure de la valeur du « salarié », de son niveau professionnel ?

De fait, pour une même personne le salaire journalier peut être très différent suivant le secteur employeur, cette personne pouvant travailler tantôt dans le spectacle vivant, tantôt dans le cinéma, etc. Le champ de variation des salaires moyens est très large, il varie entre un salaire moyen minimum de 10 915 euros, pour ceux qui travaillent (entre autre ou uniquement) dans le spectacle vivant, à un salaire moyen maximum, pour ceux qui travaillent (entre autre ou uniquement) dans la publicité (18 055 euros) et dans le cinéma (17 035 euros). 50% de ceux qui travaillent (entre autre ou uniquement) dans le spectacle vivant ont un salaire inférieur à 8614 euros. En revanche, le salaire moyen de ceux qui ne travaillent pas du tout dans le spectacle vivant est de 18079 euros, parmi ceux-là, la moitié gagne un salaire supérieur à 16209 euros.

La variabilité des salaires semble alors dépendre fortement du fait de travailler pour un secteur à caractère dominant « industriel/commercial » ou pour un secteur à caractère dominant « artisanal » et en partie « non-marchand ».

Les intermittents du spectacle travaillent en général pour plusieurs employeurs, la taille des entreprises employeuses pouvant être chaque fois différente.

Le plus fréquemment, les entreprises employeuses sont de petite taille.

Le salaire moyen de ceux qui travaillent uniquement pour des petites structures est bien plus faible, comparé au salaire moyen perçu par les intermittents travaillant uniquement pour des grandes structures. 2

Ainsi, la variabilité des salaires est liée de manière structurelle à l’extrême hétérogénéité d’un secteur dont la dimension marchande n’est qu’une composante, où le secteur privé s’articule de manière complexe avec le secteur public, et dans lequel un tiers secteur se développe dans un agencement avec le privé et le public, où les petites structures indépendantes ne sont que seulement en partie subventionnées. La variabilité et la faiblesse des salaires, loin d’être une mesure d’un « excédent », « illégitime » et « non qualifié » semble plutôt être révélateur du fait que le prix du travail (le salaire) n’est ni une mesure du temps de travail, ni une mesure de sa valeur (compétences, qualités), dès lors que bon nombre d’activités artistiques et culturelles s’inscrivent dans des temps longs, incompatibles avec les temps courts de la valorisation marchande, et fuient le calcul comptable de rentabilité économique.

Les spécificités structurelles du secteur, ainsi que l’hétérogénéité des modes de financement et de valorisation, rendent inopérantes les théories des déterminants du salaire et limitent la pertinence, dans certaines réalités du secteur, des normes sociales. Si 50% seulement déclarent que la rémunération est établie selon la convention collective ou le tarif normalement pratiqué dans le secteur, d’autres critères, spécifiques au secteur du spectacle, strictement pertinents pour une partie des structures du secteur sont très importants : à la fois, la négociation individuelle avec l’employeur et surtout le fait que pour beaucoup (52%) la rémunération va dépendre du financement du projet. Pour près d’un intermittent sur quatre, la rémunération est déterminée de manière « collective » ou « concertée ».

Ces quelques éléments, partiels et limités, sur les déterminants du salaire, laissent apparaître la complexité d’un secteur pour lequel il semble erroné de transférer telles quelles les « lois » de la théorie économique du salaire.

Si dans certains sous-secteurs, et pour certains métiers essentiellement techniques, la concurrence peut jouer un rôle important dans la baisse des salaires, dans bien d’autres, la substituabilité entre salariés est nulle, ce n’est pas la concurrence entre le soi-disant « trop » d’intermittents qui va déterminer les bas salaires, mais bien plus l’aléatoire des subventions, tant par leur régularité que par leur montant. Les relations entre employeurs et employés sont le plus souvent de nature occasionnelle, mais en même temps continue, en ce sens qu’elles s’inscrivent à la fois dans la discontinuité des projets, de leur financement (variable), et dans la continuité des pratiques de travail. La notion économique d’actif spécifique peut intervenir ici pour rendre compte d’une substituabilité faible, voire nulle, entre salariés. En ce sens que, par exemple, dans la relation entre un metteur en scène et un comédien, ou entre un metteur en scène et un technicien du son ou des lumières, ce ne sont que rarement des relations strictement économiques qui agissent. Les affinités, le partage d’expériences et de sensibilités comptent beaucoup plus que les prétentions salariales.

Ainsi, pour bon nombre d’intermittents, la question de savoir si les employeurs respectent ou pas le minimum syndical ne semble pas s’être posée avant l’enquête : 26.46% des intermittents ne connaissent pas le minimum syndical.

Dans ce contexte hétérogène et complexe dans lequel les inégalités salariales sont consubstantielles à cette hétérogénéité et à cette complexité systémique, les allocations chômage sont appelées à couvrir un double rôle : financer la flexibilité, autrement dit, payer le coût de la mise à disposition (comme d’ailleurs dans bien d’autres secteurs où se développe la discontinuité de l’emploi), mais aussi un rôle de redistribution des ressources permettant de compenser des inégalités structurelles de salaire. 3

III Les parcours dans l’intermittence

Les catégories de métiers sont-elles pertinentes pour rendre compte des compétences et des activités exercées par les intermittents ?

La polyvalence et la porosité sont-elles des phénomènes marginaux, indicateurs d’un manque de « professionnalité », ou bien des phénomènes plus massifs qui expriment une évolution des pratiques de travail et des pratiques artistiques ?

Nous avons analysé les parcours dans l’intermittence en mettant en relation les parcours de formation et les parcours professionnels avec la continuité et les ruptures de droits.

Il convient de souligner immédiatement une donnée de grande importance : il s’agit d’une population ayant atteint des niveaux de formation générale largement supérieurs aux niveaux moyens en France.(4) 64% des enquêtés ont un niveau de formation supérieur ou égal à Bac+2. 13% ont atteint un niveau Bac +5 et plus. 39% possèdent un (ou plusieurs) diplôme(s) du spectacle.

Si le niveau de formation générale et spécialisée est très élevé, la formation est inséparable du travail. 88% considèrent que leur formation s’est faite et se fait sur le tas, par la pratique. Il s’agit d’un processus de learning by doing qui fait du travail un moment de la formation et de la formation un moment de travail.

Même ceux qui possèdent un diplôme dans le domaine du spectacle considèrent majoritairement (80%) que l’expérience, la pratique, sont au cœur de l’apprentissage, un apprentissage permanent qui s’alimente de la multiplicité et de la diversité des expériences.

Cette continuité entre travail et formation s’agence avec des temps consacrés aux stages, qui font partie intégrante des parcours professionnels de bon nombre d’intermittents.

Nous avons constaté une très grande hétérogénéité des parcours de formation et professionnels, ainsi qu’une évolution des métiers exercés. Cette évolution amène à une polyvalence et à une porosité dont le nombre de métiers exercés est un indicateur. Elles sont aussi importantes chez les techniciens que chez les artistes, au point de rendre très floues les frontières entre l’artistique et le technique. De fait, pour appréhender les différentes pratiques de travail, nous avons initialement retenu comme référence la liste des métiers suivant l’ANPE. Cependant, très vite, nous nous sommes mesurés à son inadéquation. Le classement et les séparations entre métiers ne correspondent que très rarement à la réalité des pratiques. La complexité des compétences mobilisées ne se laisse pas enfermer dans les frontières des métiers. Et même la simple séparation entre métiers artistiques et techniques apparaît le plus souvent arbitraire. Le cas le plus évident est certainement celui du réalisateur, métier considéré comme technique. Mais les frontières floues entre artistique et technique concernent aussi bien d’autres pratiques de travail, dans le montage d’un film, dans la conception du son, dans la conception des lumières, etc.

Ainsi, la polyvalence et la porosité sont les concepts auxquels nous avons fait recours afin de pouvoir rendre compte de cette grande hétérogénéité et complexité des pratiques de travail dans le secteur.

52% des artistes et 34% des techniciens mobilisent dans leur activité des compétences relevant de deux ou plusieurs catégories de métier.

Des réalisateurs-producteurs, mais aussi des réalisateurs-professionnels de l’image, des monteurs-réalisateurs, des ingénieurs du son-musiciens, des musiciens-comédiens, des éclairagistes-décorateurs, des producteurs-éclairagistes, des comédiens-danseurs. Ces compétences complexes ne se forment, ni dans les lieux institués de la formation (générale et spécialisée), ni à l’intérieur d’une seule structure, elles s’enrichissent dans la mobilité, dans le mouvement, dans le fait de traverser différentes expériences. C’est ici que le concept économique d’externalité peut intervenir pour rendre compte d’une richesse qui se crée dans l’« entre-entreprises » et qui ne trouve pas sa mesure par le prix sur le marché.

Loin d’être un indicateur de faible niveau de professionnalisation, ces porosités et polyvalences révèlent une évolution des pratiques de travail qui ne peuvent en aucun mode être enfermées dans une liste normalisée de métiers, une évolution complexe des compétences où les frontières entre qualification et non-qualification apparaissent difficiles à être tracées.

Les activités d’enseignement font aussi partie intégrante de l’activité de bon nombre d’intermittents, en complexifiant ainsi leur champ de compétences : 45% donnent plus ou moins régulièrement des cours de formation.

Il est important de rappeler que les heures de formation données n’étaient que seulement en partie comptabilisables dans le nombre d’heures nécessaires à l’ouverture des droits. La réforme de 2003 est intervenue dans un sens bien plus restrictif en pénalisant aussi ultérieurement les intermittents engagés dans l’enseignement. Déjà avant la réforme, la non-reconnaissance pleine de cette activité induisait des comportements qui visaient à la « cacher », en essayant de la déclarer sous forme de cachets afin de ne pas impacter négativement l’allocation journalière, et afin de ne pas perdre des heures utiles pour l’ouverture des droits.

Il est important aussi de souligner que cette activité est vécue, par la plupart d’entre eux, comme faisant partie intégrante de leur pratique professionnelle, elle participe du travail même de recherche et d’expérimentation, elle est portée par le désir d’« apprendre aux autres » et d’« apprendre avec les autres », elle est vécue comme un moment central de la production culturelle, un moment fondamental des pratiques de sensibilisation à l’art.

La reconnaissance pleine de ces heures devient alors un enjeu central dans une politique culturelle, pour le développement des pratiques artistiques et culturelles.

La volonté affichée par les pouvoirs publics de structurer la formation et de définir un cadre conventionnel précis des métiers au nom d’une professionnalisation pensée depuis « le haut », depuis un lieu bien éloigné des pratiques de l’intermittence, semble oublier que la qualification est « une construction sociale » plutôt qu’une « donnée naturelle ». « Elle est une mise en forme, datée et localisée, de la combinaison des trois registres de qualification : ceux du travail, de l’emploi et de la formation-expérience » 5. Dans le cas de l’intermittence du spectacle, ces trois registres se chevauchent en permanence. C’est dans la possibilité d’être entre l’emploi, le travail et la formation-expérience, d’agencer ces trois registres de la qualification que l’intermittence tire sa richesse. Elle ne peut donc pas être regardée négativement comme situation de chômage récurrent, mais elle doit être pensée positivement comme situation d’enrichissement permanent des qualifications et des « qualités », mais à condition que la permanence ou l’intermittence ne soient pas exclusives l’une de l’autre, que l’intermittence ne soit pas flexibilité subie, mais mobilité choisie en fonction des projets et des trajectoires envisagés par chacun.

En effet, très souvent, la discontinuité est source d’une très grande précarisation des conditions de vie et des conditions dans lesquelles l’activité est exercée.

À la question « Avez-vous déjà cotisé au titre des annexes 8 et 10 sans pouvoir ouvrir vos droits ? », presque la moitié des personnes a répondu positivement.

La durée moyenne de ces périodes est de presque trois ans.

Après l’entrée dans l’intermittence, un tiers des intermittents se sont retrouvés au moins une fois dans la situation de ne pas pouvoir rouvrir ses droits.

Pour bon nombre d’entre eux, cette situation s’est présentée une seule fois et elle a duré des mois. Mais pour un intermittent sur trois, ayant connu une interruption, celle-ci a duré des années sans que cela constitue une raison d’abandon de l’activité.

Un autre indicateur des discontinuités qui caractérisent les parcours des intermittents : la variabilité des heures travaillées chaque année. Plus de la moitié des intermittents connaissent une forte variabilité du NHT déclaré chaque année.

La discontinuité de l’emploi dans l’année s’accompagne ainsi d’une discontinuité des droits, ce qui contribue à une précarisation des conditions de vie, mais qui ne constitue pas pour autant un facteur d’incitation à quitter le secteur.

« Si la possibilité vous était donné, choisiriez-vous d’être salarié permanent ? »

À cette question, 39% des personnes ont répondu positivement.

Fréquemment, c’est l’incertitude quant à la régularité des revenus qui justifie un désir de « permanence ». En même temps, le plus souvent, ceux qui souhaitent être permanents, exprimaient aussi le besoin de pouvoir garder les mêmes pratiques connues avec l’intermittence : possibilité de disposer de son temps, possibilité de mobilités, de travailler sur différents projets et avec des équipes et compagnies différentes, maintenir la maîtrise des temps et des activités.

Une certaine stabilité dans l’intermittence semble alors être une condition nécessaire pour pouvoir poursuivre l’activité tout en garantissant une amélioration permanente de la qualité, et la poursuite des objectifs artistiques et professionnels.

IV Les temps de l’intermittence : entre l’emploi et le chômage

Dans la carte de pointage des intermittents, il faudrait remplacer la question actuellement estampillée « Est-ce que vous avez travaillé pendant le dernier mois ? », par la question « Est-ce que vous avez eu un emploi, ou est-ce que vous avez eu un contrat ? » Car je travaille tout le temps, et je suis employé de temps en temps.

Il n’y a pas de temps chômé. Quand je suis à la maison j’ai les mains sur l’instrument, les yeux rivés sur mon ordinateur et les oreilles branchées sur le téléphone.

Il est très difficile de quantifier la part chômée car lorsque l’on n’est pas sur un projet particulier, on reste effectivement disponible sur des projets à venir, ou tout simplement présents, à pérenniser des contacts, rencontrer d’autres équipes de travail, se cultiver, entretenir le matériel, rechercher des matériaux nouveaux, etc. Aussi, la part chômée reste toujours morcelée et lorsque mon estimation est d’un mois, il s’agit de jours éclatés sur l’année entre différents projets qui servent également de temps de récupération et d’imprégnation sur les projets à venir (je tiens à préciser qu’en période de création, le manque de temps est toujours au rendez-vous et que le temps de travail est alors très dense).

On peut considérer que je travaille aussi en dehors des situations de production. La notion de travail peut également s’appliquer à toutes sortes d’occupations qui, sans être directement productives, n’en participent pas moins, en amont, au processus de production.

En partant des récits des personnes interviewées, dans le rapport de juin nous parvenions aux résultats suivants :

  • Les catégories d’emploi et de chômage ne sont pas adéquates pour rendre compte des pratiques de travail.
  • L’emploi ne recouvre pas, conceptuellement et dans les pratiques réelles, ce qu’est le travail. L’activité déborde largement l’emploi.
  • L’intermittence nous invite à sortir de la vision binaire qui oppose au temps de l’emploi, comme temps productif, un temps du non-emploi comme temps chômé. Il s’agit alors de relever le défi que constitue l’intermittence en acceptant de partir ni de l’emploi, ni du chômage mais justement du temps de l’intermittence, des temps « entre » un emploi et un autre.

La sixième partie du questionnaire a été en effet consacrée à ce que nous avons appelé les temps de l’intermittence. Dans cette nouvelle phase exploratoire de l’analyse statistique de la base de données, nous avons essayé d’analyser les différentes temporalités en dehors de l’emploi, à savoir, des heures de travail déclarées. Il s’agit des temps de travail effectué autour d’un projet ou d’un emploi mais qui ne sont pas rémunérés, des temps consacrés à des projets à titre gratuit ou bénévole, et des temps « libres », considérés comme « chômés ».

Tout d’abord : Quelles sont les activités non rémunérées ? Combien de temps absorbent-elles ?

93% considèrent que les heures travaillées dépassent les heures rémunérées. Mais loin de pouvoir être ramenées aux répétitions (comme on peut le lire dans les préconisations visant à ce que tout le travail effectué soit rémunéré) ces heures sont consacrées à bien d’autres activités (documentation, préparation, etc.) difficilement quantifiables et intégrables dans le contrat de travail avec un seul et unique employeur.

En moyenne, les heures rémunérées sur un projet ou un emploi représentent — suivant les appréciations subjectives — seulement 52% des heures réellement travaillées.

75% des intermittents participent à des projets de façon bénévole, la durée moyenne de ces activités gratuites est de 154 heures, soit l’équivalent d’un mois de travail à plein temps. Le désir d’apprendre et le goût pour l’expérimentation constituent l’une des raisons communes à la quasi-totalité des intermittents participant à des projets à titre gratuit. Des projets difficilement, ou pas du tout intégrables dans l’activité d’une entreprise du spectacle, et pourtant participant à plein titre de la production artistique et culturelle, contribuant à générer des petites différences, source de toute innovation.

En prenant en compte le travail non rémunéré, et le travail effectué à titre bénévole, on parvient au résultat suivant : en moyenne les intermittents estiment travailler 73% de leur temps « ouvrable ».

Il s’agit, bien entendu, d’un résultat qui repose sur des déclarations subjectives, mais qui n’en est pas moins significatif que les résultats des enquêtes menées par l’Insee, qui se fondent également sur des déclarations subjectives. Rappelons à ce sujet que, dernièrement, l’Insee a lancé une enquête afin d’évaluer le travail exercé à titre gratuit dans les associations et est parvenu à estimer ce travail à l’équivalent de 800000 emplois à plein temps. Ce qui donne une indication quant à la masse de travail invisible, et quant à la pauvreté des mesures de la richesse.

Nous avons essayé de quantifier cette valeur incommensurable du travail des intermittents du spectacle qui dépasse l’emploi.

En moyenne, les heures travaillées hors-emploi, suivant la perception subjective de chacun, atteignent 923 heures. Au total, pour l’ensemble de la population des intermittents, ces temps de travail hors-emploi représenterait 130% du nombre d’heures de travail déclarées.

En attribuant à ces heures un salaire journalier équivalent à la rémunération journalière moyenne, on atteint une estimation du salaire « non perçu », équivalent à 131% de la masse salariale réellement perçue. Mesurer l’incommensurable, tel était l’exercice auquel nous nous sommes livrés, conscients des limites d’une telle démarche. Néanmoins, ces résultats nous donnent une indication critique quant à la possibilité d’« internaliser » cette richesse non mesurable par le marché en pensant pouvoir contraindre les entreprises à payer « tout » le travail à son « juste prix ». De plus, ces résultats nous donnent une mesure, certes frustres, de la destruction de richesse que pourrait engendrer une politique de l’emploi culturel visant une réduction du nombre d’intermittents, une mesure frustre de la quantité de travail non rémunéré des intermittents non indemnisés, une mesure frustre de la destruction, déjà en cours, du fait des exclusions engendrées par l’application de la réforme.

Enfin, cette masse salariale théorique dépasse largement le montant global des allocations perçues : les allocations chômage, en l’absence d’un système de financement des individus, constituent cet investissement collectif qui serait nécessaire pour que ces pratiques de travail soient possibles.

Les résultats de cet exercice ne peuvent alors être retenus que dans les termes de ces indications qu’ils nous donnent, et il reste bien évidemment la difficulté, voire l’impossibilité, de mesurer les externalités positives engendrées par ces pratiques de travail dedans et en-dehors de l’emploi, tout comme il est impossible d’évaluer le « juste prix » du travail.

Dans les conditions actuelles générales de mise au travail, dans les conditions spécifiques de l’intermittence, la durée du travail et le temps de travail ne trouvent pas d’autre mesure possible que les bornes que constitue le temps de repos.

C’est ainsi qu’à la question : combien de temps considérez-vous avoir travaillé dans l’année ? Bon nombre de personnes interviewées ont répondu en le calculant par défaut à partir du temps de repos.

Au total, plus de 80% personnes considèrent avoir travaillé dix mois et plus. Pour un intermittent sur cinq, un mois de repos est un luxe rare.

Au temps en emploi, au travail effectué à l’amont de celui en emploi, aux temps consacrés à des activités bénévoles, s’ajoutent d’autres temps : les temps de recherche d’un emploi, les temps d’élaboration de nouveaux projets, les temps de l’écriture, les temps de mise en forme des projets, les temps de constitution de dossiers, les temps de recherche de financements, les temps consacrés à des activités associatives, les temps de recherche d’un emploi, etc.

Ainsi, à la lumière de l’ensemble de ces résultats, il nous semble légitime de renverser les termes de l’assertion suivant laquelle le nombre d’intermittents aurait progressé plus que les ressources : ce n’est pas le nombre d’intermittents qui augmente plus vite que les ressources du secteur, ce sont les ressources du secteur qui augmentent trop peu par rapport à la progression de la quantité de travail. Elles sont inadéquates, largement insuffisantes pour accompagner et soutenir l’expansion des activités artistiques et culturelles, pour permettre le développement d’activités en dehors des normes de l’industrie du spectacle.

Il y a bel et bien nécessité d’une politique, non d’une politique de régulation du marché de l’emploi culturel, mais d’une politique de développement de la culture, de la diffusion des pratiques artistiques.

Conclusion. Quel modèle d’indemnisation chômage ?

L’enquête menée avait un premier but : mieux connaître les pratiques d’emploi et de travail afin d’évaluer l’adéquation de différents modèles et critères d’indemnisation chômage à ces pratiques.

A partir de l’analyse de cas-type, nous avions mesuré le coût supplémentaire que la réforme impliquait pour l’UNEDIC. Les allocations versées sont presque systématiquement bien plus élevées que les allocations qui auraient été versées suivant les critères d’indemnisation propres à l’ancien régime d’indemnisation.

A présent, étant donné la significativité de l’échantillon 6, nous sommes à même de comparer son coût à celui qu’engendrait l’ancien régime d’indemnisation, et à celui qui serait engendré par le Nouveau Modèle élaboré par la Coordination des Intermittents et Précaires.

A partir des données issues de l’enquête extrapolées sur la population, nous estimons à environ 40% le surcoût engendré, à structure égale, par la réforme de 2003.

Cependant, de par l’abandon de la date anniversaire, la réforme introduit un aléa qui précarise les parcours des intermittents et engendre des inégalités : deux intermittents ayant déclaré un même nombre d’heures travaillées et ayant gagné un même salaire, pourrons connaître un sort différent, une fois épuisé le capital de 243 jours d’indemnisation. L’un pourra rouvrir ses droits, l’autre pas. Cela dépend d’un fait aussi aléatoire que la distribution des jours travaillés dans l’année.

Ainsi, la réforme ne peut induire une baisse du déficit qu’au coût social de l’exclusion, de la précarisation de bon nombre d’intermittents, de la fragilisation de leur parcours professionnel.

Les coûts de cette exclusion ont été pris en charge par la collectivité à travers les fonds provisoires (8983 personnes entre août 2004 et juillet 2005), une autre partie des exclus passant au RMI.

On peut alors considérer que le coût global de la réforme est bien trop élevé.

Quels étaient les objectifs réels de la réforme ?

  • Opérer une refondation de la politique sociale. Il ne s’agit plus de dispositifs de transferts de revenus (les extrapolations sur la population nous montrent bien comment les Assedic fonctionnaient comme facteur de réduction des inégalités salariales), mais de dispositifs de capitalisation, suivant un principe d’assurance individuelle.
  • Créer les conditions d’existence du marché. L’ancien système d’indemnisation, limitant l’aléa inhérent à des pratiques d’emploi discontinu et assurant une certaine continuité de revenu dans l’année, constituait un outil puissant pour que la flexibilité soit réappropriée par les salariés comme mobilité choisie. Dans ce sens, il constituait un outil, certes limité et qu’il fallait repenser pour qu’il soit adéquat aux pratiques d’emploi et aux pratiques de travail des intermittents du spectacle, mais un outil quand même de résistance aux processus de dévalorisation du travail et de paupérisation des travailleurs. De ce fait, il constituait une entrave à l’existence du « marché de l’emploi culturel », le marché en tant que régulateur économique et social. En quelque sorte, le régime d’indemnisation chômage constituait un facteur de « rigidité à la baisse des salaires ». Ce n’est pas le « trop » d’intermittents qui rend plus aiguë la concurrence sur le marché de l’emploi et génère ainsi la baisse des salaires, mais bien la réforme, là où le salaire peut être déterminé par les tensions sur le marché (notamment dans certains secteurs de l’audiovisuel, et pour certains métiers plus techniques où la substituabilité entre salariés est plus grande).

Le Nouveau Modèle élaboré par la Coordination des Intermittents et Précaires engendre des coûts — en termes d’allocations versées par les Assedic — non moindre que la réforme (un surcoût, à structure constante, d’environ 40% par rapport à l’ancien modèle), mais il constitue la base pour une autre conception de la politique sociale : une politique de péréquation. Il agirait de manière à redistribuer les ressources.

Pour parvenir à ce résultat nous avons procédé de la manière suivante :

Nous avons tout d’abord appliqué les résultats des simulations des cas type (rapport juin 2005) en pondérant chacun d’entre eux, compte tenu de la structure de la population définie en fonction des variables salaire et nombre d’heures travaillées. Sur cette base, nous avons calculé les allocations versées suivant les trois modèles d’indemnisation : ancien régime d’indemnisation, réforme 2003, Nouveau Modèle. Nous avons ensuite calculé le coefficient de corrélation entre les salaires et les allocations.

La valeur théorique de ce coefficient varie entre -1 et +1. Lorsque ce coefficient prend la valeur -1, cela veut dire que les indemnisations compensent parfaitement les bas salaires, le système agit de manière parfaitement mutualiste en redistribuant les ressources en faveur des bas salaires. Si la valeur de ce coefficient est proche de +1, les indemnisations versées sont parfaitement proportionnelles aux salaires, le système fonctionne sur des principes de capitalisation individuelle. Une valeur proche de zéro indique que les deux logiques (de mutualisation et de capitalisation individuelle) co-agissent comme deux forces égales et opposées. C’est le cas de l’ancien régime d’indemnisation. En revanche, l’application de la réforme donne un coefficient de corrélation qui vaut +0.52, alors que le Nouveau Modèle donne un coefficient qui vaut -0.43.

L’alternative est alors entre deux modèles de politique sociale, deux modèles de société.

La question du financement reste ouverte, mais l’on remarquera le silence le plus absolu. Le mot financement a disparu de tout rapport, de tout discours.

Pourtant c’est bien tout raisonnement à « ressources constantes » qui empêche de penser le devenir, comme invention, création du nouveau. C’est bien le raisonnement à ressources constantes qui laisse apparaître un trop d’intermittents aujourd’hui, de Rmistes demain. Nous l’avons démontré, le déficit de l’Unedic, est la mesure frustre d’un investissement collectif nécessaire au développement et à la diffusion d’activités qui ne peuvent, qu’en partie seulement, répondre à des critères comptables de rentabilité.

Sans le crédit, en tant qu’avance sur le système, point d’évolution.

Comme nous l’avons déjà argumenté dans le rapport de juin 2005, la culture et l’art, leurs modalités de production, leurs contenus, les publics qu’ils créent, les ressources et les désirs qu’ils mobilisent participent pleinement à l’émergence d’un nouveau modèle de développement. Les dépenses pour la couverture sociale, pour l’indemnisation chômage, pour assurer les minima sociaux, pour la formation, etc., devraient être considérées comme des investissements collectifs, et non comme des coûts ou des charges. Puisqu’elles ne visent pas exclusivement la reproduction d’une force de travail adaptée aux nécessités du marché, elles introduisent une liberté relative de choix et de mouvement.

La nature et les finalités des dépenses sociales pour la santé, l’éducation, la formation, la culture, rejaillissent sur le contenu et les finalités de la croissance, nous contraignant à repenser les notions mêmes de croissance et de développement.

Extraits du rapport de juin 2005 7

…/… (Ces extraits illustrent à plus d’un titre les difficultés rencontrées dans le domaine de la production audiovisuelle).

3. Les transformations de l’organisation du travail dans la production culturelle

« Des projets ? Ce ne sont que des emplois ! Ça fait longtemps que j’attends que quelqu’un me propose de travailler sur un projet. » Électricien, éclairagiste dans le cinéma et l’audiovisuel.

Tout au long de l’enquête, il nous a paru indispensable de ne pas se contenter d’une analyse à l’échelle des comptabilités macro-économiques, mais d’aller directement interroger les conditions dans lesquelles les intermittents sont embauchés, travaillent et sont rémunérés.

3.1 Intensification des temps, suppression des postes, réduction des budgets

« On nous demande de faire plus de choses, en moins de temps, avec moins de postes, pour un salaire réduit, en exigeant la même qualité. », Un concepteur son.

Une triple tendance se généralise dans tous les secteurs et touche toutes les productions : intensification du temps de travail pendant toutes les phases de la production (préparation, création, tournage, montage, diffusion), suppression de postes, réduction des budgets.

Dans l’audiovisuel, la réduction des temps et des postes de travail se fait selon différentes modalités.

À titre d’exemple, et afin d’illustrer les tendances décrites ci-dessus, nous reconstruisons ici l’une des phases du cycle de fabrication d’un produit culturel (un film) : le montage (post-production), telle qu’elle nous a été décrite par des interviewés.

Quel que soit le type de production (téléfilm, magazine, documentaire, etc.) l’équipe de montage supervise de moins en moins le montage et sa conception en son entier. Elle est convoquée comme prestataire ponctuel, et non plus durant toutes les phases nécessaires au bon déroulement du montage, du visionnage des rushs jusqu’aux ultimes étapes de finalisation.

Le chef monteur n’est plus employé comme auparavant sur les finitions du film, suivi du montage son et mixage, et n’intervient plus dans ces phases que gratuitement, en fonction de ses disponibilités, de son bon vouloir et de son sens des responsabilités, sur lequel la production n’hésite pas à compter. L’assistant monteur n’est plus employé qu’à des tâches techniques réduites : dérushage, synchronisation des rushes, organisation de la salle de travail en début de montage. En fin de montage, il est réemployé pour « sortir de l’ordinateur la copie de travail montée » et préparer le montage des sons directs. Par contre, bien qu’auxiliaire précieux, il n’a plus la possibilité d’assister le chef monteur sur toute la durée du montage.

Cette tendance est très accentuée sur les téléfilms, les documentaires et plus généralement sur tous les projets à « petit budget », et traduit une contraction globale des dépenses.

Une autre forme de compression des temps consiste à imposer une réduction du nombre de postes de travail sur lesquels intervient l’équipe, le monteur et son assistant devant se partager un seul ordinateur, là où chacun disposait auparavant de sa table de montage. Du coup, l’un doit travailler le jour et l’autre la nuit (sans distinction de rémunération, heures de jour heures de nuit, puisque employés au forfait).

Par ailleurs, l’évolution de la technologie favorisant le cumul des tâches (une seule machine peut, à l’heure actuelle, gérer le montage des images, des sons, le mixage et l’étalonnage du film), il est aujourd’hui souvent demandé à une seule et même personne de cumuler des postes et des fonctions autrefois partagés entre différents métiers, ce qui réduit les coûts d’autant.

Les personnes du secteur que nous avons enquêtées parlent d’une standardisation de la production, d’une taylorisation de l’organisation du travail : on fixe un forfait de temps de travail, en déconnexion complète avec le projet. Qu’un projet soit facile ou difficile à monter, c’est toujours un forfait standard qui est fixé.

Une réalisatrice travaillant sur des reportages pour la télévision décrit ainsi les transformations qui ont affecté l’organisation des tournages :

« Aujourd’hui, on prend plein de stagiaires en ne les payant pas. On prend aussi des professionnels aux abois, toujours en ne les payant pas. Et tout ce qui peut l’être est refilé à des sociétés extérieures, à des sous-traitants. Le chef éclairo est obligé de cumuler aussi le son et de faire le chauffeur ; quelqu’un qui était au son, on le met à l’image ; s’il y a un assistant réalisateur il va faire au moins le son en plus ; le réalisateur est son propre chef opérateur ; une secrétaire artistique va devenir commerciale, etc. De plus, comme les nouveaux sont livrés à eux-mêmes, la déontologie, l’exigence n’existent plus sauf pour le long métrage : ça coûte moins cher de retravailler l’image et le son en post-prod que d’en prendre soin au tournage. La majorité des postes à pourvoir sont des stages non rémunérés. »

Cette tendance au cumul des tâches et des fonctions peut être également constatée dans les métiers techniques du spectacle vivant : un seul régisseur mobilise des compétences et exerce des fonctions qui étaient autrefois assurées par des personnes et des métiers différents. La polyvalence, comme nous l’a suggéré une personne interviewée, est une arme à double tranchant. Car s’il est « agréable et utile de toucher à tous les postes, de passer d’une fonction à une autre, de connaître les ficelles de différents métiers, dans les conditions actuelles de réduction des budgets et de maîtrise de tous les coûts de production, la polyvalence est l’une des conditions qui nous demandée et imposée par les employeurs pour pouvoir être embauché ».

3.3. Produire à la commande

« Quand j’ai commencé, on faisait des repérages, à la suite desquels on pouvait décider de ne pas faire le sujet. Aujourd’hui, on travaille à la commande sur les catastrophes de l’actualité. » Une réalisatrice.

L’enquête révèle l’un des aspects les plus novateurs de l’organisation du secteur de la culture : la généralisation de la production à la commande. Comme dans d’autres secteurs de l’économie, c’est à partir de la demande du client que se définit le produit et se met en place l’organisation de la production. Ce qu’il est convenu d’appeler le « système de pilotage par l’aval ».

Ce système s’étend et induit des modifications profondes de l’organisation de la production culturelle, affectant tout particulièrement le fonctionnement du marché du travail, l’organisation du travail, les modes de fabrication des contenus, les modèles esthétiques, la production des publics.

Dans l’audiovisuel, les sociétés de production ne font presque plus que « du travail à la commande ». Dans la production des téléfilms et des séries, les chaînes de télévision (les « clients ») ont droit de regard sur tout : la composition des équipes techniques, le choix des comédiens, les choix de mise en scène. Les réalisateurs doivent se plier aux exigences des chaînes qui imposent des comédiens « télégéniques » répondant aux critères de l’Audimat.

3.5.1 La forfaitisation du salaire

« On est de moins en moins des salariés, des employés, on est de moins en moins payé, on est de plus en plus des contractuels. C’est tout au cas par cas, on négocie individuellement. C’est épuisant. », une cadreuse.

Depuis quelques années un mode de rémunération dit « au forfait » s’est largement répandu. Ce phénomène touche plus particulièrement les techniciens du cinéma, de la télévision et de la publicité, mais concerne désormais tous les métiers selon différentes modalités. Il paraît important de mettre en lumière cette tendance puisqu’elle risque d’affecter l’ensemble de l’organisation du travail aussi bien dans l’audiovisuel que dans le spectacle vivant.

De plus en plus de productions passent d’une organisation structurée autour d’un projet, encadrée par des conventions collectives (ou des usages) qui régulaient le temps de travail et les salaires (minima syndicaux, paiement des heures supplémentaires, défraiements…) à une organisation structurée autour d’un forfait/salaire (les heures de jour ne sont pas distinguées des heures de nuit, les heures supplémentaires ne sont pas comptabilisées…).

Les productions fixent un forfait salarial pour l’ensemble du projet et pour chaque poste en particulier, et imposent ces conditions aux équipes (« c’est à prendre ou à laisser »). Le forfait salarial est souvent établi à la semaine, quelquefois au minimum syndical, mais souvent à moins 20 %, moins 30 %, voire moins 50 % du minimum syndical.

Les salaires des techniciens peuvent être arrondis par le paiement de la « mise à disposition » du matériel dont ils sont propriétaires et qu’ils louent à la production. Depuis quelques années, les décorateurs, les monteurs, les preneurs de son, les cameramen s’équipent, et monnaient ces équipements techniques, pour essayer d’enrayer la baisse des salaires et des budgets. Dans ces cas, les négociations portent sur des sommes d’argent non soumises à cotisation, qui ne se traduisent donc pas en heures comptabilisées pour l’ouverture des droits.

Le forfait entraîne à la fois une diminution du salaire réel, puisqu’il ne prend pas en compte l’ensemble des heures supplémentaires, le « dépassement », les heures de nuit, et une baisse substantielle des cotisations payées.

Le forfait/salaire transforme le salaire en honoraire et tendanciellement les salariés en travailleurs indépendants.

Ces nouvelles modalités du forfait entrainent une déresponsabilisation des productions. Ces dernières n’assument plus complètement la coordination, l’organisation et l’accompagnement des projets. Elles se déchargent de ces fonctions sur les compagnies, les équipes et les salariés. Comme dans d’autres secteurs de l’économie, ces processus visent à transférer les risques économiques sur les salariés.

Dans l’audiovisuel, comme dans le spectacle vivant, nous avons constaté une baisse ou une stagnation des tarifs depuis dix ans.

Deux témoignages montrent comment la dégradation des rémunérations s’articule avec le renforcement du pouvoir des employeurs.

« J’ai commencé en 1992, et depuis mon salaire de base est le même. Les gens ont peur au boulot, la pression est très forte, peur de mal faire, d’être pris à défaut, de ne pas faire le prochain [projet). Cette tendance s’accentue. On en est à considérer un tarif syndical comme une faveur ; les rapports avec l’employeur (chef d’entreprise ou chef de poste) sont de plus en plus “je te fais la charité de te donner du travail”. Ça me révulse, le travail ne se donne pas : c’est un échange, pas un don. »

Un régisseur du son souligne un phénomène en développement rapide : dans les négociations individuelles avec l’employeur, le salaire est de moins en moins pris en compte : « Si tu parles d’argent, t’es immédiatement considéré comme un type chiant. La négociation n’intervient jamais sur le salaire, il est proposé et on dit oui ou non. Ce qui est déclaré est, de toute façon, faux. En tournée, on est déclaré 10h (c’est le maximum possible). mais on fait 15 à 18 h. Donc, finalement, on travaille toujours au forfait. »


  1. Les résultats de l’enquête sont téléchargeables sur le site de la Coordination des Intermittents et Précaires : www.cip-idf.org/
  2. Dans le secteur du spectacle vivant, on considérera comme étant des grandes structures, l’Opéra Bastille et l’Opéra Garnier, mais aussi des structures comme le Théâtre de l’Odéon, employant quelques 150 permanents, ou la Cité de la Musique employant quelques 180 permanents. Dans l’audiovisuel, TFI, employant plus de 3600 permanents, est considérée une grande structure. Mais si nombreuses sont les moyennes, les petites et les microstructures dans le spectacle vivant, l’audiovisuel et le cinéma, les microstructures n’employant que des intermittents sont relativement nombreuses. Le rapport entre salariés permanents et intermittents qui varie entre 10% et 30% dans les grandes structures, atteint souvent 100% dans les microstructures.
  3. La version complète de la synthèse ainsi que les résultats de l’enquête sont téléchargeables sur le site de la Coordination des Intermittents et Précaires : cip-idf.org
  4. Données Insee enquête emploi, 2004
  5. GREE Centre associé Cereq, CNRS. « La construction sociale des frontières entre la qualification et la non-qualification » Rapport de recherche commandité et financé par la DARES, 2003.
  6. Lorsque nous avons construit l’échantillon, nous ne disposions d’aucune information concernant les salaires et la structure de la population en fonction de cette variable car l’accès à la base de données nous avait été refusée par la direction de l’UNEDIC. C’est seulement en septembre 2005, grâce au travail statistique mené par le BIPE, sur la base de données UNEDIC, que nous avons pu prendre connaissance de la structure de la population des mandatés au titre de l’annexe 8 et 10, suivant le croisement des variables » Nombre d’Heures Travaillées » et Salaires non plafonnés. La structure analysée en fonction du Nombre d’Heures Travaillées (NHT) et du salaire (W), sur la base de l’échantillon, est tout à fait cohérente avec celle issue de la base de données UNEDIC, en confirmant ainsi la représentativité de l’échantillon.
  7. La version complète des résultats de l’enquête sont téléchargeables sur le site de la Coordination des Intermittents et Précaires : www.cip-idf.org/

Publiée dans La Revue Documentaires n°20 – Sans exception… culturelle (page 59, 3e trimestre 2006)