Yann Beauvais
Le cinéma expérimental a entretenu avec le documentaire de fréquents rapports. Bien qu’intermittents et souvent paradoxaux, ils sont riches de sens.
L’écriture des cinéastes expérimentaux pour une compréhension, une restitution de la réalité, associe immédiatement perception et narration, et le statut conféré à l’image cinématographique permet que s’établissent différents projets esthétiques et sociaux.
D’un point de vue historique
L’avant-garde des années vingt avec ses symphonies de ville nous a habitués à un traitement du réel dans lequel la rythmique et l’abstraction des plans s’effectuent en respectant la chronologie d’une journée. Au déroulement et à la distribution des activités d’une journée, les cinéastes associèrent l’idée de la composition musicale faisant se succéder des plans plus ou moins rapides selon l’activité dépeinte ou selon le moment de la journée ainsi, l’opposition travail/loisir est caractérisée par des rythmes plus ou moins syncopés. La dynamique de la grande ville, son esprit se retrouvent autant dans la succession de plans courts que dans leur fragmentation, qui produisent un kaléidoscope visuel manifestant la ville moderne dans toute sa diversité. Les symphonies de ville se réfèrent au musical dans la faculté d’organisation et de distribution du disparate selon des thèmes et lignes mélodiques scandés dans différents tempi. À côté des travaux de Walter Ruttmann, Berlin, die Symphonie einer Grosstadt, 1927, de Henri Chomette, Jeux de reflet et de la vitesse 1923-25, ou de Dziga Vertov Tchelovieks Kinoapparatom, 1929, pour n’en citer que quelques-uns, qui proposaient une vision moderniste de la ville, et qui par conséquent n’appréhendaient les individus que de manière secondaire comme des éléments, rouages dans la machinerie et le trafic de la ville, s’est développée une cinématographie plus documentaire.
Pour celle-ci, le cinéma permet de faire prendre conscience, de montrer l’insalubrité de la ville, voir par exemple: Marseille vieux port (1929) ou Grosstadt Zigeuner (1932) de Laszlo Moholy Nagy. Ces deux films font surgir les traces d’un XIXe siècle qui n’en finit pas de s’éteindre. Cette prise de conscience a amené de nombreux cinéastes à associer aux traitements avant-gardistes de l’image des approches plus classiques de narration comme on peut le voir dans Uberfall (1929) d’Erno Metzner, ou Rien que les heures (1926) d’Alberto Cavalcanti. Dans ces films, les intermèdes documentaires permettent de composer une atmosphère, un climat qui permet de ne pas s’étendre sur la psychologie des personnages. La nature glauque de l’environnement urbain ne faisant que souligner la déliquescence des rapports humains. Recours à des plans moins syncopés qui manifestent leurs qualités photographiques et qui oscillent entre document, témoignage ou procédé. C’est en fonction de cette qualification que le film manifeste son appartenance à une avant-garde plutôt qu’à une autre. D’un côté on a une avant-garde plus formelle, moderniste, principalement due à des plasticiens (Vikking Eggeling, Hans Richter, Fernand Léger, Man Ray, Marcel Duchamp…), de l’autre on a une avant-garde qui tente de faire correspondre à des aspirations politiques des formes cinématographiques nouvelles, Dziga Vertov et Sergei Eisenstein en sont les deux principaux protagonistes. Leurs influences furent prépondérantes et expliquent le passage d’une avant-garde à l’autre lors de l’avènement du parlant qui surgit, comme par hasard, au moment ou le monde occidental entre dans une crise économique et sociale majeure. On retrouve cette nouvelle pratique du cinéma aussi bien chez les britanniques, sous la houlette de l’école documentaire de John Grierson, que chez Joris Ivens, ou Henri Storck pour n’en citer que quelques-uns.
L’essai cinématographique sur un lieu, un pont dans De Brug (1928 d’Ivens), une ville dans Images d’Ostende (1930 de Storck), ou bien encore À propos de Nice (1930 de Jean Vigo), laisse au cinéaste et à son cameraman, une liberté d’intervention autant par rapport au sujet que dans le traitement des séquences au montage. En fonction du projet plus ou moins formel, sera défini le type de montage qui permettra de faire ressortir une dynamique ou une critique sociale des comportements.
À la croisée des pratiques
L’essai permet au cinéaste d’incorporer des techniques du cinéma d’avant-garde à d’autres finalités. Ce type de cinéma facilite, au travers des actualités et des reportages, l’élaboration et l’instauration du film de propagande autant que de la publicité. Et l’on retrouve de nombreuses techniques développées par les cinéastes expérimentaux dans ces deux champs cinématographiques, le film de propagande et la publicité.
Mais l’inverse aussi est exacte : les cinéastes d’avant-garde vont s’approprier les films de reportages ou les documentaires afin de les détourner de leurs projets initiaux. Ainsi au sein du groupe cinématographique de la poste britannique (GPO), Len Lye puisera de nombreuses séquences de films (Drifters, de Grierson, 1929, Night Mail, de Harry Watt et Basil Wright, 1936) afin de réaliser Trade Tattoo (1936), publicité pour la GPO. Lye colorie les séquences qu’il a prélevées afin de créer une dynamique de la couleur s’opposant aux contrastes photographiques des documents d’origine. Cette appropriation se retrouve chez de nombreux cinéastes qui produisirent les films de compilations, appelés par la suite les films de « found footage », et dans lesquels le cinéaste effectue un travail d’analyse et de montage à partir de séquences dont il n’est pas l’initiateur. Esfir Schub dans les années vingt et trente en Union Soviétique, Bruce Conner à partir des années cinquante aux États-Unis furent les champions de ces pratiques. Remarquons cependant que les enjeux politiques différent énormément entre le révolutionnaire prôné par Esfir Schub, et la critique sociale, s’accompagnant d’une certaine nostalgie chez Bruce Conner. On peut appréhender cette pratique du détournement comme l’extension d’une attitude qui veut que l’on cherche, lorsqu’on n’a pas pu le tourner, un document photographique ou filmique qui pourrait renforcer, souligner l’argument défendu par le film. Dénaturation de cet usage illustratif au profit d’une attitude qui veut que l’on produise un film à partir de matériaux prélevés à droite et à gauche. Cet usage du détournement est fonction du type de cinéma défendu par le réalisateur. Les années quatre-vingts verront se multiplier dans le cinéma expérimental ce détournement d’images d’archives connues (voir Displaced Person de Daniel Eisenberg 1981) autant qu’anonymes. Les films éducatifs deviendront le fond inépuisable dans l’élaboration de projet personnel qui vise à affirmer une individualité, Decodings de Michael Wallin (1983), Der Vater de Noll Brinckmann (1986) ou bien Short of Breath de Jay Rosenblatt (1990)…
On verra que le cinéma contemporain se permet des jeux plus fréquents dans la mesure ou les pratiques sont moins séparées et qu’elles tendent à se mêler. Ainsi dans Fast Trip, Long Drop (1994), de Gregg Bordowitz, le détournement de film des années quarante, et cinquante permet d’évoquer la multiplicité des strates qui façonnent un individu. La juxtaposition de ces éléments disparates permet au cinéaste de proposer un kaléidoscope d’images qui sont le reflet de son identité. Cette appropriation d’images se révèle essentielle dans la production d’une parole positive par rapport à la maladie et se revendique aussi comme moment essentiel ou le cinéaste peut se faire entendre quelle que soit l’origine des images. Attitude active qui évoque certainement la prise en charge par les séropositifs des discours et des images qui font barrage à la production de masse d’exclusion déployée par les appareils sociaux. Faire entendre une voix. Un cinéma à la première personne qui semble convoquer de manière nouvelle l’art du journal filmé et qui se déploie dans le champ du documentaire et de l’essai.
Identité, perception et lisibilité
Dans le cinéma personnel et dans les journaux filmés on voit clairement le cinéma expérimental et le documentaire se croiser, se mêler, et produire parfois des œuvres uniques qui transforment le cinéma aussi bien que notre manière d’appréhender la réalité.
Le cinéma expérimental s’est souvent affirmé contre les pratiques dominantes du cinéma et plus particulièrement contre le cinéma industriel et commercial. Revendiquant une appartenance au cinéma d’amateur, il a souvent privilégié l’expression de l’individu et de son entourage proche. Un moyen d’enregistrer non pas la réalité mais la perception de la réalité. Le cinéma permettrait ainsi, pour Brakhage, de donner à voir une vision subjective radicale au travers de visions hypnagogiques, ou bien encore celles des enfants avant qu’elles ne soient codées. Le cinéma devient la manifestation d’une expression personnelle au service d’une vision particulière qui s’exprime autant dans la chose filmée que dans le travail effectué sur le ruban et qui vient transformer activement la vision.
Voir des processus sans se limiter à la fidélité des images photographiques.
Chronique des jours et d’une communauté. On pense à Jonas Mekas, à Ken Jacobs dans quelques uns de ces premiers films, chroniques de voyage qui renouent avec les symphonies de ville. C’est le cas pour Téo Hernandez dans Souvenir Rouen (1983).
Ces chroniques, ces journaux filmés privilégient la spontanéité au moment du tournage et permettent aux cinéastes d’élaborer des stratégies afin de rendre compte du réel. Celui-ci est souvent dépeint comme une accumulation de plans très courts avec changements de cadres rapides : dans Diaries, Notes & Circus (1963-68), ou bien encore en privilégiant la fluidité de la caméra qui anticipe les mouvements et les déplacements des personnes : dans Little Stabs at Happiness (1959-63) de Ken Jacobs. Cette spontanéité de réaction vis-à-vis de la chose filmée ne répond pas aux mêmes critères d’appréhension de la réalité que ceux défendus par certains documentaristes pour lesquels la chose filmée répond à une lisibilité qui ne doit en rien parasiter l’image.
Pour les cinéastes expérimentaux ce critère de lisibilité et de fidélité à l’apparence de la réalité est secondaire; que l’on pense à l’utilisation des sur et sous exposition chez Jonas Mekas dans la plupart de ses journaux filmés, aux flous chez Ken Jacobs. Dans tous ces film, l’acte de filmer est présent d’une manière ou d’une autre à l’écran. Le sujet filmant ne police pas son film; les procédés de filmage sont incorporés et sont partis prenantes de la représentation. À la manière d’une improvisation musicale, le cinéaste joue avec les procédés qui deviennent les éléments essentiels de la prise de vue, et modifie la perception que le cinéaste a de la réalité.
C’est la manifestation d’un sujet face à des événements prédominants. Report (1963-67) de Bruce Conner est exemplaire à cet égard. Le film se propose d’analyser la réaction du cinéaste face à l’assassinat de John Kennedy. Pour ce faire, il recourt à des « found footages », films d’actualités et reportages qui ont envahi pendant plusieurs jours les écrans. Il retravaille ces images ressassées en leur redonnant une charge émotive que leurs répétitions avaient évacuée. Les séquences les plus connues sont revisitées et se dissolvent dans un « flicker » intense afin d’inscrire l’événement comme perturbation majeure de la quotidienneté. Transformation visuelle qu’accompagne la bande sonore constituée elle-même d’émission de radio en direct couvrant la visite de Kennedy à Dallas.
L‘’’altérité
Cette confrontation d’un sujet par rapport à un évènement, ou par rapport au monde est ce que l’on retrouve dans de nombreux documentaires expérimentaux qui travaillent l’identité, l’altérité selon différentes cultures et minorités. Travail essentiel qui lance des ponts entre des pratiques souvent séparées. On pense aux films de Bruce Baillie comme Valentin de Las Sierras (1968) qui fait le portrait d’un cavalier où bien à de nombreux films réalisés au Mexique et plus particulièrement à Anselmo (1967) de Chick Strand qui au moyen de très gros plans nous propose une vision particulièrement sensuelle du lavage et brossage d’un cheval. Ces deux films aux couleurs chaudes (le kodachrome des années soixante) inscrivent par la fragmentation et la multiplication des plans une appréhension en devenir d’une action. Comme si ce n’était pas la restitution de l’action qui importait mais plutôt sa dynamique et sa sensualité de rendre présente la réalité de celui qui la vie.
On retrouve des propositions similaires dans le projet jamais terminé de Maya Deren sur Haïti, et plus récemment dans les films de Trinh Minh Ha, sur le Vietnam Surname Viet Given Name Nam (1989), sur l’Afrique, Réassemblage (1982), sur la Chine, Shoot for the Contents (1992). Tous les films de Trinh Minh Ha 1 explorent les relations entre l’observateur et l’observé en reprenant en charge et en questionnant cette idée de l’objectivité qui serait sous-jacente au documentaire. Objectivité qui énonce d’une habile manière la position dominante du cinéaste (la plupart du temps occidental) vis à vis de son sujet/objet d’études. Ici, la cinéaste active les différences entre elles et ce qu’elle filme, et ceci à tous les niveaux de fabrication du film et du discours. Elle incorpore la pluralité des voix et des sujets dans un même film et travaille le rythme au moyen de répétitions de plans qui distribueront d’autres scènes ou plans de coupe comme dans Shoot for the Contents.
Ces stratégies favorisent une approche politique du film qui incorpore l’analyse des procédés cinématographique. Production d’une altérité qui fait que les questions que le film adresse sont inséparables de son objet. Faire surgir un espace, un hiatus dans le discours sur l’autre au moyen du cinéma afin de devenir étranger à soi-même.
- Une rétrospective des films de Trinh Minh-ha est présentée à l’American Center à partir du 31 mai dans le cadre de Travelling Cultures.
- À propos de Nice | Jean Vigo, Boris Kaufman | 1930 | France | 24’ | 35 mm
- Anselmo | Chick Strand | 1967 | États-Unis, Mexique | 4’ | 16 mm
- Berlin, symphonie d’une grande ville (Berlin : Die Sinfonie der Großstadt) | Walter Ruttmann | 1927 | Allemagne | 1h14 | 35 mm
- Decodings | Michael Wallin | 1988 | 16’
- Der Fater | Christine Noll Brinckmann | 1986 | Allemagne | 26’
- Displaced Person | Daniel Eisenberg | 1981 | 11’ | 16 mm
- Fast Trip, Long Drop | Gregg Bordowitz | 1994 | États-Unis | 54’ | 16 mm
- Großstadt Zigeuner | László Moholy-Nagy | 1932 | 14’ | 16 mm
- Jeux des reflets et de la vitesse | Henri Chomette | 1925 | 8’ | 35 mm
- L’Homme à la caméra (Tchelovek s kinoapparatom) | Dziga Vertov | 1929 | URSS | L'Homme à la caméra (Tchelovek s kinoapparatom)
- Le Pont (De Brug) | Joris Ivens | 1928 | Pays-Bas | Le Pont (De Brug) | 35 mm
- Little Stabs at Happiness | Ken Jacobs | 1960 | 15’
- Marseille Vieux-Port | László Moholy-Nagy | 1929 | 9’
- Notes on the Circus | Jonas Mekas | 1966 | États-Unis | 12’ | 16 mm
- Ostende 1930 | Luc de Heusch | 2004 | Belgique | 10’ | 35 mm
- Polizeibericht Überfall | Ernö Metzner | 1928 | 21’
- Reassemblage: From the Firelight to the Screen | Trinh T. Minh-ha | 1983 | États-Unis | 40’ | 16 mm
- Report, 1963-67 | Bruce Conner | 1967 | 13’
- Rien que les heures | Alberto Cavalcanti | 1926 | France | 45’ | 35 mm
- Shoot For The Contents | Trinh T. Minh Ha | 1992 | 1h42
- Short Of Breath | Jay Rosenblatt | 1990 | 10’ | 16 mm
- Souvenirs Rouen | Teo Hernandez | 1983 | 11’ | Super 8
- Surname Viet Given Name Nam | Trinh T. Minh-ha | 1989 | 1h48
- Trade Tattoo | Len Lye | 1937 | 5’
- Valentin de Las Sierras | Bruce Baillie | 1968 | 9’ | 16 mm
- Walden – Diaries, notes and sketches | Jonas Mekas | 1964 | États-Unis | 3h
Publiée dans La Revue Documentaires n°10 – Poésie / Spectacles de guerre (page 63, 1er trimestre 1995)