Simone Vannier
Pour qui suit le travail de Patrice Chagnard, Le convoi est la figure extrême d’une longue quête, la métaphore idéale de ce qui sous-tend depuis toujours ses films que le thème en soit religieux ou laïque– à savoir l’expérience intérieure.
Dans ce dernier film, il réussit le paradoxe de traiter le sujet « a contrario » et de donner un éclairage intimiste à une aventure humanitaire aux allures de western. En voici l’argument : trois hommes prennent la route à bord de camions trois tonnes et, bravant tous les dangers, traversent l’Europe de l’Est de part en part, pour porter des secours au peuple arménien : histoire qui se prête au pathos de la geste humanitaire. Le cinéaste refuse cette facilité et si la finalité de l’expédition est évoquée, elle n’est jamais mise en avant. Ce n’est qu’au terme du voyage que nous en apprenons la destination : Erevan, de même nous ignorerons jusqu’au bout le contenu des camions, nous ne verrons pas les trois héros modernes accueillis par une population émue et reconnaissante. L’impasse sera faite sur une conclusion édifiante.
Pour s’être intéressé très tôt aux préceptes de la religion, Patrice Chagnard sait ne pas confondre charité et « œuvres de charité » et la générosité proclamée de l’exploit humanitaire le laisse dubitatif.
Précisément, ce qui l’intéresse est de découvrir pourquoi ces trois personnages d’âge et de statut social différents se trouvent engagés dans ce périple à l’issue imprévisible.
Quand la route – devenue moins périlleuse – leur accorde quelque répit, les chauffeurs se contient au cinéaste. Nous devinons que pour chacun d’eux : Jérôme, à peine sorti de l’adolescence, déstabilisé par une enfance sans mère, Amine, chef de convoi, rescapé de l’enter de la drogue, et Papy, cadre licencié, privé d’avenir – ce travail est un choix de recommencement, une manière radicale de rompre avec la « vie d’avant », qu’il faut à tout prix dépasser pour atteindre une nouvelle validité : une mise à l’épreuve où le goût du risque, le plaisir de la route entrent en jeu.
L’auteur donnant la priorité à la singularité de chaque engagement, à sa complexité, voire à son ambiguïté, évite les clichés réducteurs. Ce parti pris est posé d’emblée par la caméra qui évite le gros plan et permet au spectateur de « considérer » les acteurs de ce voyage : pas d’empathie mais le désir de respecter une distance pour laisser place à une connaissance de « l’autre ». Et, si les personnages sont attachants, c’est qu’ils ne sont violés ni par l’image ni par la curiosité indiscrète du cinéaste qui leur laisse du champ pour être eux-mêmes dans leur vérité. Loin d’être instrumentalisés par le film, ils en sont le centre, la raison d’être. Le mot d’humanisme – parfois si dévalorisé – s’applique parfaitement à la démarche de Patrice Chagnard, à son éthique, au questionnement qu’il poursuit de film en film.
Du double enjeu des trois chauffeurs à la fois soudés face aux dangers et pourtant isolés dans leurs cabines, face à eux-mêmes, naît une dramaturgie très forte. Le parcours des pays de l’Est dans le climat de désolation de l’après-communisme – délabrement, misère laissée par la guerre toute proche, état d’abandon des routes –, est le « théâtre » de l’aventure personnelle vécue par des hommes en quête d’eux-mêmes.
Ce positionnement est souligné par la mise en scène et le montage : les paysages sont presque toujours vus des voitures et la parole des camionneurs nous accompagne de bout en bout. Les images splendides qui défilent devant les pare-brises – il faut saluer le travail du chef-opérateur Raymond Vidonne – sont avant tout la toile de fond de destinées humaines.
Et si nous vibrons pendant les épisodes de ce voyage qui évoquent Le salaire de la peur, la question posée, quand le film s’achève, est : l’humanitaire les a-t-il aidé à se trouver ?
Il faut saluer l’arrivée au cinéma de cette œuvre d’un réalisateur formé à l’école de la télévision, dont le talent sait donner à un sujet galvaudé une authenticité qui le sauve de la mode.
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Le Convoi
1995 | France | 1h30 et 52' | Vidéo Réalisation : Patrice Chagnard
Publiée dans La Revue Documentaires n°15 – Filmer avec les chaînes locales (page 145, 2e trimestre 2000)
