Feux et foyers

Entretien avec Jet Homoet et Simon Wilkie

Michael Hoare

Pour moi, la projection de That Fire Within était un des beaux moments du Festival. En partie parce que je reconnaissais la terre d’Afrique, presque identique à elle-même à travers les quatre mille kilomètres qui séparent les lieux du film des pays que je connais. En partie, parce que je trouvais dans la sensibilité et la tendresse du regard une sorte de compassion humaine qui ne niait pas une part importante de solidarité politique. Et enfin parce que j’étais face à un regard de jeunes, de jeunes issus d’une école de cinéma documentaire importante, une des dernières existantes dans cette époque du « tout télévisuel ». D’où une certaine schizophrénie de l’interview qui suit, en partie une enquête sur une expérience d’apprentissage, en partie un échange sur un film et une situation économique et politique tendue.

Étudiants du National Film and Television School, Londres

Jet Homoet : Je suis Hollandais, j’ai fait l’École des Beaux-Arts à Rotterdam pendant six ans. Ensuite, j’ai voyagé un peu, cherchant ce que j’allais faire de ma vie. J’ai filmé la vie autour de moi avec une caméra Super 8, et je me suis rendu compte que je voulais faire des documentaires. J’ai rencontré quelqu’un qui m’a parlé de la National Film and Television School en Angleterre, et je me suis inscrit à partir de 1988 pour étudier le documentaire. Je suis à la fin de ma cinquième année. On fait un film de diplôme. Jusqu’à présent, le cursus n’avait pas de limite précise. Certains font leur film de fin d’études au bout de trois ans, d’autres au bout de neuf ans. Ça dépend du type de cinéma, du style de cinéaste. C’était comme ça jusqu’à très récemment.

Simon Wilkie : Je suis né à Edinburgh, en Écosse, en 1959. Avant d’aller à l’École, j’étais photographe. Je travaillais dans la pub, la photo de studio, etc., et c’est sur cette base que je me suis inscrit à la NFTS. J’avais peu d’expérience en documentaire. J’avais tourné en 16 mm, des paysages et des choses similaires. J’ai rencontré Jet dès les premières semaines de l’École. Nous avons fait un premier film quelque temps après, et cela a bouleversé mes projets. Au lieu de devenir chef opérateur sur des long métrages hollywoodiens, ce qui avait été mon ambition, je me suis orienté vers le cinéma-vérité, le cinéma tourné avec deux, trois personnes.

Vous pouvez me parler de la NFTS. Comment fonctionne-t-elle ?

Simon Wilkie : Jusqu’à très récemment, elle fonctionnait en suivant la théorie du chaos. On espérait que la sélection des étudiants, leurs origines, les affinités créées par leur rapprochement, créerait de bonnes connexions synaptiques avec le personnel enseignant et engendrerait des opportunités intéressantes d’apprentissage. L’enseignement technique a toujours été limité à un minimum, en particulier pour le documentaire. L’idée a toujours été de donner une caméra, cinq boîtes de pellicule aux étudiants qui revenaient deux semaines plus tard et progressaient à partir de leurs erreurs. Beaucoup pensent que cette approche gaspille du temps, et notre chef de département, M. Herb Di Gioia a eu à subir des critiques par cette méthode consistant à nous jeter à l’eau. Maintenant l’accent s’est déplacé vers l’enseignement de l’optique, (des objectifs, des diaphragmes, etc.), de la lumière, mais en tant qu’étudiants de documentaire, nous apprenons aussi le son, toutes les formes d’enregistrement, l’éclairage etc. Je suis aussi à l’École depuis cinq ans.

C’est un cours sans limite, on s’arrête quand on veut ?

Non, il y a maintenant depuis 1992 un nouveau directeur à l’école, Henning Camre, un Danois, qui a pris la succession de Colin Young, directeur de l’école depuis son origine. Sa philosophie de l’enseignement du cinéma est radicalement différente. Personnellement, je suis très content de quitter l’école, parce que pour moi, la spontanéité chaotique du lieu faisait que la production de chaque année était différente, la politique de l’enseignement était différente, que c’était toujours un lieu très excitant, très vivant. Ça a été remplacé par une limite maximum de trois années passées à l’école, des dates limites, de journées de tournage strictement limitées, des restrictions dans l’accès au matériel, quatorze jours pour tourner le film intermédiaire, vingt et un pour le film final, et t’as intérêt à avoir fini le tournage sinon, ils te privent du matériel et montent ce que tu as fait.

L’idée est d’imiter les conditions du marché. On dit: à quoi bon former des gens à faire des choses qui ne seront plus pertinentes dans leur vie professionnelle. L’argumentation de Colin Young, par contre, a toujours été celle-ci: ce qui rendait les diplômés de l’École si capables de s’intégrer au système télévisuel tient à ce qu’ils savaient faire autre chose que les gens passés par la formation interne aux sociétés de télévision. Eux, disposent d’un savoir-faire très perfectionné, mais nous, nous avons appris à travailler différemment, ou autrement, nous savions expérimenter, inventer.

Jet Homoet : Je crois aussi que l’avantage de l’École telle qu’elle fonctionnait, c’est qu’elle laissait beaucoup de temps aux étudiants pour trouver leur voie dans le cinéma.

Pour moi, c’était la chose la plus importante. Quand je suis arrivé à l’école, je voulais vraiment explorer le documentaire, pour trouver mon propre style, mon propre chemin, et je crois que cela m’a été possible. Je crains désormais qu’il n’y ait plus de temps pour ça. Par exemple, on vous donne maintenant quatre semaines pour tourner un documentaire. Or celui-ci, nous l’avons porté pendant cinq mois. La conséquence sera qu’on ne pourra plus faire le même genre de film.

Cela dit, il y a une image du film estampillé NFTS qui circule dans le monde documentaire, c’est le film d’observation soigneusement tourné, méticuleusement monté, qui est fort dans sa capacité à communiquer la réalité de la vie filmée, mais plutôt faible dans son affirmation d’une identité ou d’une écriture personnelle. Cette image correspond-elle à quelque chose ?

Jet Homoet : Je sens que, dans ce film, j’ai exprimé mon point de vue personnel de manière très forte, et si les gens ne le voient pas… Si je regarde les films qui ont été faits à l’école, je les trouve très divers, très variés. Je ne dirais pas qu’on y fait un documentaire-type.

Simon Wilkie : Je serais en désaccord. Si on compare les styles de documentaire faits autour du monde ou en Europe, il y a absolument un feeling NFTS. Ils sont souvent marqués par le cinéma-vérité.

Jet Homoet : Mais je crois aussi que c’est parce qu’il y a peu d’endroits où il reste possible de faire du cinéma-vérité. Il y a peu d’endroits qui échappent aux contraintes commerciales, qui rendent le cinéma vérité impraticable.

Jet Homoet : C’est aussi cet aspect qui attire les gens intéressés par le documentaire. Ils savent qu’on peut y réaliser ce genre de documentaire.

Simon Wilkie: Et l’anthropologie visuelle fait aussi partie de la réputation de l’École. Je ne sais pas exactement ce que le terme veut dire. Moi-même, je ne me penserai jamais comme anthropologue. Je n’ai aucune compréhension de cela. Je sais que je suis très intéressé par les étrangers, et j’aimerais que les gens eux-mêmes communiquent à travers le film, plutôt que de communiquer ma propre angoisse pendant la fabrication du film, ou ma propre recherche d’une certaine vérité. Mon souci est plutôt que les gens filmés puissent passer.

Et ça coûte combien pour s’y inscrire ?

Vers £1800 par an si on est ressortissant du CEE, et environ £3500 si on vient d’ailleurs.

Les réalisateurs de That Fire Within

Parlons maintenant du film. Y avait-il un commanditaire ?

Simon Wilkie: Non, l’idée est venue de notre relation avec un Namibien réfugié résidant à Londres. On voulait d’abord faire une vidéo sur lui. Il est rentré en Namibie en 1989 pour participer aux élections organisées sous l’égide des Nations Unies, dans le cadre de la résolution 435. Nous avons repris contact. Il nous a proposé de venir faire un film en Namibie. Nous étions très intéressés par le rôle des femmes pendant et après la guerre.

Jet Homoet : D’après ce que nous avons lu, la plupart des exploits semblaient être le fait des hommes, on parlait très peu des femmes, et nous avons voulu nous concentrer sur cet aspect. Nous avons fait de la recherche pendant 6 semaines, nous avons voyagé dans le Nord du pays et avons parlé à des femmes. Nous avions un interprète, et, la deuxième semaine, nous avons rencontré Aoune, le personnage du film. Nous avons senti qu’elle avait une personnalité extraordinaire. Par la suite, nous avons parlé à d’autres femmes, mais nous sommes revenus à elle. Nous lui avons demandé si nous pouvions faire un film sur elle et ses enfants. Après avoir réfléchi et demandé à son mari, elle a donné son accord. Nous lui avons demandé si nous pouvions venir vivre avec eux, elle a demandé pendant combien de temps, nous avons dit : trois ou quatre mois. Cela s’est passé ainsi, très simplement. Et nous avons senti qu’elle était très chaleureuse. Je crois que nous nous sommes bien entendus, c’est ainsi que les choses ont commencé.

Nous avons vécu avec la famille pendant cinq mois, avons passé un mois à organiser les choses; en tout nous avons donc passé 6 mois avec elle. Nous avons tourné 75 bobines, 12,5 heures en tout. Mais nous n’avons pas tourné à un rythme régulier. Il y avait des périodes où nous avons construit une petite maison, et d’autres périodes où nous avons passé notre temps à simplement trouver notre place.

Les scènes les plus remarquables sont celles qui sont tournées la nuit autour d’une lampe à pétrole au moment où les gens se couchent. On a le sentiment que vous avez dû être présents pendant un temps assez long pour que ce genre de tournage devienne possible.

Jet Homoet : Nous avons vécu avec eux dans leur maison. Nous nous sommes assis avec eux tous les soirs. Donc ils se sont habitués à la présence de la caméra.

Simon Wilkie: Cela m’a étonné que ces scènes fonctionnent aussi bien, parce que même si nous nous étendions à leurs côtés sous une couverture, racontant des histoires, ou des plaintes, ou passant en revue les événements de la journée, il n’y avait jamais de lumière. On n’allumait jamais une lumière simplement pour éclairer ces discussions. Cela aurait été un gaspillage d’énergie. Évidemment on ne pouvait pas tourner dans ces conditions, mais on voulait capter cette ambiance. Donc, le fait de filmer une telle séquence constituait déjà une interférence. On ne pouvait pas filmer telle quelle la famille qui s’étend ensemble dans la nuit, après le repas, donc il fallait installer un éclairage le plus faible possible pour impressionner la pellicule, puis allumer cet éclairage toute la soirée pour que les gens ne soient pas gênés. C’est pourquoi la lumière est de cette nature.

L’éclairage, c’est la seule lampe à kérosène que nous voyons, ou y a-t-il quelque chose en plus ?

Il y a un éclairage en plus sur un petit piédestal, une lampe à 20W avec un diffuseur et un filtre pour réchauffer les couleurs, pour créer un équilibre avec celles de la lampe à kérosène ; la scène est tournée avec un objectif fixe. L’intention est de donner l’illusion que le seul éclairage est la lampe. Notre lampe supplémentaire est hors cadre, pour éviter autant que possible le clignement des yeux et d’autres effets de l’éclairage. Je détestais l’idée même qu’il nous fallait éclairer, mais la lune n’était pas assez lumineuse.

Une autre chose qui pose question, c’est la structure du film. On commence avec le portrait de la famille, la vie de cette femme, etc., on passe à son travail dans le groupe sur le sida, à cette scène où on voit la voiture qui est donnée en soutien à un projet, on ne sait pas très bien lequel mais on le devine un projet de développement productif, puis on passe au départ du mari vers la ville et la campagne électorale de la SWAPO. Cette structure suivait-elle la chronologie des événements que vous avez tournés, ou avez-vous structuré le film au montage, et alors dans ce cas, selon quels principes ?

Jet Homoet : Les gens actifs dans la région sont, pour une grande part, des membres des ONG. Et je pense que, dans sa vie, Aoune a beaucoup à faire avec ces gens-là. Elle est formée comme aide-soignante. Elle va parler du SIDA, du paludisme.

Simon Wilkie: La structure du film repose sur les événements de la vie de Aoune, sa vie de mère au foyer, ses tâches domestiques, et puis ses sorties dans le monde. En tant que paysanne, elle n’a pas réellement un travail quotidien. Elle sort parler aux femmes à propos de différentes choses : l’hygiène, tous les programmes promues par l’UNICEF, par l’OMS, des conditions sociales, des initiatives dans ce sens. Pendant la guerre, les conditions étaient terribles à cause du manque de matériel pour les hôpitaux, de l’absence de gens formés, du manque de ressources. L’administration sud-africaine ne se souciait pas du tout de savoir si les familles en brousse avait une qualité de vie minimum à partir du moment où une nouvelle génération de travailleurs migrants continuait d’aller vers le sud.

Quel est votre relation avec la SWAPO ?

Nous n’avions pas de rapport officiel avec eux. Toute cette région du pays est sous contrôle de la SWAPO.

Jet Homoet : Cette partie du pays soutient le SWAPO. C’est là où les gens ont commencé à combattre les Africains du sud. Où ils se sont organisés. C’est pourquoi on parle de la SWAPO, on la fête. Nous n’avions pas de connexion avec la SWAPO en dehors du fait qu’on souhaitait filmer dans cette région.

Les meetings que l’on voit dans le film font-ils partie de la vie courante que vous avez filmée ?

Oui, rien n’a été organisé par nous à ce propos. Si la scène où la grand-mère commence à parler de la guerre vient plus tard dans le film, c’est parce qu’il a fallu longtemps avant qu’elle ait confiance en nous, qu’elle se sente suffisamment proche pour permettre à sa famille de discuter de ces choses dans notre présence. Donc, même si nous nous étions là, assis dans la partie de la maison de la grand-mère où tout le monde discutait, la discussion aurait pu porter sur nous, ou sur autre chose, mais jamais sur leur histoire réelle.

Avez-vous eu la tentation de suivre le père de la famille vers la ville, vers là où il travaille ?

Oui, nous avons filmé une séquence où Aoune rend visite à son mari. Il ne travaille pas à la ville, mais dans l’ouest du pays en tant qu’opérateur de pompes à eau. Nous sommes allés avec Aoune parce qu’elle n’avait pas de moyen de locomotion et ne savait pas où il travaillait. Nous l’avons donc amenée avec nous en la filmant pendant le voyage. C’était un moment important pour lui, pour elle aussi, et c’était une séquence très sympathique, mais au montage, cela cassait le film en deux. Cette séquence mettait l’accent sur des choses différentes, alors nous avons décidé de ne pas la mettre dans le film.

Simon Wilkie: Nous avons rendu le film beaucoup plus simple que la matière que nous avons recueillie pendant le tournage. Nous avons pris des décisions parfois radicales au montage, pour éliminer des séquences qui ne touchaient pas directement et visuellement la vie de Aoune. Par exemple la vie des hommes était toujours en toile de fond, mais assez éloignée de sa vie à elle. Ce que nous avons tourné à propos de la vie des hommes ne semblait pas avoir de lien naturel avec le fil conducteur du film.

Votre intervention dans le film est limitée à quelques questions, notamment vers la fin où on a l’impression qu’une famine menace. Est-ce qu’il n’y avait pas la tentation de vous mettre un peu plus en avant, ou du moins d’expliquer pourquoi ces étudiants européens sont en train de passer cinq mois dans un village namibien ?

Simon Wilkie: Pour nous, non, aucun. Je trouve cela sans intérêt.

Jet Homoet : Je crois que c’aurait été un autre film, complètement différent parce que c’était complètement fascinant pour nous d’être là. Les gens trouvaient aussi notre présence intéressante parce que nous étions les premiers Blancs à vivre avec eux. Et quand nous rencontrions des gens dans le village, c’était parfois très émouvant, parce que nous étions les premiers Blancs à manifester de l’intérêt pour ce qu’ils faisaient au lieu de leur donner des coups de pied. Beaucoup de gens étaient très touchés, mais ils voulaient savoir exactement les raisons de notre séjour. Quelle était notre histoire politique, nos motivations, tout cela.

Simon Wilkie: Il y a beaucoup de choses que nous essayons de clarifier pour nous-mêmes en tant que cinéastes. Une des plus importantes, sur lesquelles il est difficile de trouver un équilibre, est l’idée que nous continuons – ce n’est pas un problème de mauvaise conscience, mais quelque chose à garder à l’esprit – une sorte de néocolonialisme avec notre pratique de cinéma. Il y a des sentiments qu’expriment nos collaborateurs africains. Au Ghana aussi, où nous avons fait un film pour un autre réalisateur, nous avons remarqué qu’il y a des réticences naturelles, de l’hostilité et de la xénophobie envers des Blancs qui interprètent la culture et l’histoire des Noirs à des fins quelconques, esthétiques, scientifiques ou autres.

Oui, mais cette question n’apparaît jamais dans le film, n’est-ce pas ?

Non, mais en travaillant sur ce qui était intéressant pour nous : pourquoi nous sommes là, pourquoi nous faisons ce film au moment où nous le faisons; c’est un énorme panier de crabes qui constitue presqu’un autre film. Mais ce que nous regardons, ce qui justifie notre présence, c’est ce que nous avons essayé de montrer. Notre vision, notre curiosité, ce que nous avons regardé, et ce que nous avons aimé, c’est ce que nous essayons de montrer. Et l’arrière-fond de cela, notre dialectique, les polémiques que nous suscitons en éliminant ce que nous avons éliminé, ou en décidant de ne pas filmer. Si nous étions des cinéastes plus compétents, nous pourrions peut-être inclure tout cela, mais c’est très difficile.

Certes, c’est un sujet complexe, mais tel est le sujet posé aujourd’hui : pourquoi des non-Africains vont-ils en Afrique pour faire des films qui s’adressent pour l’essentiel à un public de non-Africains. Ces films ne sont pas montrés dans le village, ou, s’ils le sont, c’est de manière très éphémère.

Simon Wilkie: Oui, j’ajoute que nous allons en Namibie dans deux semaines pour une tournée de six semaines, pour montrer le film dans le village de Aoune et dans les autres villages avec un projecteur que nous apportons et avec des traducteurs pour pouvoir comprendre les réactions. Je crois que c’est important.

Jet Homoet : Et il sera programmé à la télévision en Namibie.

Juste pour avoir une réponse à la question posée à la fin, est-ce qu’il y avait une famine ?

Simon Wilkie: Oui, il y avait une famine, une grande partie du bétail est mort, la semence était perdue pour l’année suivante. Le fait est qu’à l’heure actuelle la Namibie est la cible des organisations d’aide mondiale. De la nourriture a été distribuée. Et la population – un million et demi pour toute la Namibie – est très faible comparée à celle d’autres pays frappés par la famine. Dans la zone de famine, il n’y a que quelques centaines de milliers de personnes, et il suffit de quelques dizaines de camions pour acheminer de la nourriture. Et c’est ce qui s’est passé.

Jet Homoet : Mais nous avons reçu une lettre des enfants, ils nous ont écrit : ils ont un arbre fruitier et c’est ce qu’ils ont mangé : des fruits. Pas de protéines, pas de haricots, les aliments habituels manquent. Ils doivent faire de la nourriture avec de la farine blanche, ce qu’ils n’aiment pas du tout. À travers leurs lettres nous avons compris qu’ils vivaient un moment très dur.

Simon Wilkie: Aoune elle-même a des problèmes avec son cœur, de l’hypertension et elle doit avoir un régime sans sel, comme ma grand-mère. Et la seule eau qu’elle boit contient un niveau élevé de sel. Donc elle s’évanouit. Elle a de sérieux problèmes de santé. Il n’y a pas de choix pour elle. La qualité de vie étant ce qu’elle est, c’est dramatique. Ce n’est pas réellement la famine, c’est un manque de nourriture équilibrée, des conditions de vie très difficiles.

Jet Homoet : Mais dans le film comme dans leurs lettres, ils commentent leur vie de la même manière. Elle écrit à propos de toutes sortes de choses et puis à la dernière ligne, elle dira que leur problème, c’est l’eau.

Un dernier mot sur le film. Comment les gens peuvent-ils se le procurer, comment envisagez -vous sa distribution et son impact ?

Jet Homoet : La distribution se fait par l’école. Nous allons essayer de montrer le film dans autant d’endroits que possible. Et nous allons essayer de le vendre à la télé. Aux Pays-Bas ils ont manifesté quelque intérêt. Il sera diffusé en Namibie, et dans d’autres pays. Nous venons de finir le film et nous avons tout fait nous-mêmes ; c’est donc un processus très lent, mais on y arrivera.

Simon Wilkie: Grâce au prix que nous avons gagné au « Cinéma du Réel » , nous allons à New York pour quelques semaines. L’autre chose, c’est que nous voulons aussi montrer le film dans le plus grand nombre possible de festivals, parce que son sujet est difficile à décrire. C’est un portrait, et il y a tant de portraits, mais nous espérons qu’il y a une simplicité, une vision, que la personnalité de Aoune traverse le film, parle aux gens et que les gens trouvent cela intéressant.

et le cinéma en Namibie…

Est-ce qu’il y a une infrastructure de film ou de vidéo en Namibie ?

Jet Homoet : oui, il y a quelques cinéastes qui travaillent, et leur nombre augmente lentement. Ils ont besoin de matériel, de formation, mais ils développent.

Simon Wilkie : et il y avait des unités de cinéma de la SWAPO, transformé après l’indépendance en une société qui s’appelle New Dawn Video. Ils ont une caméra Beta SP, un studio de montage à trois machines, un appareil de mixage sophistiqué, etc. C’était géré par un Anglais, un volontaire suédois, avec des techniciens, réalisateurs et gestionnaires namibiens qui recevaient la formation nécessaire pour prendre en charge l’outil. Leur histoire était un peu mouvementée et complexe, et maintenant cette société semble avoir perdu sa direction, parce que le gouvernement namibien a suivi les conseils de la Banque Mondiale et a privatisé tous ces organismes, qui sont ensuite partis faire de la publicité pour les Africains du sud. Il y a d’autres histoires aussi folles.

Il y a une autre organisation qui vient de démarrer, avec laquelle nous avons des liens, et qui s’appelle On Land Productions. C’est une initiative d’un vieux syndicaliste, devenu cinéaste, et qui fait des films d’éducation publique, des films communautaires qui sont très intéressants, bien qu’un peu guindés. Mais ils ont gardé cette idée-clef de produire des choses utiles pour un public namibien. Il est Namibien lui-même, il est Blanc, mais il travaille avec une femme noire revenue de Londres. Ils ont envie de créer une société namibienne qui traiterait des questions namibiennes. Tous les pays d’Afrique australe essaient de collaborer sur ce plan, tous les États sur la ligne de front (frontaliers d’Afrique du sud) et ceux qui travaillent avec les mouvements de libération en Afrique du sud.

Propos recueillis par Michael Hoare


  • That Fire Within
    1992 | Royaume-Uni | 1h02
    Réalisation : Jet Homoet, Simon Wilkie
    Production : National Film and Television School
    Image : Jet Homoet, Simon Wilkie
    Son : Jet Homoet, Simon Wilkie
    Montage : Ewa J. Lind

Publiée dans La Revue Documentaires n°8 – Engagement et écriture (page 185, 1er trimestre 1994)