Les Morts de la Seine de Peter Greenaway
Jan Udris
Dans le numéro 16 de la revue Documentaires, le sujet central est la nature de la mémoire douloureuse, en particulier celle relatant des événements de la mémoire vivante telle la Shoah, ou d’autres scènes traumatiques comme la Guerre d’Algérie ou le Rwanda, telle qu’elle a été transmise dans le film documentaire. Le but de cet article est plus modeste et, peut-être, moins risqué : réfléchir à une approche plus abstraite, plus « fictionnalisée » de la mémoire historique représentée par Les morts de la Seine, un quasi-documentaire réalisé par Peter Greenaway en 1988. Ce film de 40 minutes existe en versions française ou anglaise, même s’il n’a jamais été distribué dans les salles britanniques.
Nous examinerons en particulier quatre aspects du film : sa nature ludique, sa capacité (malgré ce côté joueur) de choquer, celle de creuser la mémoire et enfin son statut douteux de « documentaire ». Pourtant, avant d’aborder le cœur de l’affaire, il est nécessaire de rendre compte de ce film (relativement obscur) et de considérer (brièvement) sa place dans l’œuvre de Greenaway.
Le film
Les morts de la Seine est l’exploration « documentaire » d’une sélection de morts (23 pour être précis, par noyade ou autre chose) parmi un total de 306 cadavres repêchés dans la Seine à Paris entre 1795 et 1801.
Le commentaire en voix-off (lu par Greenaway lui-même) explique d’abord le contexte historique et le rôle du personnel mortuaire Bouille et Daude (aucune formation médicale requise…) dans le repêchage des cadavres de la rivière, leur lavage et inspection, l’enregistrement des causes probables de la mort et de toutes les autres particularités connues, et l’obtention des signatures des parents ou autres « témoins ». Le commentaire poursuit en décrivant méticuleusement les circonstances (telles qu’enregistrées par Daude) de chacun des vingt-trois cas, assortis de spéculations judicieuses (même si parfois sans aucun fondement) sur les circonstances probables de chaque mort. Le film se termine avec quelques réflexions sur la nature de la « mémoire » auxquelles nous accorderons plus d’attention par la suite.
Dire que les images qui accompagnent le discours sont une « reconstruction » est loin d’épuiser leur complexité.
Sur un plan, les reconstructions sont plutôt simples à décrire : des comédiens jouent les personnages de Bouille et Daude, la majorité des brèves études de cas montrent un cadavre retiré du fleuve, il y a des plans du lavage, du déshabillage et de la préparation de la plupart des corps. Daude inscrit des détails dans un grand registre, les parents et connaissances viennent identifier le corps et apposer leurs signatures. Cela dit, les images à l’écran sont plus complexes.
Les scènes où Bouille et Daude repêchent les cadavres, ainsi que d’autres activités concernant ces personnages, sont filmées en noir et blanc et sont souvent teintées. Les plans (nous reviendrons plus tard sur ce qu’ils montrent exactement) apparaissent fréquemment comme un cadre à l’intérieur d’un autre cadre, comme les légendes de plusieurs films muets entourées d’une bordure décorative. Ici la bordure décorative coloriée change constamment ; elle est souvent mêlée à des images filmées, très souvent caractérisées par un motif aqueux. En outre, il y a souvent dans ces scènes (mais pas toujours) un petit rectangle entouré d’un cadre bleu au milieu de l’écran qui contient une succession de diverses images en couleurs de l’eau (la Seine). Dans chaque cas étudié, aux images de Daude en train d’écrire ou à celles de l’eau, est superposé le nom du décédé, et habituellement sur celles des cadavres retirés de la Seine apparaît la date du repêchage du corps, toujours dans une calligraphie soigneusement exécutée à la main. Les dates s’accordent au calendrier grégorien mais aussi au calendrier républicain qui fonctionnait (coïncidence…) entre 1795 et 1801 : ainsi Pierre François Denis fut trouvé le 27 avril ou le 6 floréal, 1798. Au fur et mesure que des « témoins » identifient les cadavres et signent leurs déclarations, l’action est accompagnée de gros plans superposés dans des cadres jaunes en bas de l’écran. L’effet d’ensemble, soutenu par une partition musicale de Michael Nyman dont le style est reconnaissable, est d’une densité et d’une solennité considérable. Et on peut noter en passant l’effet de « l’individualisation des morts » qui a émergé comme une question importante dans les documentaires sur la Shoah.
Il existe toutefois un autre ensemble d’images importantes. Chacun des « cadavres » nus est filmé, en général de manière identique. Filmé en noir et blanc, chaque corps est étendu sur son dos, éclairé d’en haut à droite, même s’il y a quelques cas où un effet d’ondulation ou de miroitement (de la lumière réfléchie de l’eau ?) est plus évident que dans d’autres. L’image occupe le cadre entier et n’est accompagnée d’aucun texte. A chaque occasion, la caméra se déplace des pieds à la tête pour finir avec un angle à peu près vertical sur le corps nu, tandis que le commentaire en voix-off continue ses spéculations, accompagné par la musique.
Le même cadrage simple domine la section finale du film. Il consiste en un travelling le long des pieds des cadavres, maintenant posés les uns contre les autres tandis que le commentaire considère la nature de la mémoire (on y reviendra ci-dessous). De manière intéressante, le travelling continue à travers le générique de fin (malheureusement quasi-illisible dans la version vidéo) qui traverse l’écran de droite à gauche… à peu près comme un électrocardiogramme mortuaire…
Peter Greenaway
Il est probablement difficile (même en adoptant une approche quasi-structuraliste) d’ignorer que le film est réalisé par Peter Greenaway. Pour quiconque a la moindre familiarité avec ce réalisateur, le visionnage du film impose la reconnaissance de son style préféré, de ses thèmes et obsessions — ce qui pose déjà problème dès qu’on parle de « documentaire ». Déjà en 1980, Greenaway avait fait pour la BBC un film de vingt-cinq minutes à propos des expériences de gens qui avaient été frappés par la foudre et qui, évidemment, avaient survécu. Ce qui aurait pu être un compte rendu documentaire simple sur des événements inhabituels est devenu une méditation très stylisée sur la philosophie de l’aléatoire.
On retrouve les traits familiers de l’auteur Greenaway dans Les morts de la Seine. L’énumération et le catalogue des morts, ostensiblement de nature documentaire, est une continuation de sa préoccupation des listes et des minuscules détails de ces premiers films, par exemple A Walk Through H (1978) et The Falls (1980) et même The Draughtsman’s Contract (1982). Elle continue dans de nombreux autres films plus tard, jusqu’à The Pillow Book (1996) avec ses listes de « choses élégantes » , « choses splendides », etc. tirées du journal intime d’une courtisane japonaise du Xe siècle. La nature aléatoire des listes est aussi une préoccupation de Greenaway ; il n’est donc pas surprenant que les cas de Les morts de la Seine soient sélectionnés de manière apparemment aléatoire et présentés sans aucun ordre perceptible. Cette caractéristique marque aussi très visiblement The Pillow Book, dont les citations sont tirées de pages choisies, semble-t-il, au hasard.
Un autre lien évident avec ce film et avec Prospero’s Books (1991) est l’expérimentation des cadrages démultipliés et de graphismes superposés. De telles méthodes ajoutent-elles du sens et de la subtilité au texte, ou sont-elles la simple manifestation d’une autocomplaisance artistique ? Voilà le sujet d’un débat que nous ne trancherons pas. De la même manière, la partition musicale de Michael Nyman est-elle évocatrice et stimulante, ou s’agit-il d’une répétition fatiguée de son travail antérieur ? Est-il significatif que la musique (en particulier pendant les vues sur les « cadavres ») soit une variation en mineur du thème de A Zed and Two Noughts (1985), un autre film de Greenaway à propos de la mort et l’acte de mourir ?
Sa nature ludique
Il serait sans doute possible de balayer d’un revers de main Les morts de la Seine comme étant du Greenaway typique, la face inacceptable de sa lucidité. En plus du « jeu » caractéristique autour des listes et de l’aléatoire mentionné ci-dessus, il y a d’autres bizarreries dans le film, peut-être difficiles à réconcilier avec le sérieux du sujet affiché.
Dès que nous voyons Bouille et Daude, la manière dont Greenaway répète leurs noms d’un ton extrêmement anglais n’est-elle pas irrésistiblement comique ? Il est clair qu’il ne s’agit nullement d’une reconstruction médico-légale des personnages et de leurs activités. Leur jeu ressemble à celui d’un duo de comédie burlesque : muets, ils chipotent, se donnent des coups, se battent autour d’un cadavre dans une lutte pour le déshabiller, mangent constamment; Bouille comme Laurel, Daude comme Hardy. Daude agresse de manière absurde des « témoins » venus identifier le corps parce qu’ils n’ôtent pas leurs chapeaux (le sien reste solidement collé à sa tête).
Daude rôde inefficacement dans les parages tandis que Bouille lutte pour tirer les cadavres du fleuve. A un moment donné (avec une certaine Louise Marmand, âgée de quatorze ans), Bouille semble caresser le corps plus que le strict nécessaire…
Même l’inscription par Daude des noms et détails sur les morts, malgré de multiples signes qui soulignent le caractère dramatique de ces scènes (la musique, le bruit turbulent de l’eau, l’usage de gros plans), devient également comique (dans le contexte établi par d’autres aspects de sa caractérisation) au travers des regards lourds de sens qu’il adresse à la caméra lors de plusieurs des cas étudiés.
Un tel sens du jeu pose problème si on veut caractériser ce film comme portant les marques d’un « documentaire ».
Néanmoins horrifiant ?
D’un autre point de vue, il est possible d’accepter les méditations de Greenaway sur la mort et la mémoire telles quelles, ou plutôt de penser la mort et le jeu ensemble ; ici nous rejoignons, pendant un moment du moins, les préoccupations principales du dossier de la revue Documentaires n° 16.
À propos du film de Charles Najman La Mémoire est-elle soluble dans l’eau, il y a une brève discussion (pp. 36, 42) sur la possibilité et l’intérêt d’utiliser humour et irrévérence pour traiter des traumatismes de l’Holocauste. Même s’il est absurde de comparer l’évocation de quelques centaines de morts dans la Seine (provoqués par des causes diverses) à la fin du XVIIe siècle avec les témoignages des camps de la mort nazis, il y a tout de même des questions soulevées par l’impact des images des cadavres (même si la mort est jouée) non seulement sur ceux qui en ont réellement vu mais aussi sur ceux dont ce n’est pas le cas. À la lumière de la discussion à Lussas, il semblerait y avoir toujours une division forte entre ceux chez qui la mémoire est une affaire mortellement sérieuse et ceux (tel Jacques Hassoun, p. 33-34) pour qui l’humour, l’irrévérence, une perspective ludique plus légère doivent être intégrés à notre manière de penser la mort.
Au premier visionnage du film, il y a sûrement au début un doute sur le statut des « cadavres » : ce ne sont pas les « vrais » corps des gens dont les biographies nous sont énoncées, pourtant ils ressemblent à des cadavres : nus, couchés, étendus sur leur dalle. Le mouvement impersonnel de la caméra (combien de fois avons-nous vu des mouvements similaires dans des films documentaires… ?), la capacité du spectateur de regarder fixement un corps nu sans mouvement, les parties génitales et d’autres parties offertes à un regard pseudo-clinique, rendent difficile l’acceptation de l’idée dès le départ que ce ne sont pas des cadavres. Pourtant, rapidement, nous sommes soulagés : nous nous demandons pourquoi Pierre Denis porte une moustache si étrange ; nous apercevons les pulsations du sang dans les artères de Jacques Chevreuil, le mouvement quasi imperceptible de la jambe d’André Ribrot, le froissement du cil de Jeanne Valiton. C’est en fait un spectacle remarquable, cette série de corps nus couchés sur le dos, tout leur effort concentré à imiter la mort aussi bien que possible. Vers la fin du film, un de ces cadavres, Marguerite Merle, après avoir été déshabillé et préparé à la manière habituelle, se lève pour boire au ralenti un verre de vin (Bouille et Daude au fond continuent leurs agissements sans s’en préoccuper). Est-ce que ce geste représente un faiblissement de la part de Greenaway ? On a suggéré de manière anecdotique que les mouvements occasionnels de ces « comédiens » sont des « erreurs » mais, de manière également anecdotique, Greenaway a nié toute volonté de cacher la nature vivante de ses cadavres. Est-ce qu’il a décidé de cadrer en premier plan les cadavres joués afin de forclore toute critique d’un jeu non-convaincant ?
Cette controverse est peut-être d’un faible intérêt. La puissance des corps reste, ainsi que la question : quel est l’effet de cette imitation de cadavres sur/pour des spectateurs qui ont fait face à la mort véritable ? L’artifice et le jeu, donnent-ils lieu à une sorte de libération, au bouleversement ou à l’indifférence ?
Je n’ai ni l’expérience ni la sagesse pour répondre à de telles questions — même si je devine que les trois réactions existent.
Le thème explicite de Les morts de la Seine est effectivement la nature de la mémoire des traumas, mais d’une mémoire plus « historique » s’étendant à travers plusieurs générations, plutôt que celle qui serait limitée à la durée d’une vie. Si la plus grande partie de cette traversée des noyades et autres décès enregistrés entre 1795 et 1801 peut être considérée comme essentiellement un prétexte pour Greenaway à se faire plaisir, la séquence finale donne une matière plus solide à la réflexion.
Tandis que la caméra se déplace le long des pieds de nos « cadavres » , le narrateur nous rappelle que quelque six générations (et maintenant plus) sont passées depuis que la mémoire des morts évoquée dans le film a commencé son voyage fragile à travers le temps et l’histoire, et que la bande vidéo est presque aussi périssable (sic) que l’encre sur le papier. Dans un mouvement significatif de démystification (mais qui pourrait offenser ceux ou celles qui ont réellement été confrontés à la mort ?), le commentaire demande aussi qui plus tard se souviendra de ces comédiens qui se sont « étendus sans mouvement, essayant d’ôter de leurs corps tout aspect de vie afin de mimer la mort ».
C’est la mémoire en général qui est la préoccupation et pas seulement la nature de la mémoire des traumas. A propos d’un des cas du film, le garçon Henri Lapaix, âgé de sept ans, Greenaway dit : [son père] « se serait souvenu de l’enfant quand tous les autres l’auraient oublié depuis longtemps, alors même que tous les autres êtres humains de la terre auraient ignoré que l’enfant avait vécu… Ce garçon était né l’année où la Bastille est tombée, et tout le monde se souvient de cela… » 1
La distinction entre la mémoire personnelle et la mémoire historique est certes une question importante à explorer. Pour reprendre le commentaire de Greenaway : « il suffit de trois générations pour que tout contact personnel soit perdu, et alors la mémoire, si elle continue d’exister, passe à des étrangers, à nous… »
Il vaut peut-être la peine de noter ici la distinction faite par Eyal Sivan dans le débat à Lussas (p. 23) entre mémoire et histoire, reprise plus tard par Jacques Hassoun dans ses remarques (p. 34) sur le rapport entre la mémoire et la falsification de l’histoire. Dans l’exemple de Hassoun, dans la « substitution » de l’étoile de David par le drapeau rouge qui était, paraît-il, en réalité le symbole des combattants de la résistance du ghetto de Varsovie, de telles déformations peuvent encore être « corrigées » en s’appuyant sur la mémoire des survivants qui sont encore en vie. La question que semble poser Greenaway est : à quelle étape de la transmission orale et entre générations de telles mémoires perdent-elles leur force ou leur crédibilité ? À quelle étape arrivons-nous à ne plus dépendre que (disons) des textes écrits ? Et quel est en réalité le statut de Les morts de la Seine dans la « remémoration » de ceux dont les morts sont le sujet du film ?
Documentaire et vérité
Je n’ai aucune intention d’entrer ici dans le débat (souvent stérile) sur le rapport entre le documentaire et la « réalité »; néanmoins les remarques d’Antoine Spire (p. 33) méritent d’être rappelées : [Le film de Najman] « fait la preuve que le moindre documentaire est une fiction […] [Ce] que l’on dit est toujours de la fiction. »
Je ne risque pas de faire beaucoup de dégâts en réaffirmant que Les morts de la Seine n’est pas (du moins pour ce spectateur-ci) un documentaire. Que l’on pense à l’usage codé du noir et blanc ou de la couleur pour différents types de plans ou de séquences ; aux travellings qui passent sur chaque cadavre avec le même mouvement « objectif » ; à la reconstruction méticuleuse d’aspects du repêchage, du lavage, de la préparation des cadavres ; aux plans montrant des « témoins » qui signent des dépositions. Même si de nombreuses conventions documentaires sont utilisées, chaque image de l’action du film est reconstruite et jouée. On pourrait dire que les seuls plans documentaires du film sont les images de l’eau.
Pourtant il y a d’autres approches du statut de vérité du discours filmique qui permettent de donner des définitions plus souples du documentaire. Afin d’échapper à la double impasse de la nature ontologique des images de la « réalité » et de la distinction de plus en plus problématique entre les scènes non-jouées et spontanées et les scènes jouées, Linda Williams nous propose l’approche suivante : « Bien sûr, même dans ses jours de gloire, personne ne croyait complètement à la vérité absolue du cinéma vérité. […] La vérité ne peut être « garantie » et n’est pas reflétée de manière transparente par un miroir avec une mémoire, pourtant des sortes de vérité partiale et contingente sont le but à jamais hors de portée de la tradition documentaire. Au lieu de virevolter entre une foi idéaliste dans la vérité documentaire et le recours cynique à la fiction, nous ferions mieux de définir le documentaire non pas comme une essence de la vérité mais comme un ensemble de stratégies conques pour choisir parmi un ensemble de vérités relatives et contingentes. » 2
L’avantage d’une telle formulation est clairement que la « vérité » ne dépend plus d’argumentations arides pour savoir si tel ou tel métrage a été arrangé ou « joué » , ou même manipulé par le point de vue du réalisateur (Williams développe son analyse à propos du film d’Errol Morris The Thin Blue Line, États-Unis, 1988). En d’autres mots, le film « fictionnel » peut être porteur de vérité.
D’autres arguments pour une approche plus souple du documentaire peuvent être tirés d’une critique de Bart Testa à propos du film de Stan Brakhage The Act of Seeing with One’s Own Eyes. De manière intéressante pour les besoins de notre propos, Testa développe une comparaison avec Death in the Seine. (3) A propos de ce dernier film, il écrit : « Même si les images sont des reconstructions fictionnelles, elles servent, comme dans de nombreux documentaires, à donner créance aux paraphrases détaillées d’authentiques textes historiques dans un acte de démonstration. Les correspondances entre les descriptions écrites et les images des cadavres sont maintenues avec une rigueur considérable. De toute manière, la nudité figée des cadavres-comédiens soutient une vraisemblance de témoignage suffisamment forte pour que l’œuvre atteigne l’effet voulu.» (4)
Les morts de la Seine ne montre pas la mort « réelle ». Il n’y a aucun cadavre authentique. Pour emprunter le terme de Testa, le film est un « pseudo-documentaire réflexif. Ses images sont des fictions et sa structure est apparente. » 5 Pourtant, dans la mesure où le film se préoccupe d’événements historiques, et dans la mesure où son but est (du moins parmi d’autres) une compréhension accrue de la nature de la mémoire historique, nous pourrions peut-être le caractériser comme une fiction qui atteint une zone proche de la « vérité » documentaire.
Pour terminer avec une affirmation d’Eyal Sivan à Lussas (p. 15) : « Nous savons qu’on peut tout faire avec l’image-document telle qu’elle existe, et que donc cette notion entre l’image-document et l’image-fiction a été effacée. »
Traduction de Michael Hoare et Pierre Baudry
- Commentaires traduits de la version anglaise.
- Mirrors without Memories: Truth, History and « The Thin Blue Line », Linda Williams dans Documenting the Documentary, Barry Keith Grant et Jeannette Sloniowski (éd), Wayne State University Press, 1998, p. 386.
- A l’encontre de Les morts de la Seine, le film de Brakhage n’est pas un film sur le fait de montrer, mais un film qui attire notre regard très près des cadavres dans une morgue; autrement dit, c’est un film qui porte rigoureusement sur le fait de voir? (Seeing with Experimental Eyes: Stan Brakhage’s ‘The Act of Seeing with One’s Own Eyes, dans Grant et Sloiowski, op. cit., p. 272)
- ibid. p. 271. Il est peut-être dommage que Testa semble avoir une connaissance incomplète du film de Greenaway. Dans son compte rendu bref de Les morts de la Seine, il décrit les fragments portant sur chaque « cas » (repêchage du fleuve, préparation des cadavres, dépositions des « témoins » et le travelling sur le corps) comme « une stricte série, répétée vingt-trois fois » (ibid. p. 271). Malgré l’attention méticuleuse que Greenaway porte à la forme, la structure du film n’est ni aussi répétitive ni aussi simple que semble le penser Testa.
- ibid. p. 272. Une source probablement utile est mentionnée dans le texte de Testa : Inscribing Ethical Space: Ten Propositions on Death, Representation and Documentary, Vivan Sobchack, Quarterly Review of Film Studies, vol. 9, n° 4 (Automne 1984), pp. 283-300.
- A Walk through H | Peter Greenaway | 1978 | Grande-Bretagne | 41’
- La Mémoire est-elle soluble dans l’eau ? | Charles Najman | 1996 | France | 1h35 | 35 mm
- Le Dossier Adams (The Thin Blue Line) | Errol Morris | 1988 | États-Unis, Royaume-Uni | Le Dossier Adams (The Thin Blue Line) | 35 mm
- Les Morts de la Seine (Death in the Seine) | Peter Greenaway | 1989 | Royaume-Uni, France | 43’
- Prospero’s Books | Peter Greenaway | 1991 | Royaume-Uni | 2h09
- The Act of Seeing with One’s Own Eyes | Stan Brakhage | 1971 | 32’
- The Draughtsman’s Contract | Peter Greenaway | 1982 | Royaume-Uni | 1h44
- The Falls | Peter Greenaway | 1980 | Royaume-Uni | 3h05
- The Pillow Book | Peter Greenaway | 1996 | Pays-Bas, Royaume-uni, France, Luxembourg | 2h06
- Zoo (A Zed and Two Noughts) | Peter Greenaway | 1985 | Royaume-Uni, Pays-Bas | 1h55
Publiée dans La Revue Documentaires n°17 – Images des sciences (page 133, Mars 2002)