Fin de la censure politique en France ?

Nous sommes au milieu de l’été 1974. Après une réélection, il est toujours de bon ton, pour un chef d’État, d’afficher une permissivité républicaine de bon aloi, de réaffirmer le principe des libertés publiques, renvoyant ainsi les critiques à leur mauvaise foi systématique ; non sans gommer au passage l’absence de tout soutien économique à la production ou à la distribution des films dits « militants », ceux-là même qui entendent rendre compte des luttes sociales en arguant certes de la liberté d’expression, mais avec des moyens si limités…

Claude Bailblé, août 2009

« Plus de censure, ni sur les films ni dans les prisons ! » Dans son allocution prononcée le 27 août 1974, M. Giscard d’Estaing, évoquant le « changement », affirmait : « Les libertés publiques sont et seront minutieusement respectées ».

Le président de la République annonce donc, une nouvelle fois, la disparition de la censure. Mais l’évoquant à propos des libertés publiques, M. Giscard d’Estaing parle en l’occurrence de la censure politique : il laisse volontairement de côté l’aspect moral, se ménageant ainsi un alibi immédiat pour justifier le maintien de la Commission de censure, par ailleurs élément publicitaire de l’industrie des films pornographiques.

Depuis le passage de M. Jacques Duhamel au ministère des Affaires culturelles et le limogeage de M. Maurice Druon, le rôle essentiel de cette Commission est, du point de vue gouvernemental, la « protection des mineurs », c’est-à-dire qu’il lui revient de fixer les interdictions aux moins de 13 ou de 18 ans. Elle a néanmoins toujours le pouvoir de proposer des interdictions totales. Chargée d’exécuter les « basses œuvres », la Commission n’est que consultative, le Ministre compétent peut suivre… ou ne pas suivre ses « recommandations ». Il a ainsi le pouvoir d’interdire un film qu’elle aurait autorisé, comme cela s’est produit pour Histoires d’A.

L’existence ou la non-existence de la censure tient finalement au bon vouloir du Ministre et à plus forte raison à celui du Président de la république. Pour l’instant, celui-ci est, en paroles, opposé à la censure…

Jusqu’à quand ? Jusqu’où ?

C’est ce que nous allons essayer de savoir.

Il existe depuis plusieurs années des films qui rendent compte de la réalité des luttes en France. On les chercherait en vain (sauf exceptions) dans les salles commerciales.

Pourquoi ?

Ces films, qui constituent ce que l’on a coutume d’appeler le « cinéma militant », sont produits en dehors de l’appareil de production-distribution commercial. Au service des luttes populaires dont ils sont partie prenante, ils sont presque toujours réalisés avec un très faible budget. Ils ne doivent leur existence qu’au bénévolat de ceux qui les réalisent. Leur diffusion, qui atteint parfois une certaine ampleur, se fait le plus souvent dans des réunions et des meetings, au mieux sur le lieu des luttes en rapport avec celles qu’ils traitent.

Ces films restent inconnus d’une grande partie du public, car c’est là qu’intervient une autre forme de censure, beaucoup plus discrète, beaucoup plus efficace : la censure économique.

Elle se manifeste dès le début du processus de réalisation d’un film, et jusqu’à sa diffusion : de l’impossibilité de trouver l’argent nécessaire à sa production dans des conditions normales, à l’impossibilité de le faire programmer par les trusts de distribution, cette forme de censure s’emploie sans relâche à maintenir le cinéma militant dans la clandestinité. Clandestinité dont le pouvoir s’accommode le plus souvent. Il est à noter que dans les rares cas où la censure économique a été brisée par une possibilité de sortie en salles, la censure gouvernementale est intervenue : cela s’est produit avec Octobre à Paris pendant la guerre d’Algérie et avec Histoires d’A plus récemment.

Diffusés en dehors des circuits reconnus, cantonnés dans une marginalité de fait, les films militants se passaient fort bien de visa de censure. Auraient-ils été autorisés sous l’« Ancien Régime » ? La question ne nous importe plus. Ce qui est important maintenant, c’est de savoir si la déclaration de M. Giscard d’Estaing n’est pas un « gadget » usé (elle a déjà été proférée par d’autres) mais une mesure concrète que nous serons amenés à vérifier dans très peu de temps.

En effet, les cinéastes et les groupes de cinéma militant signataires de ce texte ont décidé de proposer la plupart de leurs films à la Commission de contrôle.

L’obtention du visa de censure lèvera l’obstacle administratif à la diffusion des films militants dans les salles. Cette première action sera suivie d’une lutte encore plus opiniâtre contre la censure économique (avec l’aide éventuelle de quelques exploitants indépendants), afin que certains de ces films, projetés dans les salles commerciales, puissent informer un public beaucoup plus large et plus divers : ce public même dont les goûts prétendus servent de prétexte, à l’exclusion de tous les films en prise directe avec la réalité.

Signataires :
Cinéma Libre. Cinéluttes. Collectif Eugène Varlin. ISKRA. G.I.S. (collectif de diffusion d’Histoires d’A). Groupe de réalisation Ciné-Afrique. Cinéma Rouge. Les réalisateurs de : La Guerre du lait, Les Lads (Claude Bailblé), Shanghaï au jour le jour (Françoise Chomienne), Palestine vaincra (Jean Charvein, Jean-Pierre Ollivier), Écoute, Joseph (Jean Lefaux).


  • Manifeste paru dans plusieurs publications, octobre-novembre 1974.

Publiée dans La Revue Documentaires n°22-23 – Mai 68. Tactiques politiques et esthétiques du documentaire (page 203, 1er trimestre 2010)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.022.0203, accès libre)