Ghosts on celluloid

Note à propos de « Sur la plage de Belfast »

Hélène Joly

Pour commencer, des images simples et lumineuses d’une famille au bord de la mer. Puis, une femme, radieuse, tient un trophée étincelant. Enfin, quelques plans épars d’une vitrine de brocanteur achèvent cet extrait. Le documentaire d’Henri-François Imbert est le récit de l’aventure dans laquelle le conduit la découverte de ces brèves séquences initiales. Il s’agit d’un film amateur oublié, trouvé à l’intérieur d’une caméra Super 8, cadeau de son amie irlandaise. Il décide alors de ramener ces deux minutes d’images en Irlande du Nord, et de partir à la recherche des personnes de ce film exhumé. Tous réapparaissent, Mollie, Jack, Lorraine et Charmaine, vieillis, grandis. Les lieux ressurgissent, et l’Histoire marque son empreinte puisque l’action se situe dans les premiers jours du « Cessez-le-feu », le 13 octobre 1994. Seul est absent Alec, le grand-père, mort avant d’avoir pu terminer sa bobine.

Cette caméra qui échoue dans les mains d’un nouvel opérateur, une douzaine d’années plus tard, est l’heureux accident menant à la mise au jour de ces images ensevelies. Sur ce fait troublant se construit, à travers l’enquête du réalisateur, ce qui pourrait être désigné comme un fait divers cinématographique. Retrouver la trace de ces images commencées par un autre, voir ce qu’elles sont devenues, les faire revivre et en greffer de nouvelles, voilà une exploration du réel au cinéma originale et audacieuse. À l’encontre de ce qui se fait habituellement, la représentation du réel ne se fait plus à partir de lui-même, mais déjà transformé, à partir de son reflet.

Et par cet incessant aller-retour de l’image à la réalité, c’est à la fois le réel et le film qui émergent en leur temps. Ici, la caméra emmagasine minutieusement le rapport entre les deux. Et elle le fait telle la mémoire, de façon sélective, partielle et intime. L’improbabilité inhérente au film tient à cet autre élément de réalité sur lequel il se base, le hasard. Et cela rappelle ce précepte d’Aristote sur l’art du récit: «Il faut préférer ce qui est impossible mais vraisemblable à ce qui est possible mais n’entraîne pas la conviction. » Impossible mais vraisemblable était de retrouver ces fantômes imprimés sur pellicule. Et peu à peu, les choses s’organisent, le hasard faisant son œuvre. Sur la plage de Belfast doit son existence autant à ces objets, caméra et film, qu’à la part autobiographique de son auteur.

Mystère, mémoire et voyage sont la matière anecdotique qui finissent par s’incarner en images concrètes. Et là-dessus, le réel n’est pas momifié, lissé par une caméra qui l’aplatirait et le viderait, mais il reste aussi impénétrable, dense, accidenté que dans la vie. Il envahit le cadre dans toute sa confusion, son caractère aléatoire mais aussi sa propre organisation.

C’est un réel libéré et rendu à lui-même, insaisissable, que capte et nous transmet Henri-François Imbert.

Sur la plage de Belfast, malgré son actualité, fait penser au Caméraman de Buster Keaton. D’abord tout débute dans l’un et l’autre film par l’achat d’une caméra et comment elle change le cours des événements pour chacun de ses acquéreurs. Le Caméraman, film manifeste, est aussi une métaphore sur l’épopée et la conquête du cinéma à travers les tribulations de Luke Shannon, alias Buster Keaton. Les essais ratés, surimpression, split screen, défilement arrière de bobine, chargeur vide, montrent par exemple jusqu’où la réalité se laisse difficilement saisir dans la boulimie et l’enthousiasme débordant de l’apprenti cinéaste.

L’un rate et perd ses films (Buster Keaton), l’autre trouve un film et le perpétue (Henri-François Imbert).

Tous les deux sont décalés par rapport au contexte historique. Le caméraman tombe à pic sur la guerre des Tong qu’il filme parfaitement, mais il oublie la bobine dans la caméra. In extremis, la pellicule disparue est retrouvée, pour l’heureux dénouement du film. Henri-François Imbert, lui, cite la coïncidence de la date historique, mais seule le préoccupe la réussite de son entreprise. Enfin, certaines images, décisives pour l’un et l’autre film, sont prises par d’autres mains. Et ce sont justement les séquences se déroulant sur la plage. Dans Le Caméraman, le singe de Buster Keaton qui sait, lui aussi, tourner la manivelle, filme Buster sauvant de la noyade la femme dont il est épris. Il retient ainsi en toute innocence une vérité qui autrement serait tombée aux oubliettes.

Dans l’autre film, la scène de la plage du début est, elle aussi, tombée aux oubliettes, à cause de la mort du grand-père. Pour chacun, l’enjeu est de redonner vie à un moment perdu, occulté, en le projetant sur l’écran.

Sortant de la magie d’un Méliès ou des prouesses techniques des frères Lumières, Keaton s’interrogeait sur la fonction et la manière de filmer. Sur un mode burlesque, c’est le nouveau métier de cinéaste qu’il essaye d’apprivoiser. Avec Sur la plage de Belfast, le cinéma n’en est plus à sa découverte, et dépassant sa propre réflexion, il se laisse porter au-devant de l’autre, véritable rencontre entre un film et son contexte. Que celui-ci soit une famille, un pays étranger, l’histoire de cet autre film.

Partagé entre documentaire et fiction, c’est au récit autobiographique que la narration emprunte le plus. La voix off, comme un journal de bord, retrace les différentes péripéties de cette sorte de road movie. Par ce « je » en hors-champ, les faits réels se transforment même en fiction. Et ces personnes perdues sur pellicule finissent par devenir les acteurs de leur propre histoire. Plusieurs temps se retrouvent ainsi superposés : la voix du réalisateur pour le récit après coup, une fois tout achevé, des faits filmés. La bande image et le son direct marquent un temps « in situ » au présent du tournage. Puis, les deux minutes de Super 8 révèlent un passé révolu, sur lequel on revient sans cesse, comme sur des pas, au rythme de la musique lancinante. Tous ces temps mêlés forment finalement dans leur juxtaposition un nouveau présent, cinématographique.

Le film se construit au fur et à mesure, au rythme des déambulations de son auteur. Au fil des images, mélange de Super 8 et de vidéo, un cadre, du temps s’expriment et se déroulent. La bande-image Super 8 erre au gré de la solitude de ce cinéaste-arpenteur, alors que la bande vidéo enregistre tous les témoignages de ses diverses rencontres, parfois drôles. Filmées dans l’incertitude, à tâtons, les retrouvailles avec la famille s’accomplissent. En cela, il y a bien continuité avec Alec, le grand-père, ce cinéaste amateur qui enregistre les siens, et cet autre cinéaste, Henri-François Imbert qui, décidé, part à la recherche d’un film à réaliser, probable ou improbable.

Par-delà les vues d’un voyage, et l’exploration rétrospective de quelques mètres de Super 8, cette ballade irlandaise nous livre une identité restaurée. Finalement cette histoire anecdotique sur fond d’Histoire est devenue, dans cet état d’être avec une caméra comme compagnon de route, un documentaire à la démarche toute romanesque. Et dans cet espace cinématographique allant d’un film à l’autre, le récit advient de lui-même, dans toute sa perfection.



Publiée dans La Revue Documentaires n°13 – La formation du regard (page 103, 1997)