Il canto del mare

Claudia Neubern

Au bout de dix kilomètres sur une digue traversant les étangs de Camargue se trouve un hameau aux airs de village fantôme cerné par les étangs et la mer. Il règne dans ce lieu une atmosphère insaisissable. C’est un coin sauvage, à la marge du monde, tant par sa géographie que par son histoire passée.

Georges est le dernier pêcheur du lieu. Il vit avec les éléments qui l’entourent, fidèle à son instinct et relié à l’essentiel. Seul héritier des pécheurs d’antan, il est le témoin d’un monde condamné à disparaître avec lui.

Alors que tous partent, la figure presque irréelle d’une chanteuse lyrique, Simona, surgit. Sa présence ouvre la parenthèse d’un temps suspendu que les deux personnages acceptent volontiers de traverser ensemble. Rien de particulier ne les lie si ce n’est l’empreinte des moments qu’ils partagent. Le chant de Simona est la seule musique du film. Il se mêle aux éléments sonores naturels et vient rehausser la nostalgie du lieu.

La rencontre entre les deux personnages révèle une histoire atemporelle, issue des profondeurs de la mer.

Georges, le pêcheur

Claudia : Qu’est-ce qu’il y a de commun entre la pêche et le métier du cinéma ?

Georges : Pour moi ce qu’on a vécu n’est pas du cinéma. C’est une réalité. Ce film est le quotidien pour moi. C’est ma vie. Je ne me vois pas comme un acteur. On a fait un film sur ma vie. C’est pour ça que je n’arrive pas à le voir comme un film.

Claudia : C’est quoi alors ?

Georges : Si tu veux, ça serait la vie d’un pêcheur. Je le vois comme un documentaire amélioré. Ça tire vers un film mais pour faire un film il faut des acteurs et nous, Simona et moi, nous ne sommes pas des acteurs. Enfin, moi je ne le suis pas et je pense qu’elle non plus.

Claudia : Simona est une chanteuse…

Georges : Et moi je suis un pêcheur.

Dans un film tu m’aurais obligé à faire des choses alors que là, tu ne m’as pas obligé. De toute façon je ne les aurais pas faites. Sur un film tu dois suivre un scénario.

Claudia : Souviens-toi qu’au départ c’était une fiction… Il y avait un pêcheur d’une trentaine d’années, c’était une histoire d’amour…

Est-ce que tu trouves que le résultat final du film ressemble à ce que tu avais lu ?

Georges : Beaucoup.

Claudia : Beaucoup ? Pourquoi ?

Georges : Parce que ce que tu as commencé à bricoler, c’était la réalité.

Claudia : Mais j’avais tout inventé…

Georges : Tu avais inventé mais dans le sens de la vie que j’ai eue. C’était juste. Je ne sais pas comment tu as fait, tu dois avoir un don. Un don de voyance. Je ne te connaissais pas… Tu es tombée tout près de la réalité.

Claudia : Cela t’a surpris ?

Georges : Un peu. Ça ne m’aurait pas surpris si on s’était connu avant mais là… Comment pouvais-tu savoir ?

Claudia : Tu as beaucoup été filmé pour des reportages pour la télévision. Y avait-il quelque chose de différent dans l’expérience de ce film et les autres expériences que tu as eues ?

Georges : Déjà il y a eu une amitié qui s’est créée. Les autres personnes sont passées et on ne les a jamais revues. Ce n’est pas pareil. On est resté amis. Le topo n’est pas le même. La différence est que les mecs sont de passage, ils filment et ensuite tu ne les vois plus. Les émissions font deux ou trois minutes et tu ne te reconnais plus. Tu ne peux pas leur faire confiance.

Si nous avons confiance l’un dans l’autre on ne fera pas les mêmes choses. On ira plus loin. J’avais fait par exemple un premier Thalassa qui s’était très bien passé, super, j’en ai fait un deuxième et c’était une catastrophe. Je n’en ferai plus. Ils peuvent revenir, je n’en ferai plus.

Claudia : Le Georges du film est-il fidèle au Georges dans la vie ?

Georges : Le Georges qui est dans le film, c’est de la réalité, comme si je n’étais pas filmé. C’était naturel.

Claudia : Est-ce que le lieu (Beauduc) est représenté de façon juste dans le film ?

Georges : C’est magnifique. Il y a tout… Les orages, pas uniquement le beau temps, tout est « nickel ». Il faut être un connaisseur de Beauduc pour le reconnaître. Si quelqu’un vient deux fois dans l’année, il ne peut pas comprendre. Beaucoup de ceux qui ont des cabanons et qui viennent régulièrement m’ont dit : « On reconnaît le lieu très bien tel qu’il est. » L’âme de Beauduc y est.

Claudia : Pourquoi as-tu accepté de t’embarquer dans cette aventure ?

Georges : Parce que tu as réussi à me rouler. Je ne sais pas… Au début, tu voulais comprendre la pêche, c’était pour ton personnage de fiction. Avec le temps, la direction du projet a changé. Le film ne s’est pas fait en une semaine. Ça a duré des années et des années. Je voyais quelqu’un de sérieux en face. Une fois qu’il y a une relation qui se crée il y a des choses qui ne se refusent plus. Parfois tu disais : « on va faire ça », je pensais : « oh là là ! » mais je le faisais quand même parce que c’était toi, c’était vous. On m’a pris tel que je suis, je n’ai rien changé, je ne suis pas un acteur. J’étais respecté. C’est pour ça que ça a bien marché entre nous. J’ai senti ton respect. Sinon, j’aurais coupé court.

Claudia : Qu’est-ce que l’expérience du film t’a apporté ?

Georges : Le jour où je ne serai plus, le film restera. C’est la mémoire de Beauduc.

Claudia : Comment ça s’est passé le jeu, le partage avec Simona ?

Georges : C’est sûr qu’on n’était pas du même bord. Elle savait bien s’adapter et a fait de gros efforts. Elle s’est adaptée à son personnage et surtout au mien. Le courant est bien passé. C’était presque comme si on avait écrit un film entre nous… Sauf la fin.

Claudia : Pourquoi tu parles de la fin ?

Georges : Parce que la fin est trop courte… Simona part et puis… Ça s’arrête. Ça aurait pu être une réalité.

Dans le film il manque quelque chose… Il fallait une scène d’amour et tu ne l’as pas faite. (Rires.)

Claudia : Est-ce que parfois tu as eu des doutes sur la fin de ce tournage et la concrétisation du film ?

Georges : Non, je savais que tu irais jusqu’au bout. Tu as mis longtemps mais je savais que tu irais au bout. Ça se sent. On voit la personne, on voit comme elle se donne… On voit qu’elle ne va pas lâcher. Tu es venue ici pendant des années…

Claudia : Comment étaient les scènes avec Simona ? L’accueillir dans ton bateau ? Chez toi ? Lui raconter ton histoire…

Georges : Je savais que c’était toi qui étais derrière. Une fois la machine du tournage enclenchée, ça sortait. Avec Simona on se disait : « Après elle verra. »

Claudia : Qu’est-ce qui fait que tu m’as donné autant de confiance ?

Georges : Le temps. On a appris à se connaître.

Claudia : Serais-tu prêt à recommencer si quelqu’un frappe un jour à ta porte pour te le demander ?

Georges : Je ne sais pas. Il faudrait que je connaisse la personne.

Claudia : Est-ce qu’il y a des scènes tournées que tu regrettes de ne pas voir dans le film ?

Georges : Quand Simona a chanté à la fête du village. Au départ les gens étaient embêtés qu’on coupe la musique pour l’entendre mais après c’était tellement impressionnant. Elle a marqué les gens. À la fin tout le monde voulait qu’elle continue. On me demandait : « Où tu l’as trouvée ? » Eh bé, je leur ai répondu : « À Beauduc. »

Claudia : Comment raconterais-tu cette histoire à quelqu’un ? De quoi parle ce film ?

Georges : C’est une très belle histoire. C’est Beauduc.

Claudia : Tu te souviens combien de temps a duré le tournage ?

Georges : Je ne sais pas. Je ne comptais pas… Tu te souviens le jour où tu es venue sur la neige ? (Georges rigole)

Simona, la chanteuse lyrique

Claudia : Qu’as-tu imaginé ou espéré au départ de cette aventure ?

Simona : C’est difficile à dire parce que pour moi c’était déjà une immense surprise de me trouver dans un projet cinématographique ! Je n’avais rien demandé et un jour tu es venue au Centre d’art lyrique à Marseille pendant que je répétais. C’était inattendu ! L’idée même de participer à la création d’un film était excitante ! Ma rencontre avec toi semblait inscrite dans le destin. Comme un cadeau, une surprise !

Claudia : Quelle impression de Beauduc as-tu eue ? Tu te souviens de la première fois où tu as traversé la digue ?

Simona : Oui, je m’en souviens ! J’avoue qu’au départ je ne comprenais pas trop où se cachait le charme de Beauduc… Je parle surtout du village. Il m’a fallu du temps pour comprendre et m’y attacher. J’étais une étrangère, pas une « habituée ». S’intégrer n’était pas évident.

Claudia : Qu’est-ce que ce film a engagé de toi ?

Simona : J’ai appris à mieux me connaître et à mieux définir qui je suis grâce au personnage écrit pour le film. Au début du projet, quand on tournait encore avec l’idée de faire un film de fiction, je jouais un rôle. C’était drôle parce que souvent je me disais : « Je n’aurais pas fait ça comme ça » ou je m’interrogeais sur la pertinence des réactions que tu me demandais de jouer. Puis, au fur et à mesure je me rendais compte de l’ambivalence du personnage, ce n’était pas moi et c’était moi. Une grosse part de qui est la réalisatrice est inscrite dans le développement du film à travers les choix que tu as faits mais aussi dans le cheminement de mon personnage. Cet aspect a persisté même une fois passé au documentaire.

Ma perception, mes sensations, beaucoup de choses ont changé au contact de ce lieu, cette terre perdue et lointaine. Il y avait au début ma résistance physique, mon rapport à l’espace, à la Camargue. Je connaissais ce type de paysage dans les Marches en Italie mais j’avoue que ce n’était pas mes terres de prédilection. J’ai appris à aimer Beauduc peu à peu. J’ai apprécié le rapport de mon corps à l’espace et la sensation de vulnérabilité qui en découlait. Le cabanon n’est pas solide comme une maison. On sentait le vent, la pluie, la chaleur… Tout était beaucoup plus présent.

Claudia : Où se trouve la limite entre le jeu et le moi ?

Simona : Justement la limite était très fragile et très complexe. Pour moi c’était compliqué de gérer cela vis-à-vis des autres, surtout de Georges. Je ne pouvais pas être pleinement moi-même, avec mes incertitudes, mon approche de l’autre. Je suis assez timide. Souvent les consignes étaient difficiles à gérer : faire attention à ne pas trop parler, laisser l’espace pour la réponse de l’autre et en même temps essayer d’amener la conversation dans une direction précise… Les discussions dans le film paraissent assez naturelles mais quelquefois il a fallu refaire la scène ou attendre un autre jour, un autre moment plus sincère, authentique, pas forcé pour l’écran. Et heureusement Georges était un bon partenaire dans ce sens. J’avoue que parfois je me sentais un peu bizarre, comme si j’étais en train de cacher quelque chose quand je lui parlais.

Claudia : Finalement qu’y a-t-il de réel et de construit dans ton personnage ? Tu as eu l’impression de jouer la chanteuse ou simplement de l’être ?

Simona : Les questionnements de fond sur mon « personnage » et son parcours ont toujours existé. Les défis à relever à travers le chant, l’envie de tout abandonner… Tout cela était constamment présent et réel ! C’était difficile de jongler entre ce qui était moi-même et mon personnage « imaginaire ».

Les scènes de travail au piano étaient de vraies séances de travail comme chez moi. La scène de la paella où je chante après le repas pour le groupe est représentative de ce dilemme. J’ai déjà vécu cela dans d’autres situations semblables mais c’était toujours à la demande des autres, pas pour la caméra. Je n’ai pas un caractère extraverti au point de vouloir chanter tout le temps, surtout quand je connais très peu les gens. Dans le montage cette scène apparaît presque à la fin du film mais en réalité elle a été l’une des premières à être tournée.

Claudia : Quelle était ta place auprès de Georges ?

Simona : Au début je faisais sa connaissance doucement… Il a fallu du temps, je me sentais vraiment très étrangère à son monde et à celui de Beauduc. Je me demandais souvent ce que Georges pensait de moi, de nous, de l’équipe, du film. J’avais beaucoup entendu parler de lui avant de le rencontrer. Cela a créé une dynamique qui génère un décalage. Avec le temps j’ai appris à me sentir à l’aise, moins stressée, plus confiante. J’avais plutôt une place d’écoute dans le film. Au début je n’y arrivais pas trop. J’avoue que j’ai eu souvent le stress du vide. Au fur et à mesure des tournages qui se sont succédé et surtout grâce au temps passé avec lui j’ai fini par trouver ma place. J’ai toujours eu la sensation d’être un peu comme une extraterrestre mais grâce au temps, je l’assumais davantage, paradoxalement. Je réfléchissais moins.

Claudia : Le film que tu imaginais est-il proche du film terminé ?

Simona : Quelque part oui. Malgré les nombreux changements apportés en cours de tournage, je trouve que le résultat final se rapproche curieusement du premier scénario de fiction que tu m’avais fait lire lors de notre rencontre. Ce premier projet de film était carrément de la fiction, il s’appelait L’Orage. Pourtant en découvrant le film lors de la première projection j’ai été très surprise car l’histoire était là, avec un langage différent mais très proche du premier scénario.

Claudia : Qu’as-tu appris avec Georges ?

Simona : Je n’aime pas trop parler de choses « apprises », une rencontre pour moi c’est plutôt comme une fenêtre sur une autre vie que nous n’avons pas vécue. Georges a une vie totalement différente de la mienne et c’est là le point central du film, la rencontre improbable entre deux destinées totalement différentes.

Claudia : Auparavant tu n’avais pas eu d’expériences professionnelles avec le cinéma, seulement avec l’opéra. Qu’y a-t-il de différent ?

Simona : Plein de choses ! Les compétences requises au cinéma sont vraiment différentes de celles du théâtre. Un geste est beaucoup plus visible que sur scène, les attentes sont très, très longues. Un film est toujours une matière mouvante, une surprise. On a tourné tellement de scènes que je n’avais plus aucune idée de ce que le film deviendrait.

En plus, la forme particulière du film, entre documentaire et fiction, était complexe. Je dois avouer que le plus difficile pour moi était la situation de mon personnage sur le bord, entre fiction et réalité. C’était un mélange de sensations, une finesse à trouver qui demandaient vraiment beaucoup d’entraînement et de lâcher prise. Pas évident !

Claudia : Serais-tu tentée par une nouvelle aventure cinématographique ?

Simona : Bien sûr !

Claudia : Chanter sans accompagnement, chanter pour un public qui n’a pas l’habitude d’écouter de l’opéra dans un lieu atypique… Comment as-tu vécu cela ?

Simona : Je dois dire que je suis déjà bien entraînée à cette situation. De plus en plus souvent on chante dans des événements où le public n’est pas forcément connaisseur. Ça ne me dérange pas, au contraire, je vis cela comme un défi. Comment faire pour attirer l’attention de ce public ? C’est une question intéressante pour nous chanteurs.

On avait tourné une scène qui n’a pas été montée où je chante un air d’opéra dans la fête annuelle de Beauduc. J’étais pieds nus en robe longue de concert, une robe rouge. Il faisait très chaud et c’était en plein milieu de l’après-midi, un mois d’été… Ce moment épique, éprouvant et merveilleux restera toujours inscrit dans ma mémoire !

Claudia : Et le piano… C’est comme s’il t’attendait là-bas…

Simona : Quelle chance ! Et quelle surprise de trouver un piano dans un lieu si improbable !

Claudia : As-tu envie de raconter un souvenir, quelque chose qui t’a marquée ?

Simona : Hum… Ça va être un peu difficile à exprimer… Ça faisait déjà un moment qu’on tournait, qu’on allait là-bas. C’était la veille d’un de mes départs, je devais rentrer à Paris. On m’avait raconté des histoires sur ce lieu envoûtant qui peut bousculer du jour au lendemain le destin de ceux qui y passent. La nuit j’ai eu une pensée qui m’a surprise : ça me fatiguait, l’idée de revoir le « monde du dehors », au-delà de la digue je veux dire. L’idée de devoir être dans un « rôle social », de devoir chanter, plaire aux gens, réfléchir à comment m’habiller ou me coiffer, enfin des choses de la vie de tous les jours, je n’en avais pas envie. Je me suis rendu compte que ce type d’endroit comme Beauduc, avec son style de vie très particulier, avec une nature si présente, une liberté si grande, ça peut générer une forme de dépendance, on n’a plus envie de partir.

Claudia, la réalisatrice

Ce film a eu plusieurs vies. Au départ, c’était une fiction destinée à être jouée par des acteurs, avec un scénario précis et des dialogues. Il s’agissait d’un amour impossible et déchirant entre deux personnages d’à peu près le même âge. La construction narrative était plus classique mais il y avait déjà le personnage du pêcheur et celui de la chanteuse lyrique. J’ai eu une bourse de la SACD pour ce scénario qui à l’époque s’appelait L’Orage.

La production suivait son cours et lors de mes recherches sur place j’ai fait la connaissance de Georges. Quand je suis montée la première fois sur son bateau, je cherchais à me documenter, à nourrir le personnage que j’imaginais. Mais Georges était immense, et peu à peu, sans qu’il n’en sache rien, il a écrasé mon petit bonhomme de fiction. Notre rencontre a transformé le projet.

J’ai alors abandonné la fiction et me suis mise à réécrire une nouvelle histoire. Ce fut un pari périlleux et excitant. Je tenais à conserver le personnage de la chanteuse lyrique. J’avais déjà rencontré Simona Caressa à cette époque-là et je savais qu’elle devait rester dans le film, c’était une évidence. Je ne pouvais pas rebâtir un film sans le chant, sans sa voix.

J’avais imaginé la rencontre entre Georges et Simona comme on le fait dans un film de fiction. Mais Georges n’est pas un acteur, ça ne l’intéresse pas de jouer la comédie alors que Simona, elle, est une actrice, mais pour la scène lyrique, pas pour le cinéma. À partir du moment où j’ai décidé de faire le film avec eux deux, il a fallu passer du temps ensemble, préparer les repas, aller à la pêche aux palourdes… Puis ultérieurement, il a fallu passer à des choses plus techniques, faire des essais, inventer et jouer avec les possibilités de chacun. Cela a pris de nombreuses années pour se frayer un chemin et je me suis égarée régulièrement. Mais l’aventure humaine les a séduits. Le jeu, dans le premier sens du mot, a démarré là. On improvisait. Je maîtrisais très peu. Les situations se présentaient à partir de la vie de Georges, de son quotidien, de ce qui relève de sa vie et il fallait s’y adapter. Je cherchais sans cesse. J’étais accompagnée par le chef opérateur et le preneur de son. Parfois, ils avaient du mal à accepter mon « free style » mais je pense qu’ils ont toujours eu confiance dans le projet. Et beaucoup de patience.

Le film a pris sa forme et sa durée définitives seulement au montage.

Dès le début, j’étais accompagnée par Catherine Catella l’une des deux monteuses du film. Elle connaissait les rushes, toutes les pistes et les chemins envisagés tout au long du processus de tournage. Au moment de la postproduction le film a bénéficié d’un mois « officiel » de montage. Ève Le Cardonnel a alors pris le relais et apporté son regard frais à cette aventure. Catherine nous accompagnait toujours mais à distance. C’est grâce à sa fermeté et à son intransigeance concernant la qualité des scènes que j’ai fini par être convaincue de l’impossibilité de garder l’une des séquences qui comptait le plus pour moi. Il s’agit d’un moment de chant où Simona se présente devant les habitués de Beauduc pendant leur fête annuelle en été. Simona était parfaite. Ce jour-là, habillée d’une robe longue rouge, elle s’était présentée avec beaucoup d’entrain et de charisme devant un public où les amateurs de chant lyrique se comptaient sur les doigts d’une main. C’était une vraie performance et elle s’en est sortie avec brio. Hélas, ce n’était pas le cas de la mise en scène. Les images rapportées ne traduisaient ni la poésie, ni l’énergie, ni l’émotion progressive qui s’était emparée du public lorsqu’elle chantait.

De par le caractère exceptionnel de l’événement cette scène ne pouvait pas se reproduire. Il a été douloureux pour moi de reconnaître que je l’avais ratée et que j’en étais la seule responsable. En toute fin de montage, elle a été supprimée.

Finalement, l’expérience m’a beaucoup appris sur le plan technique et du point de vue de la production. Oui, on apprend de ses erreurs et cela n’est jamais agréable.

Je souhaite partager la surprise que j’ai eue, quand en fin de montage je me suis rendu compte que le film fini ressemble curieusement au film de fiction que j’avais écrit initialement. Avec une touche plus mystérieuse, qui s’apparente à la fable ou au conte. Bien sûr il ne s’agit pas du même film. Je croyais tourner un documentaire, très éloigné de la fiction que j’avais écrite il y a quelques années. Mais l’histoire s’en est secrètement inspirée, sans aucune intention volontaire de ma part.

Ce constat, partagé par tous ceux qui ont connu le projet à l’époque où c’était encore une fiction m’a émue. En dépit de nos intentions, les histoires ont une force et une autonomie qui leur appartiennent et irriguent souterrainement le film en cours.

L’important pour moi était de parler de deux personnes qui n’auraient jamais dû se rencontrer car elles font partie de mondes très éloignés. Pourtant elles apprennent à se connaître et à s’apprécier. Elles ont des échanges sur les questions profondes de la vie et puis chacune suit son chemin. Ce film parle de tolérance, de curiosité et d’ouverture vers ceux qui sont différents.


  • Il canto del mare
    2017 | France | 44’
    Réalisation : Claudia Neubern
    Production : Les Autres Films

Publiée dans La Revue Documentaires n°29 – Le film comme forme de vie ? (page 55, Août 2018)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.029.0055, accès libre)