Paul Rozenberg
Michael Hoare
Je précise d’emblée que je n’ai pas répondu rapidement à votre demande en raison de l’établissement de l’accord que nous sommes en train de conclure avec la SFP Productions. Nous devenons associés de cette grosse maison. Tout sera officiel le 4 février. Beaucoup de mon énergie depuis trois mois a consisté à travailler sur cet accord.
Pourquoi fait-on du documentaire ? par choix personnel et non par choix d’entreprise. Faire du documentaire ne peut pas relever d’une stratégie de marché, d’une stratégie d’entreprise. En produire suppose d’être animé par autre chose que par des problèmes mercantiles.
Au départ, Ima production a commencé en production télévisuelle en produisant des films documentaires. C’est la culture d’origine, la culture de base. Mon associé Goerges Benayoun vient du documentaire. C’est déjà une démarche d’esprit. Il était journaliste et auteur sur des émissions documentaires. Il travaillait avec Anne Hoang sur « Contre-enquête », une émission qui existait sur TF1 au début des années quatre-vingt avec à sa tête Claude Otzenberger. Moi-même, j’ai fait sciences-po, droit, je suis un technocrate de formation. Je fais ce métier de producteur depuis sept ans seulement mais le goût pour les problèmes de société et l’histoire contemporaine ainsi que la façon de les relater à travers l’image, d’être en prise avec le réel font que pour moi le documentaire est un genre privilégié. En gros, si nous ne devions faire qu’un genre de production à Ima, ce serait le documentaire par goût personnel pour mon associé et moi-même. Mais nous sommes aussi producteurs et animateurs de notre propre entreprise. Et là les problèmes commencent.
Des champignons et de leur moisson…
Avec l’arrivée de la Sept et la mise en place du compte de soutien s’est constituée une génération spontanée de producteurs. Nous avons profité d’une demande très forte qui a suscité des intérêts et des vocations. Les années quatre-vingt avec leur « mieux-disant culturel » ont été très déterminantes pour les appels d’offre. Les diffuseurs ont toujours montré en façade un grand attachement au documentaire qui renforce leur image de marque à moindre frais. On parle très peu de téléfilms dans les pages télé de Libération; en revanche si un documentaire est intéressant, il a droit à trois colonnes. Si vous regardez le supplément télévision du Monde, on parle plus de documentaires que de fictions. Auteurs, réalisateurs, producteurs en ont tiré avantage.
Mais il y a eu des effets pervers : ces « champignons » ont tous grandi de façon incontrôlée. On produit plus de documentaires que les diffuseurs n’en diffusent. Je l’ai observé en siégeant au Compte de soutien depuis deux mois. Pour chaque session, une centaine de projets documentaires sont déposés, des projets avec contrat d’un diffuseur et plan de financement. Cela sous-entend qu’ils ont trouvé des partenaires. Des vrais et des faux, des partenaires potentiels dont on ne sait pas s’ils vont tenir jusqu’au bout puis de vrais partenaires qui ont signé dès le départ. Et bien il n’y a pas quatre-vingt-dix documentaires diffusés par mois sur les chaînes. La possibilité de diffusion est réduite : une « case horaire » sur Arte, trois sur France 3, une sur France 2, une à 3 heures du matin sur TF1 et de temps en temps sur M6. Et les producteurs en souffrent forcément.
Si les documentaires ne sont pas diffusés, si on ne mène pas une politique suivie, nous, sommes en difficulté. Car un film documentaire coûte relativement cher : entre 1,2 million et deux millions de francs de l’heure. L’apport des diffuseurs en France, et des partenaires institutionnels ne permet de totaliser qu’entre 50 et 60 % du budget du film. Le producteur perd donc 30 %. S’il fait autre chose à côté, il rattrape. Mais cette stratégie est limitée. Je ne vais pas vous raconter la tarte à la crème des fonds propres. Car quel que soit le sérieux capitalistique d’une entreprise de documentaires, si elle perd de l’argent, le trou s’agrandit.
Je pense que des effets pervers sont aussi liés au Compte de soutien automatique du documentaire qui forme des réserves « à l’envers ». On est ravi d’une ligne de crédit automatique au CNC. Mais je pense que c’est un danger. Le documentaire, c’est vraiment un univers de prototype. On part d’un projet, ou d’une idée qu’on développe et non d’un fonds d’argent. Et le fait d’obtenir de l’argent à condition que l’on fasse du documentaire pervertit le documentaire. On produit pour produire et c’est la fuite en avant. Déjà nous avons des problèmes structurels de frais. Nos projets ne sont pas financés. Si je sais que j’ai une ligne de un million de crédit au CNC pour le documentaire, je pervertis tout : je n’ai pas d’argent mais j’ai un million là-bas, il suffit que je fasse du documentaire pour prendre ce million.
Sauver le documentaire, ou sauver l’entreprise…
Les pouvoirs publics ont voulu construire un tissu industriel solide de producteurs indépendants à partir de 83-85. Le CNC et les pouvoirs publics ont mené une politique volontariste formidable qui s’est heurtée à la réalité du marché d’autant plus fortement que sociologiquement nous ne sommes pas des entrepreneurs. On a découvert en même temps le métier de producteur et le métier d’entrepreneur. Or gérer un documentaire et gérer une entreprise ce n’est pas pareil. C’est même schizophrénique. On sauve le documentaire ou on sauve l’entreprise.
En 1992, nous avons produit Kalachnikov (3 heures), Première vue pour Arte avec France 3 (3 heures), Le jour pour Arte (1 heure), Le dictateur (1 heure et le projet n’est pas fini). Pour 1993 : la 35e brigade, par Mosco (90 minutes) dans le cadre de Grand format pour Arte, quelques autres choses. Disons entre 12 et 14 heures par an. Et en 1992, nous avons décidé de baisser le volume de productions, et de ne produire que des coups de cœur.
Donc faire du documentaire pour un producteur, c’est perdre de l’argent ; faire dix documentaires c’est agrandir le trou. Ima a été fondée en 1986. Votre catalogue comporte une soixantaine de documentaires. Comment votre société s’en sort-elle ?
Nous avons décidé que nous étions prêts à prendre des risques mais des risques calculés qui ne vont pas au-delà de 10% du budget. Ainsi, je produis du documentaire si j’ai 90 % du financement. Je ne m’intéresse pas au documentaire musical ou animalier. Les documentaires que je produis relatent des faits de société dans l’histoire contemporaine. Ils ont une vocation internationale. Je prends donc mon risque par rapport au contexte international. Deuxièmement, le documentaire génère des problèmes de trésorerie, et des problèmes de sous-financement. Je n’aime pas en faire cinquante. Un documentaire, c’est un travail d’artisan. Ce n’est pas un travail d’industriel. Je ne me sens pas capable d’en faire beaucoup pour toutes ces raisons. Parallèlement, nous faisons beaucoup de fictions, de séries pour enfants, de séries d’aventures. Je suis en train de faire une série de 26 fois 26 minutes qui s’appelle Fantomette, avec la bibliothèque rose de chez Hachette. Je fais des téléfilms, des longs-métrages.
Nous avons eu beaucoup de soucis en 1992, année très difficile. On s’est marié avec la SFP puisqu’on est associé. C’est une des réponses à votre question. Je ne vois aucune viabilité aux sociétés dites importantes qui ne feraient que du documentaire. Une PME comme la nôtre avec une activité de 120 millions de francs par an, un staff de 25 personnes ne peut pas s’en sortir même si le documentaire a un meilleur débouché que des fictions sur les marchés internationaux.
Documentaire et télévision
Au regard de tous ces facteurs de crise, quel est l’avenir du documentaire par rapport à la politique de la télévision ?
On essaie d’être pragmatique. Si pour la télévision la course à l’audience est la meilleure façon de gagner de l’argent, elle fera peu de documentaires. Deuxièmement, si le service public de la télévision s’aligne sur la télévision commerciale, il y a peu d’espoir. On observe un développement des chaînes comme Arte et le câble spécifique thématique. Mais est-ce qu’elles disposeront d’un financement suffisant pour le documentaire ? Je suis circonspect. Troisièmement, se met en place la sortie en salle du documentaire. C’est une initiative que je suis de très près. Je l’ai soutenue quand j’étais président de la Procirep télévision. J’y crois mais j’émets cependant des réserves. Il ne faut pas que ce projet fonctionne sur un an puis s’arrête. On doit savoir qu’on va perdre de l’argent le temps qu’il s’installe.
De toutes façons il faut trouver d’autres débouchés commerciaux au documentaire. À quoi cela sert de faire des films qui ne seront pas vus ? Nous avons fait une série pour TF1 il y a un an et demi avec Patrick Volson qui s’appelle « les années pilule ». TF1 voulait la diffuser la nuit, on a refusé. Le documentaire n’a pas été montré. On essaie de négocier avec une autre chaine.
Donc la politique de la télévision reste le point de blocage principal ?
Il existe des programmes de télévision ou le documentaire est diffusé en prime-time comme au Japon. Arte diffuse des documentaires en prime-time à 20h30 voire même à 19h et même à 22h, c’est formidable. Mais pour le moment l’expérience d’Arte ne permet pas d’extrapoler, c’est trop court, trop juste, trop aléatoire. En France, le service public fonctionne de façon perverse. Pour un confort intellectuel, on fait des émissions qui sont comme du documentaire mais qui ne sont pas du documentaire. C’est un peu comme le Canada-Dry. L’exemple type, c’est Mireille Dumas avec qui on a la bonne conscience culturelle. Pire encore, il y a le reality-show qui dramatise, fictionne un fait réel. Par rapport à cette situation, pour moi, le documentaire représente de l’oxygène et je continue à en produire et à prendre des risques pour me payer mon oxygène. Mais si j’ai un souhait à formuler, c’est que le documentaire fasse partie intégrante de la télévision en France, qu’il ne devienne pas un alibi culturel et qu’il ait une vie au cinéma.
Propos recueillis par Michael Hoare
Publiée dans La Revue Documentaires n°7 – La production (page 89, 1993)