Images d’images

Gérard Leblanc, Jean-Daniel Pollet

Les images générées par les mots de la poésie seraient trop éloignées des images matériellement constituées – par les dispositifs techniques d’organisation du visible – pour nouer des relations productives avec elles. Mais toute image appelle des mots et les mots de la poésie épellent des images. La rencontre se produit en un lieu virtuel qui n’est autre que le cerveau du lecteur-voyant.

L’exercice auquel nous nous sommes ludiquement appliqué, Jean-Daniel Pollet et moi, au cours de l’écriture d’un livre entrepris en 1989 (L’entre-vues) consiste ici à mettre en regard des images et des mots qui, a priori, n’avaient rien à faire ensemble. Les premières sont extraites d’un film de Jean-Daniel Pollet (Tu imagines Robinson, 1967), les seconds sont prélevés dans deux suites poétiques dont je suis l’auteur (Un été sur la terre, 1982, et Bref savoir, 1984). Il y a aussi, en ouverture, quatre photos du Causse Mejean, prises par Jean-Daniel Pollet. Nous nous sommes livrés à un travail d’ajustage, autrement dit de montage scripto-visuel, sélectionnant, déplaçant mots et images jusqu’à trouver entre eux, entre elles, des relations justes (juste des relations) ?

Il nous a semblé que de nouvelles images naissaient de ce travail, stimulantes à nos yeux. Hypothèse à vérifier par chaque lecteur, selon ses vues. 1

Gérard Leblanc


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L’éclair ne permet de voir plus loin que la foudre aveugle. Au cœur du déluge bat un récit de peur au ventre inspiré par la mort rôdant autour. Les balles dessinent en pointillés une ligne seulement interrompue par l’espace entre les corps. Les survivants se réfugient dans le silence rampant des souterrains. Leurs mains s’accrochent aux pierres dessinées dans l’ombre rétablie.

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Un sens nouveau ne se fait-il pas jour tandis que le vieux soleil éclaire encore une fois, sinon les consciences, le paysage en ruines alentour. Ville peuplée de fantômes et même, par endroits, d’ombres de fantômes. Les maisons sont des souvenirs que les survivants ne parviennent plus à reconstruire. À peine ont-ils bredouillé quelques pierres que le silence se reforme. Et leurs gestes ne traçant jamais rien d’aussi précis qu’un vol d’oiseau, leurs mains ailées dérivent bientôt loin des yeux hagards.

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Le regard sans plus ciller que le soleil perdure
une pensée mobile prise aux rêts de la table.

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Le désordre intérieur affleure au regard et désorganise les gestes les plus simples. Qui fixe l’espace plus loin qu’il ne peut voir et dont il n’est jamais revenu. Le regard vacille à la lisière de l’échange.

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Il parle avec des images comme d’autres avec leurs mains. Planantes au-dessus du langage, il s’en saisit et s’en dessaisit sans les avoir jamais possédées. Ce n’est pas demain qu’il fera le tour du propriétaire.

Ce qui fait la pertinence de telle ou telle, il n’en saura jamais rien, sinon que leur densité s’accroît parfois jusqu’au langage. Alors il ne voit plus rien qui pourrait se décrire. Il est réellement aveugle. Les machines multiplieraient-elles leurs images sonores autour de lui, il n’entendrait jamais qu’un bruit de fond.

Des images sous les mots comme le sol se dérobe aux pieds. Le règne des images ébranle les fondations du langage. Mais elles ne sauraient se formuler qu’avec les mots qui les abolissent dans le mouvement de leur saisie. Ne restent que de brefs et incomparables moments de jouissance dans l’entre-deux de l’image et du langage.

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Dans l’amitié du tonnerre et des fauves, le poète ne se manifeste que par éclairs. La foudre est le prolongement naturel de sa main.

Où la voix tonne: des éclairs de langage. Sur la voix conquérir un silence plus dense et plus rebelle encore.

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À réfléchir soleil au front, la blessure qui s’y forme ne cicatrise plus jamais. On écrit les pieds dans l’eau et l’on brûle au sommet comme une terre de culture retournée au désert. À l’insolence des sables, rien à répliquer qui ne soit immédiatement dispersé par le vent.

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Quel espace évoquer au ciel obscur des mots
sinon la prison d’un livre quelconque
il faut les brûler du regard pour traverser l’épaisseur du papier
élargir l’étendue bornée aux dimensions de l’univers
laisser le vent s’engouffrer dans les poumons

toute respiration un peu ample crée un monde

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L’ordre des étoiles régit l’ordre du monde
mouvements en tous sens ordonnés par des lois

Des slogans de paix traversent la guerre
des jours à ciels aussi bas que des fronts de préhistoire

dans l’aveuglement trop bleu d’un jour d’été

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Un peu de sommeil suffit à reformer le langage. On s’y sent libre et pourtant asservi à des règles si contraignantes que les mots ressemblent aux rares oiseaux des sommets. Danger. Chaque mot mal assuré peut coûter le souffle. On éprouve chacun de ses pas dans une progression immobile et vertigineuse. Peut-être se surprend-on alors à bouger les bras mais nul n’en saura rien que les oiseaux les plus élevés.

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Le ciel est chanté par les oiseaux
mobiles

ne fixent jamais leur chant en un point de l’espace
ici et là et comme en même temps, multiples.
Le vent grandit aux oreilles parmi les arbres
le soleil fixe la pensée à son zénith

L’au-delà, non – le surplomb des nuages
à quelques encablures au-dessus des oiseaux

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Au réveil se délie la langue comme un battement d’ailes. Fraîcheur et vivacité des sensations. Des gestes réglés sur papier musique et pas de chef d’orchestre à l’horizon. Pour qui n’a jamais fait la poche des morts qu’avec répugnance, c’est le moment de dire.

Le désert gagne vite la pensée. Sans autre ancrage possible que le vol d’un oiseau, on se dissipe bien vite dans le ciel, nuage porteur de pluie bavarde.

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Ailes repliées de qui regarde fixement devant soi.
Oubliée la trace légère que le ciel efface !

La pensée a l’inconsistance des sables. On a beau se pétrifier dans les déserts, dans l’espoir que vienne un jour vous saisir une pensée à la dureté de minéral, rien n’advient jamais que le vent.

Rien pour accrocher au soleil le fil ténu de la conscience.

On reconnaît le printemps aux impérieux contacts programmés par la nature.

Pris dans le sac et le ressac d’un langage qui ne laisse pas de repos, les rochers retournent au sable à vue d’œil. Tout s’effrite qui perdurait naguère dans les écrits de grande humanité.

Fixer longtemps le ciel sans rien y voir que des nuages, de banales aventures de pluie.

La rue retentit des derniers bruits de la guerre la plus proche. Les cadavres s’amoncellent en silence.

Ciel dressé des églises. Des corps se mettent en prières, occupés à percer le ciel de leurs yeux aveugles. La fin du monde est ajournée.


  1. À paraître en 1996 aux éditions de l’Œil et 400 coups.

Le rapport des images et des textes a été conçu pour une lecture page à page, ce que ce site web ne saurait reproduire.


Publiée dans La Revue Documentaires n°12 – Entre texte et image (page 56, 3e trimestre 1996)