Franck Schneider
Il est fort probable que nombre de cinéastes se seraient totalement détournés de la télévision si celle-ci n’était devenue, baisse de fréquentation des salles oblige, un instrument de diffusion incontournable. Au-delà du problème de la programmation de tel ou tel type d’émissions ou de films, il est urgent de s’interroger sur l’image que la télévision donne du réel.
Alors que les lycéens en grève et leurs camarades chômeurs ou apprentis (dit les casseurs) exprimaient violemment leur désaccord avec les rédactions des journaux télévisés (J.T.) de TF1 et de la Cinq en molestant quelques peu 2 équipes de journalistes (caméra à l’épaule), d’autres plus jeunes suggéraient très sérieusement de fabriquer le JT en dessin animé pour qu’il gagne en crédibilité, quels spectateurs vont-ils devenir ?
En acceptant que la télévision triche avec le réel, nous cautionnons les grands reportages truqués de Bertolino, certains sujets grotesques d’Envoyé Spécial et même les mises en scène et les montages contestables du journal télévisé. Ces pratiques ne peuvent pas être sans conséquence sur les films documentaires produits par ces même chaînes.
L’éthique ne s’arrête pas au journaliste. Les responsables des rédactions et des différentes unités de programme, la direction des chaînes et les membres du CSA sont responsables des images diffusées chaque jour. Que dire des mises en scène à grand spectacle orchestrées autours de notre quotidien., alors que des documentaires de fond sur les même sujets ne seraient montés qu’à grand peine, ou même ne verront peut-être jamais le jour.
Après les déviations dangereuses des rédactions des JT durant la révolution roumaine, le problème était apparu au grand jour. Alors qu’actuellement les rédactions de toutes nos chaînes transforment la guerre du golfe en feuilleton télévisé, avec bande annonce, musique de générique, et pub au milieu du film, nous ne pouvons pas ignorer cela sous prétexte que le documentaire serait ailleurs. Sans un minimum d’éthique, la télévision se joue de la réalité et mène son monde en bateau.
Cela nous concerne en tant que documentaristes. La politique des chaînes en matière de programmation de documentaires ne fait pas que marginaliser un genre, elle le transforme en modifiant l’image du réel. Comment imaginer en 1991 un film comme le Joli Mai ou Le Fond de l’air est rouge et qui le diffuserait ? Le monopole de la diffusion télévisuelle est-il si fort pour qu’il nous soit interdit d’espérer voir diffuser nos films autrement qu’en catimini entre deux et trois heures du matin ?
Je ne le crois pas, mais si la BAL veut avoir une action efficace dans le domaine, il est temps de taper du poing sur la table. Il faut réclamer: des quotas de programmes documentaires sur les chaînes publiques, des canaux locaux ouverts et indépendants sur tous les réseaux câblés, une réforme des mécanismes d’aide et bien d’autres choses encore. Il faut appuyer ces revendications sur une analyse précise et cohérente de l’image du réel à la télévision, les incertitudes contenant l’audiovisuel public sont telles que ces propositions bien étayées ont des chances d’être entendues.
La Bande à Lumière doit s’ouvrir à l’image du réel et non se recroqueviller sur le documentaire « de création ». Cette rubrique Image du réel à la télévision doit nous permettre de réfléchir sur les interactions qui existent entre le documentaire et le média que le diffuse.
Publiée dans Documentaires n°1 (page 8, Janvier 1991)