Introduction à un manifeste

Jean-Louis Comolli

Des cinéastes publient un manifeste. Qu’est-ce qu’un manifeste ? Une déclaration, un acte de parole qui rend manifeste un certain état des choses, ou plutôt ce qui dans cet état des choses était resté latent. Quoi ? La peur, par exemple, aujourd’hui, dans ce pays, la peur qui se crispe du côté de l’administration publique de la création (ministère, CNC, télévisions) devant le cinéma documentaire, ou plutôt devant la possible autonomie de la création documentaire. Quelque chose fait peur dans l’exercice du documentaire. Qu’il touche, comme on dit, « au réel » – c’est-à-dire à cette part des choses qui garde sa force poétique de surprise, à tout ce qui diverge de l’ordre établi, qui raye les programmes, qui tourne les contrôles… —, cela fait toujours peur, sans doute, mais ce n’est pas d’aujourd’hui, mais ça ne regarde pas que le cinéma (ça regarde toute espèce d’art vivant). Que la production documentaire soit devenue en quelques années irrémédiablement foisonnante, tourbillon de styles et de démarches, polyphonie de voix singulières, indémêlable, incorrigible, incontrôlable, cela pourrait bien effrayer maintenant et ici, en tout cas les maniaques de la gestion (qui sont aussi les as du gâchis).

Dans l’état latent de combat obscur où nous sommes, le documentaire brouille les cartes (et redessine les territoires). Il joue en passeur sur les limites et les frontières. Le désordre, le trouble, l’égarement, la perte des références, le souci de l’invisible sont ses armes. De quoi le faire condamner au nom de la brutale simplicité des avidités marchandes. La faiblesse même de son économie lui donne une souplesse, une vitesse – une justesse aussi – que le cinéma de fiction ne rencontre plus que rarement. À vrai dire, depuis quelques années, on voit le centre de gravité du cinéma se déplacer, une fois de plus, vers cet obstiné destin documentaire qui sourdement ne cesse de le travailler (de Rossellini à Kiarostami ou Moretti). En même temps, c’est bien ce cinéma éclaté et insaisissable qui déborde l’effort de normalisation et de concentration voulu sans répit par la logique économique libérale. Le documentaire est à la pointe de cette résistance du cinéma aux impératifs idéologiques et commerciaux – lesquels, d’ailleurs, de plus en plus, ne font qu’un. En première ligne, c’est-à-dire au point le plus fragile. La dérobade des télévisions – avouée dans leurs dénégations mêmes – quant à la diffusion des documentaires, illustre ce désir d’en finir avec ces objets-difficiles-à-ramasser, qui ne se laissent pas ramener à la catégorie mercantile du « produit », qui ne disparaissent pas sitôt consommés.

La question qui se pose – que posent les cinéastes documentaristes – est bien celle de savoir quelles forces – ici, dans ce pays – ont intérêt ou avantage à la disparition du documentaire des écrans, grands et petits ? Est-ce qu’on imagine, est-ce qu’on désire une société qui serait encore la nôtre et qui n’aurait plus pour se représenter, c’est-à-dire pour tenter de se saisir, de se penser, de se désirer elle-même, que des histoires ajustées comme des chronographes et polysémiques comme l’indicateur des chemins de fer ? Des débats et magazines où les « informations » (faut-il redire que, dans ce qu’on appelle encore « information » , la forme a dévoré la substance) tournent sur elles-mêmes comme mannequins dans un défilé de mode, chiqué, répétition et ennui compris ? Ces questions traversent et relient toutes les iles d’une société. La question de la vie du documentaire intéresse bien au-delà du cercle des fabricants de documentaires. Elle touche ce qui en chacun de nous résiste au protocole d’indifférence en cours d’application.


Publiée dans La Revue Documentaires n°9 – Le documentaire à l’épreuve de la diffusion (page 169, 3e trimestre 1994)