Henri Wajnblum
Tout documentaire suppose — à tout le moins — une double compétence. L’une concerne la maîtrise des réalités abordées par le film (pertinence et exactitude de l’analyse, choix des personnes et des situations, clarté des partis pris) ; l’autre relève de l’invention cinématographique des formes (adéquation du dispositif, place proposée au spectateur, travail des idées et des émotions…).
On ne saurait donc commenter un cinéma aussi sensible, aussi chargé de passions — à savoir : le documentaire « israélo-palestinien » — sans rappeler la chronologie récente du conflit, pour y questionner la « réalité condensée/ recomposée » par les cinéastes.
Nous avons fait appel à Henri Wajnblum, ancien Président de l’Union des Progressistes Juifs de Belgique. Cette organisation, qui édite un journal — Points Critiques — œuvre depuis de longues années au rapprochement des Palestiniens et des Israéliens.
Claude Bailblé
Lorsqu’on entend ou lit les déclarations diverses ayant trait au conflit israélo-palestinien… c’est à n’ y rien comprendre. Tout le monde parle de paix. Les Américains, les Européens, les Palestiniens, les Israéliens… Tout le monde veut la paix. Même Sharon veut la paix, c’est vous dire… Mais si tout le monde aspire à ce point à ce que la paix soit enfin signée entre Israéliens et Palestiniens, d’où vient alors qu’on s’en éloigne chaque jour un peu plus ? Et dramatiquement plus depuis l’arrivée d’Ariel Sharon au pouvoir.
C’est qu’apparemment, et même plus qu’apparemment, le terme paix n’a pas la même signification pour tout le monde dans ce conflit…
En fait, à lui seul et sans autre qualification, ce terme ne signifie absolument rien. La seule paix envisageable est une paix basée sur la justice et le droit, sur le respect des droits de l’homme et celui des peuples à disposer librement d’eux-mêmes ; pas un ersatz de paix… pas une paix imposée…
Quand nous disons « deux peuples, deux États » — et même cette option risque de devenir caduque si la colonisation des territoires palestiniens occupés se poursuit à son rythme actuel —, mais soit, quand nous disons « deux peuples, deux États » nous entendons bien deux peuples dans deux États pleinement souverains et viables, pas dans deux États dont l’un serait plus souverain et plus viable que l’autre…
Israël est non seulement pleinement souverain, il est aussi parfaitement viable… Il est parfaitement viable à l’intérieur même de ses frontières d’avant le 6 juin 1967.
Les Palestiniens, eux, ne sont pas souverains, même pas à l’intérieur des territoires dits autonomes. Et leur futur État ne sera viable qu’à condition qu’il ait une continuité géographique. Il ne sera viable que pour autant que ses frontières soient ouvertes sur l’extérieur.
Pour que les Palestiniens puissent enfin disposer de l’État souverain et viable qui leur revient de droit, Israël doit se retirer, armée et colons, de la totalité des territoires occupés en 1967…
Et nous pensons que c’est parce qu’Israël n’a pas pu, et ne peut apparemment toujours pas, se résoudre à l’idée d’un État palestinien pleinement souverain que nous en sommes aujourd’hui à la situation que nous connaissons.
On entend dire un peu partout que le chemin vers la paix imposera inévitablement des concessions douloureuses à chacune des parties…
Mais quelles concessions Israël serait-il donc amené à faire ? Est-ce que les Palestiniens revendiquent la moindre parcelle du territoire israélien d’avant 1967.
Non… La seule concession qui lui est demandée est de se retirer de territoires qui ne lui appartiennent pas…
Et les Palestiniens, quelles concessions veut-on qu’ils fassent ?
N’ont-ils pas déjà fait la concession majeure, La Concession Majeure, lorsqu’ils ont signé les accords d’Oslo, renonçant ainsi à tout esprit de reconquête et acceptant d’établir leur État sur 22% de la Palestine mandataire… Acceptant, en d’autres termes, non seulement le plan de partage de 1947, mais assumant aussi la défaite des pays arabes de 1948…
C’est parce qu’ils ont abattu toutes leurs cartes d’entrée de jeu qu’ils ne peuvent plus proposer aujourd’hui à Israël que la paix contre les territoires.
La question des réfugiés
Ah oui, il reste la question des réfugiés. L’Autorité palestinienne exige qu’Israël reconnaisse le principe de leur droit au retour. Mais le principe seulement ainsi qu’en atteste la réponse que l’Autorité palestinienne a faite à Bill Clinton en date du 1er janvier 200I… […] « Par essence, le droit au retour donne un choix : les Palestiniens doivent choisir l’endroit où ils veulent s’établir, y compris dans leur ancien foyer d’où ils ont été expulsés. Il n’existe pas de précédent historique d’un peuple abandonnant son droit fondamental de retrouver le domicile qu’il a été forcé de quitter ou d’où il a fui dans la peur. Nous ne serons pas le premier peuple à l’admettre. La fin du conflit est subordonnée à la reconnaissance du droit au retour et au choix des options par les réfugiés. Les Palestiniens sont prêts à envisager ce droit au retour de manière flexible et créative dans sa réalisation matérielle. Dans nombre de discussions avec Israël, les problèmes posés par la mise en œuvre du droit au retour, tant en ce qui concerne les réfugiés qu’en ce qui concerne les conséquences pour l’État hébreu, ont été identifiés et des solutions détaillées ont été avancées. Le plan américain fait l’impasse sur ces avancées et se réfère à des positions israéliennes anciennes. Pas davantage, ce plan n’offre de quelconques garanties quant au droit à restitution auquel les réfugiés peuvent prétendre » […]
« Je me souviens d’il y a vingt ans, le camp était plus petit et plus beau. Et vingt ans avant, il était probablement encore plus petit et encore plus beau. Il était peut-être plus innocent. Mais aussi je me souviens bien d’un temps où il n’y avait rien qui ressemblait à un camp de réfugiés ». C’est par ce monologue que débute le très émouvant court-métrage de Sobhi Zobaidi. Sobhi Zobaidi n’a pas quarante ans, trop jeune pour se souvenir de ce temps où « nous étions les seigneurs de nos terres » ainsi que le dit un de ses interlocuteurs. Et pourtant, de quel droit mettrions-nous sa Mémoire en doute ? Qui donc, aujourd’hui, oserait mettre en doute la Mémoire du jeune Juif qui se souvient de l’exil, des pogroms, de la déportation, de l’extermination ? C’est pourtant ce qui arrive le plus souvent au jeune Palestinien qui se souvient lui aussi de l’expulsion, du déracinement, des destructions, de l’humiliation.
Ce que les Palestiniens exigent avant tout aujourd’hui, c’est la reconnaissance par Israël de sa responsabilité dans le problème des réfugiés, responsabilité que les responsables politiques israéliens continuent de nier contre toute évidence, arguant que les Palestiniens ont volontairement fui leurs foyers en 1948 en espérant y revenir avec les armées arabes triomphantes…
Or, dès avril 1948, Yosef Weitz, directeur du département foncier du Fonds national juif, qui, dans son journal, écrivait à la date du 20 décembre 1940 déjà: « Il doit être clair qu’il n’y a pas de place pour deux peuples dans ce pays […], et la seule solution, c’est la terre d’Israël, au moins la partie occidentale de la terre d’Israël, sans Arabes. Il n’y a pas de compromis possible sur ce point […] Il n’y a pas d’autre moyen que de transférer les Arabes d’ici vers les pays voisins. […] Pas un village ne doit rester, pas une tribu bédouine. » Dès avril 1948 donc, Yosef Weitz qui depuis janvier orchestrait ici et là, disons de manière empirique, l’expulsion des Palestiniens, obtient la constitution d’ « un organisme qui dirige la guerre avec pour but l’éviction d’autant d’Arabes que possible ». Informel jusqu’à la fin août 1948, officiel ensuite, le « Comité du transfert » supervise la destruction des villages abandonnés ou leur repeuplement par de nouveaux immigrants juifs pour interdire tout retour des réfugiés.
Cette confiscation généralisée sera légalisée dès décembre 1948 — en dépit d’une résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies datée du 11 décembre et proclamant le droit au retour des réfugiés — par la loi sur les « propriétés abandonnées » qui autorise la saisie des biens de toute personne absente.
Mais revenons à notre sujet qui est de savoir comment on en est arrivé à la situation actuelle en dépit des espoirs générés par les accord d’Oslo.
Les années Oslo
Nous ne sommes pas prêts d’oublier les manifestations d’allégresse qui ont éclaté dans les territoires occupés à l’annonce de ces accords. Après quarante-cinq ans de statut de réfugiés, après vingt-six ans d’occupation, après plusieurs années d’Intifada, les Palestiniens retrouvaient enfin leur dignité, on les reconnaissait en tant que peuple, et il était implicitement acquis que l’aboutissement de ces accords serait l’avènement d’un État indépendant et souverain aux côtés de l’État d’Israël… Ils voulaient désespérément y croire…
Si ces accords sont morts de leur vilaine mort, la faute en incomberait exclusivement à « l’intransigeance irresponsable » de Yasser Arafat. Cela relève de l’aveuglement sinon du mépris pur et simple à l’égard du peuple palestinien… Depuis 1993, celui-ci est en effet allé de désillusions en désillusions, de frustrations en frustrations, d’humiliation en humiliation.
Jérusalem-Est a subi une colonisation de plus en plus effrénée et les colonies de peuplement n’ont cessé de croître et de prospérer en Cisjordanie.
En fait, la désillusion a été assez rapide, elle date du jour où le premier ministre Yitzhak Rabin a déclaré que l’agenda établi par les accords n’avait rien de sacré. Il montrait ainsi qu’il ne regardait les événements qu’à travers la lorgnette israélienne et n’avait cure de l’impatience palestinienne qui, eux, n’en pouvaient plus de près de trente ans d’occupation.
Le malheur, c’est que Rabin a été assassiné alors même qu’il venait de prononcer, devant plus de cent mille personnes venues l’acclamer et le soutenir, son discours le plus important, un discours qui montrait qu’il avait enfin compris qu’il avait un réel partenaire avec lequel négocier et qu’il était impossible de continuer à priver longtemps un peuple de sa liberté… Avec Rabin, nous n’en serions probablement pas où nous en sommes aujourd’hui.
Les commanditaires de son assassin le savaient fort bien.
C’est néanmoins une grossière contrevérité que d’affirmer que la situation a commencé à se dégrader avec le déclenchement de la seconde intifada. Ce soulèvement, qui a commencé au lendemain de la visite d’Ariel Sharon — alors leader de l’opposition et aujourd’hui Premier Ministre — au Mont du Temple/Haram al-Sharif le 28 septembre 2000, n’a pas débuté avec la première pierre lancée, il est intimement lié aux événements, ou plutôt aux non-événements, des sept années qui se sont écoulées entre la signature des Accords d’Oslo et cette provocation de Sharon. Benyamin Netanyahu, premier ministre de 1996 à 1999, n’a eu de cesse de démontrer aux Palestiniens qu’Israël n’était absolument pas pressé d’arriver à un accord de paix fondé sur les principes de la résolution 242 des Nations Unies (la terre contre la paix), il a impitoyablement saboté le processus de paix et tout tenté pour délégitimer le partenaire palestinien. L’opinion publique palestinienne et les dirigeants — qui étaient au départ des défenseurs enthousiastes du processus de paix et de la nécessité de parvenir à une réconciliation avec Israël — sont ainsi arrivés à la conclusion qu’Israël ne voulait pas réellement aboutir à un accord équitable pour mettre fin à l’occupation.
La déception des Palestiniens à l’égard de Ehud Barak a, elle, été à la hauteur de leurs espoirs lors de son élection triomphale face à Netanyahou. Pour Israël, la seule façon d’empêcher la détonation était de mettre rapidement en œuvre les accords signés avec les Palestiniens, et de s’engager sans tarder dans des négociations approfondies sur le statut final. Ehud Barak ne l’a pas compris et a commis l’erreur de ne pas réaliser le troisième redéploiement des troupes israéliennes qui constituait l’élément le plus important de l’accord intérimaire.
Le message des Palestiniens au camp de la paix israélien à la fin du mandat de Netanyahu et au moment de l’élection de Barak avait pourtant été clair : l’espoir et la confiance étaient largement effrités. La politique israélienne était de plus en plus considérée comme une tentative d’anéantir l’essence même du combat palestinien pour son indépendance nationale. Si cette tendance devait se poursuivre, avaient-ils averti, Israël finirait par se retrouver sans partenaire. Le Fatah céderait la place au Hamas à la tête des mouvements populaires… Cette prophétie s’est malheureusement avérée exacte.
Camp David
C’est dans ce contexte pré-insurrectionnel que Camp David eut lieu en juillet 2000. Conclu sur l’échec que l’on sait. C’est en vain que Yasser Arafat avait tenté de convaincre Bill Clinton que les parties n’étaient pas prêtes pour c « sommet des sommets », qu’un tel sommet devait se préparer sérieusement et ne pouvait se tenir sous l’ukase d’une des deux parties qui avait déclaré d’emblée que ses propositions étaient à prendre ou à laisser.
L’échec de Camp David était écrit d’avance…
L’ « offre » de Barak à Camp David était en effet basée sur une carte, qui incluait une annexion d’environ 12% sans compensation territoriale. Vers la fin des discussions, les Américains ont expliqué aux Palestiniens que l’offre maximale d’Israël incluait une annexion de 9% et une compensation de 1%.
La version présentée rétrospectivement par les parlementaires israéliens, prétendant qu’à Camp David Barak avait offert 95% et en plus 5% en compensation, ou bien 97% et 3% en compensation, constitue une véritable réécriture de l’histoire.
Depuis, des tonnes d’encre ont coulé pour tenter d’expliquer à quel point les propositions faites par Ehud Barak avaient été généreuses, les plus généreuses qui aient jamais été formulées par un premier ministre israélien…
Quelle condescendance !
Quand donc les Israéliens comprendront-ils que la générosité n’a rien à voir ici, mais tout simplement la justice et le respect du droit international ? Les Palestiniens ne demandent pas à Israël de leur concéder un bout de son territoire… Ils réclament tout simplement ce qui leur est dû.
C’est parce qu’elle n’a pas compris ça ou qu’elle n’a pas voulu le comprendre, qu’une bonne partie du camp de la paix israélien est tombée des nues fin septembre 2000 lorsqu’éclata l’Intifada El Aqsa. C’était pourtant prévisible…
Après qu’on se soit évertué à asséner aux Palestiniens que la ligne rouge que s’était fixée Barak avait été atteinte avec les propositions de Camp David, que leur restait-il d’autre que la révolte ?
Si la gauche institutionnelle israélienne a été à ce point déboussolée, c’est parce qu’après la signature des accords d’Oslo, elle s’était installée dans l’illusion de déjà vivre la paix. Le « processus » qui s’en est suivi ne devait servir à ses yeux qu’à en fixer les modalités pratiques…
Ainsi que l’a souligné Uri Avnery, fondateur du Bloc de la Paix israélien, une organisation extrêmement militante sur le terrain… Dans « processus de paix », la gauche modérée israélienne n’a retenu que le terme processus, et ce processus pouvait durer indéfiniment puisque la paix, elle, était déjà là. Elle ne s’est pas rendu compte que les Palestiniens vivaient une réalité toute différente… Que pour eux, Oslo s’était mué, au fil du temps, en un véritable marché de dupes puisqu’il se traduisait par l’implantation croissante de colons et par l’arrivée croissante de militaires pour assurer leur protection.
Taba
Camp David s’est achevé sur un constat d’échec. Mais les contacts et les tractations entre les deux parties n’ont pas cessé pour autant. La preuve : dès janvier 2001, elles se retrouvaient à Taba, en Égypte, pour de nouvelles négociations sans Barak ni Arafat mais avec des ministres de haut rang. Ces négociations, qui intervenaient malheureusement peu avant que le gouvernement de Barak ne perde les élections, prouvèrent qu’un accord sur le statut permanent entre Israël et les Palestiniens était possible. La distance entre les deux parties a en effet fortement diminué pendant la dernière semaine et, selon les déclarations de Yossi Beilin lui-même, « on » était arrivé à deux doigts d’un accord. Même sur le délicat problème des réfugiés palestiniens et du droit au retour, les négociateurs étaient parvenus à une ébauche déterminant les paramètres et les procédures pour une solution, tout en soulignant clairement que sa mise en place ne menacerait pas le caractère juif de l’État d’Israël. Quant à la dimension territoriale — qui constitue la base principale pour tout accord — les nouvelles cartes présentées par les deux parties étaient plus proches d’une entente sur la frontière que jamais auparavant.
Il était malheureusement trop tard. Les élections israéliennes étaient imminentes et la victoire d’Ariel Sharon annoncée. C’est Ehud Barak lui-même qui lui avait ouvert la voie du pouvoir en déclarant, après Camp David, qu’il n’y avait pas de partenaire avec qui négocier.
Chassez le naturel… Certains qui avaient cru percevoir qu’Ariel Sharon avait changé, qu’au va-t’en guerre impulsif avait succédé un homme d’État conscient de ses responsabilités, ont rapidement dû déchanter.
Ainsi, dans une interview accordée au journal Ha’aretz dès le 6 avril 2001, six semaines après son élection, il annonçait clairement la couleur…
« Je ne vois aucune raison d’évacuer une seule colonie. Aussi longtemps qu’il n’y aura pas la paix nous nous y maintiendrons. Et si nous parvenons un jour à la paix, s’il plaît à Dieu (sic), il n’y aura certainement aucune raison d’empêcher les colons de rester là .» Et comme si cela ne suffisait pas, il mettait les points sur les « i » en donnant un maximum de gages à ses partisans les plus extrémistes…
« Est-il possible aujourd’hui de renoncer à contrôler la nappe aquifère qui fournit un tiers de nos ressources en eau ? Est-il possible d’abandonner la zone frontalière de la vallée du Jourdain ? De toute façon, l’emplacement des colonies ne résulte pas d’une coïncidence (voilà qui est enfin dit). Elles veillent sur le berceau du peuple juif, dans le même temps qu’elles assurent un rôle stratégique majeur en vue de préserver notre existence. » Ce n’est pas LE Grand Israël qu’il promettait ainsi aux Israéliens, mais c’est tout de même un Israël qui s’étendrait sur plus de 85 % de la Palestine mandataire !
Il estimait en effet qu’un retrait de la vallée du Jourdain présenterait une réelle menace existentielle pour Israël. Rien de moins. Et en guise de bouquet final… « Prétendre qu’il suffit de frapper à notre porte pour arriver à la paix, ce n’est pas réaliste. Je ne crois pas qu’il soit possible de mettre fin d’un simple trait de plume à un conflit qui dure depuis 120 ans. Et je ne pense pas qu’il soit nécessaire de se fixer un objectif ambitieux, tel que la signature dans l’immédiat d’un traité de paix. »
On rétorquera que cela se passait en 2001 et qu’aujourd’hui, en 2004, il se bat contre son propre camp pour le désengagement de Gaza et l’évacuation de quatre colonies de Cisjordanie… C’est vrai. Mais désengagement ne signifie pas fin de l’occupation comme certains journalistes se sont inconsidérément empressés de l’écrire. Tout simplement, les gardiens de la prison appelée Bande de Gaza seront désormais à l’extérieur et non plus à l’intérieur, mais ils en tiendront encore fermement les clefs… Le plan de désengagement, approuvé par la Knesset (parlement israélien) avec les voix de la gauche, dit en effet clairement que « l’État d’Israël contrôlera et préservera l’enveloppe terrestre extérieure, dominera de façon exclusive l’espace aérien de Gaza et continuera son activité militaire dans le territoire maritime de la bande de Gaza ».
Pour ce qui est des quatre colonies de Cisjordanie, il faut savoir que ce sont des colonies isolées extrêmement exposées. Pour le reste, référons nous une fois encore au plan de désengagement publié le 6 juin 2004 sur le site du ministère des Affaires étrangères israélien… « Dans tout règlement définitif futur, il n’y aura pas de peuplement juif dans la bande de Gaza. Cependant, il est évident que la Judée et la Samarie (lisez la Cisjordanie) demeureront des zones faisant partie intégrante de l’État d’Israël, englobant des blocs centraux de peuplement juif, de peuplements civils, de peuplements sécuritaires, de zones sécuritaires et de lieux dans lesquels l’État d’Israël a des intérêts supplémentaires ». On ne saurait être plus clair quant aux intentions réelles de Sharon.
Les Israéliens sont avides de sécurité. C’est parfaitement légitime. Les Palestiniens sont quant à eux avides de liberté. N’est-ce pas parfaitement légitime aussi ? Sharon, malgré toutes ses rodomontades, n’offrira pas la sécurité aux Israéliens. Tout simplement parce qu’il n’offrira pas la liberté aux Palestiniens, et que sans liberté ils continueront de mettre la sécurité des Israéliens en péril.
Combien de morts encore avant de se rendre à ces évidences et de changer enfin la donne ?
Depuis que ces lignes ont été rédigées, une série d’événements ont agité la scène israélo-palestinienne : décès de Yasser Arafat, élections présidentielles palestiniennes, formation d’un gouvernement de coalition entre la formation d’Ariel Sharon — le Likoud — et le parti travailliste de Shimon Peres, et Sommet Ariel Sharon-Mahmoud Abbas à Charm el Cheikh.
Ces événements bouleversent-ils fondamentalement la donne du conflit israélo-palestinien ? Si l’on en juge par ce qu’écrivent les médias occidentaux depuis des semaines, la réponse est à coup sûr affirmative ! « Une nouvelle fenêtre d’opportunité s’est ouverte avec l’élection de Mahmoud Abbas » peut-on en effet lire et entendre un peu partout. Cette phrase entérine en quelque sorte l’affirmation sans cesse martelée par Ariel Sharon et George W. Bush selon laquelle Arafat n’était pas un partenaire pour la paix !
Or, mise à part sa promesse de mettre fin à l’intifada armée — qu’il n’a pas condamnée mais simplement jugée contre-productive compte tenu de l’inégalité du rapport de force —, le discours que le nouveau président de l’Autorité palestinienne a tenu tout au long de la campagne électorale n’était guère différent de celui que tenait son illustre prédécesseur : fin de l’occupation et de la colonisation israéliennes et retrait sur les frontières d’avant le 5 juin 1967, libération des prisonniers palestiniens — quelque huit mille — détenus dans les prisons israéliennes, condamnation du Mur de séparation !
Alors, si quelque chose a changé avec la mort de Yasser Arafat, cela tient essentiellement en ceci :
- Elle a donné aux Palestiniens l’opportunité de démontrer leur maturité politique, leur attachement à la démocratie en organisant des élections libres et transparentes dans un contexte d’occupation — du jamais vu à ma connaissance — et leur souci de l’unité nationale puisque le Hamas et le Jihad islamique, tout en refusant de participer au processus électoral, ont tenu à donner toutes ses chances à Mahmoud Abbas.
- Elle a permis l’émergence d’une force d’opposition démocratique de gauche — pas loin de 25 % des suffrages — avec la liste conduite par Mustafa Barghouti.
- Non moins important, elle met Bush et Sharon au pied du Mur ! Nous verrons en effet très bientôt, puisqu’il ne leur sera plus possible d’agiter l’épouvantail Arafat, ce qu’ils ont véritablement à offrir aux Palestiniens pour mettre fin au conflit.
Au risque de jouer les rabat-joie dans ce climat d’euphorie qui s’est emparé des médias et de beaucoup de commentateurs — une euphorie qui fait furieusement penser à celle du début des années Oslo — je ne peux m’empêcher d’être inquiet quant aux véritables desseins de Sharon et aux pressions que l’Administration américaine pourra, ou voudra exercer sur lui ! Un peu partout, on a voulu voir dans le Sommet de Charm el Sheikh le début du retour au processus de paix !
Or, il n’y a été exclusivement question que du sécuritaire.
À tout le moins, pouvait-on espérer que la proclamation d’un cessez-le-feu par Mahmoud Abbas, cessez-le-feu qui, jusqu’à présent, est parfaitement respecté par les groupes armés palestiniens, on aurait pu espérer à tout le moins que Sharon proclame de son côté un moratoire sur la construction du Mur. Il n’en a rien été et les travaux se poursuivent de plus belle.
Bien sûr, Sharon semble décidé à concrétiser son plan de désengagement de la bande de Gaza. Mais n’oublions pas que désengagement ne signifie pas fin de l’occupation ! Israël gardera bel et bien les clés de la prison. Simplement, ses gardiens se trouveront d’ici peu à l’extérieur et non plus à l’intérieur. Sharon n’a d’ailleurs jamais caché que le désengagement de Gaza était surtout destiné à disposer de plus de forces pour assurer la mainmise israélienne sur la plus grande partie de la Cisjordanie. Et ses intentions semblent être en « bonne » voie de réalisation ! On en veut pour preuve les récentes déclarations du ministre de l’Habitat, Yitzhak Herzog — un travailliste, il faut le souligner — selon lesquelles les colons de Gaza qui voudraient s’installer en Cisjordanie pourront le faire dans une toute nouvelle colonie construite spécialement à leur intention !
Alors, attendons un peu avant de juger si une nouvelle fenêtre d’opportunité s’est réellement ouverte sur le Proche-Orient, si le faucon Sharon s’est brusquement mué en colombe. Et n’oublions pas que Mahmoud Abbas ne disposera pas de la même marge de manœuvre que celle dont disposait Yasser Arafat en vertu de son statut de figure emblématique de la résistance palestinienne. À défaut de résultats tangibles engrangés dans les prochains mois, tout le capital de confiance que l’électorat palestinien a accordé à son nouveau président risquerait de fondre comme neige au soleil et de faire place à un nouvel embrasement.
Publiée dans La Revue Documentaires n°19 – Palestine/Israël. Territoires cinématographiques (page 115, Juin 2005)