Jacques Bidou
Michael Hoare
On connaît un peu JBA, fondé en 1987 avec un film cette année-là, deux l’année suivante et puis une progression géométrique.
Non surtout pas. Nous nous sommes stabilisés. C’était une question clé, rester artisan. Pour rester indépendant il faut résister à la tentation de la croissance. La situation aujourd’hui ne permet pas, en tout cas dans le domaine du documentaire, de s’engager dans une logique de développement. Dès que la structure devient trop lourde, elle induit les choix, impose sa logique économique et éloigne le producteur des films. C’est pour moi en contradiction avec le métier.
L’échec du producteur indépendant
Depuis 5 ou 6 ans on a tenté de réhabiliter le métier de producteur de télévision. Après la disparition des producteurs qui existaient dans les structures intégrées de la télévision, peu de producteurs avaient réussi à dépasser le stade de la production exécutive. Ce n’était pas une question de talent, mais tout simplement un manque de partenaires. Avec la « télévision de deuxième génération », et la séparation de la fonction de production et de diffusion l’idée du producteur indépendant, véritable inventeur de projets est née. Chercher les talents, rassembler les partenaires, diversifier le financement, en particulier au niveau international, telle était la mission et les conditions de l’indépendance du producteur. Dans l’euphorie est née cette brillante idée du compte de soutien, destiné à renforcer cette indépendance en lui permettant de créer un patrimoine de droits. Mais l’idée maîtresse était, pas d’avenir pour la production indépendante si elle n’est pas européenne. Et c’est sur cette idée que l’on est en train de buter…
Le problème majeur aujourd’hui c’est que les œuvres circulent mal. Nous consommons de l’américain et du national pour la fiction et si ça circule un peu pour les documentaires (voir les chiffres 91) il s’agit vraiment du haut du panier avec une réelle prime aux vieilles stars comme la BBC et quelques autres. En France avec la SEPT et le secteur public nous avons conquis une place. Mais la tendance générale est au repli. Pour le cinéma c’est très inquiétant. En dehors de l’américain et du national on voit progressivement disparaître des écrans les cinématographies du reste du monde. En télévision le franco-français connaît un réel succès public. Il n’y a aucune raison pour que les chaînes ne le financent pas entièrement et finissent par penser que le mécanisme du soutien est inutile et inadapté. À quoi bon dans ces conditions mettre de l’argent dans un pot commun ?
La réforme de l’industrie de production au fond n’aura consisté qu’a supprimer les secteurs intégrés de production lourds et inadaptés pour les remplacer par des entreprises extérieures contrôlées directement ou indirectement par les diffuseurs, en concurrence active pour l’exécution de leurs besoins. On y gagne en souplesse et en compétitivité, mais on risque d’y perdre un secteur de production indépendant capable de travailler à un niveau européen, d’être un véritable partenaire créatif des diffuseurs et une alternative face à la production américaine.
En France les pouvoirs publics se sont vraiment engagés dans une politique volontariste. À l’exception des petits pays, aux marchés trop étroits qui ont développé des politiques très dynamiques, comme la Belgique, la Hollande, le Danemark et l’Irlande, peu de pays se sont engagés dans cette voie. En Espagne, en Grèce, en Italie ça n’a jamais démarré et en Allemagne c’est resté entièrement replié sur le territoire avec des systèmes d’aides très verrouillés. Les anglais sont restés chez eux. De temps en temps nous sommes allés les voir mais ils ont rarement fait le chemin inverse.
Plusieurs producteurs français ces dernières années ont réalisé des ouvertures sur l’Europe, posant les bases d’une indépendance et connaissant même une croissance rapide. Trop rapide peut-être car les marchés en se refermant ont brisé l’élan, pris à contre-pied les structures trop lourdes et remis les sociétés en situation de pleine dépendance et de vulnérabilité. Seules aujourd’hui risquent de survivre les structures qui sont l’émanation directe des chaînes, quelques structures sélectionnées et solidement capitalisées et quelques artisans spécialisés.
Qui commande
Ceci dit je crois que le secteur le plus capitalisé est également fragile. Par l’étroitesse des marges qu’il dégage et par le manque de créativité. Les investisseurs influencent inévitablement les choix éditoriaux des producteurs, ce qui a pour effet de les déresponsabiliser. Ce secteur d’activité doit absolument rester créatif, quel que soit son champ d’action. Les gens de cinéma sont plus lucides sur ce terrain et c’est probablement pour cette raison que leurs entreprises restent fortement personnalisées.
Le contrôle total du processus par le diffuseur influence profondément le système de production. Un programmateur transmet un besoin précis à un producteur qui constitue une équipe pour répondre à ce besoin. Évidence. Mais le renouveau de la production doit se fonder sur la démarche inverse. Des auteurs, des réalisateurs fortement engagés dans une réalité – engagés au sens créatif du terme – cherchent un producteur qui cherche de l’argent pour que cet engagement trouve sa traduction cinématographique (ou télévisuelle). Si l’on ne fait que répondre à la demande du diffuseur on tue la capacité d’invention et de création de cette profession. On prend le risque de glisser vers ce degré zéro d’écriture, vers ces « icônes électro-ménagères » 1 dont la télévision est encombrée. La création ne peut naître de la simple expression des besoins de l’audimat, elle exige un dialogue permanent entre le public et les créateurs. Si la démarche est à sens unique, la source se tarit…
Ce qui est curieux dans ton analyse, c’est que l’effet de la SEPT et d’ARTE, l’ouverture d’horaires plus importants pour le documentaire n’a pas épuisé ses effets. Est-ce que tu es pessimiste sur l’évolution des choses ?
La SEPT a été une chance extraordinaire pour la production indépendante et pour le documentaire en particulier surtout dans la première période – avant la diffusion – ou nous étions face à un producteur essentiellement préoccupé de donner naissance à des œuvres. Maintenant la chaîne européenne diffuse et dans des conditions difficiles. Ce que l’on peut regretter c’est l’omniprésence des préoccupations politiques autour de la chaîne qui occulte sans cesse ce débat essentiel sur la nécessaire rencontre entre les besoins d’une chaîne culturelle et la création.
Notre rôle de producteur consiste à assimiler la logique, les besoins du diffuseur, pour attraper des projets, les hisser à sa mesure et pour cela tisser de véritables réseaux de gens susceptibles de s’allier pour faire aboutir ces aventures. Malheureusement tous ceux qui au niveau international s’intéressaient ensemble aux œuvres perdent du terrain. C’est vrai en Allemagne, en Angleterre sans parler de l’Italie qui a complètement disparu de la circulation, des espagnols qui sont plongés dans une crise grave, une quasi faillite de leur télévision publique.
Sur JBA, tu t’es stabilisé sur quel chiffre d’affaires ?
C’est très modeste. Enfin depuis trois ans je produis de la fiction et cela modifie le chiffre d’affaires de façon sensible. Je produis en moyenne un long-métrage ou un téléfilm par an et deux à trois heures de documentaires. Je crois que ma survie est liée à la modestie de mon entreprise, à sa forte identité, pour une part à sa radicalité. Je peux me diversifier au niveau des genres (fiction, documentaire, cinéma, télévision) mais pas au niveau de mes choix de production. Je veux survivre en choisissant de produire ce qui m’intéresse, des premiers films (70% de mon activité), souvent avec les pays du sud (Pérou, Afrique du sud, Papouasie, Cambodge, Algérie, etc.). Rester artisan ça veut dire choisir des films que j’aime, choisir des gens avec qui j’ai envie de travailler, défendre des œuvres et des auteurs et ensuite prendre le temps de convaincre différents partenaires de les financer. Et non à l’inverse d’analyser les besoins du marché et d’essayer d’y répondre.
Un cinéma d’enjeu
Un des buts de notre discussion est de savoir qui sont les producteurs de documentaires aujourd’hui, quand tu parles de ta passion, de soutenir des œuvres, des auteurs, ça vient d’où ?
J’aime produire des documentaires mais pour moi la frontière n’est pas entre documentaire et fiction, elle est entre film et film, œuvre et produit si tu préfères. Je produis un film quand je pense qu’il y a un véritable enjeu, j’évite si possible – modestement – de faire un « film de plus ». Le documentaire demeure le genre fondateur, il a l’avantage de nous remettre sans cesse en contact avec la réalité. Je crois même qu’il est indispensable à la régénération de toute la fiction. Quand je produis Neak Srê de Rithy Panh, une fiction cinéma, j’ai absolument l’impression de faire le même métier qu’en produisant trois ans plus tôt son documentaire Site 2. Après ce film au Cambodge je vais produire avec un autre producteur le film de Merzak Allouache Bab El-Oued City en Algérie. C’est certainement pas le hasard qui me fait aller sur deux terrains forts, sur des zones de fractures.
C’est vrai que je produis plutôt des films qui traitent de questions sociales, politiques, en recherchant des auteurs fréquentables qui vivent de l’intérieur des situations fortes. C’est une façon d’être toujours en situation d’apprendre. Fréquenter des gens qui ont un véritable engagement face à une réalité et qui se servent du cinéma pour y répondre justifie le métier de producteur. S’il n’y a pas ça, le métier a peu d’intérêt.
Ce qui est décourageant c’est le rapport entre la masse de travail, le temps dépensé, la bataille qu’il faut mener pour monter une production, l’énergie qu’il faut dépenser pour réaliser un film et le caractère si fugitif de l’œuvre. Tu supportes la dureté du travail parce que l’œuvre en vaut la peine, mais c’est décourageant de la voir englouti en un soir, 50, 90 minutes et pfuitt ! c’est fini.
La fiction te donne de l’oxygène, mais du point de vue de la production documentaire compte tenu de la situation que tu as décrite, que faire ? Qu’est-ce que tu souhaiterais comme changement de paysage ou dans les règles du jeu ?
Je recherche des projets de plus en plus ambitieux ce qui ne veut pas dire des projets chers. Par exemple, je prépare un film en vidéo huit avec un photographe qui va tourner pendant quatre mois le portrait d’une famille américaine. Ça m’intéresse parce que c’est un travail approfondi avec une économie de production particulière. Je vais produire de nouvelles Chroniques sud-africaines parce que ce pays connaît une situation d’une telle violence qu’il est urgent de faire quelque chose. Je vais à nouveau tourner avec l’atelier Varan de Johannesburg, mais cette fois nous allons les aider à conquérir plus d’autonomie. Je vais même tenter d’enraciner le projet dans l’économie sud-africaine en trouvant dix à vingt pour cent du budget sur place. Deux projets en vidéo huit, ce n’est pas tout à fait un hasard. C’est la mise en œuvre de nouveaux modes de production pour pouvoir aller jusqu’au bout d’une démarche. Ça m’ennuie un peu de travailler avec les vieilles stars. Les réalisateurs chevronnés n’ont pas besoin de moi, ils ont leurs circuits et une légitimité qui leur permet de trouver de l’argent plus facilement.
Par ailleurs je voudrais produire moins, deux heures par an, mais en bousculant les économies classiques de production, en trouvant de nouvelles solutions. Avec Archipel 33 (Denis Freyd), je produis le Testament d’Antoine sur la culture ouvrière. Depuis un an et demi, trois réalisateurs, trois fortes personnalités, travaillent en atelier. On tourne, on regarde, on discute, on critique, on change de piste, on fait un réel travail sur la mémoire en prenant de la distance avec l’événementiel. Chaque année, le Cinéma du Réel met en évidence que le cinéma documentaire le plus intéressant se fait à partir d’autres modes de production. Bob Connolly tourne un an en Papouasie Black Harvest, Claire Simon, deux mois dans une cour de récréation. De la même façon j’aimerais produire le premier long-métrage d’un jeune israélien ou d’un jeune palestinien, leurs courts-métrages sont très forts, en continuant à faire ces films avec des budgets ne dépassant pas six à dix millions.
L’autre question essentielle consiste a sortir de l’hexagone. Mettre trois pays ensemble dans le respect du projet c’est en vérifier la validité. Je n’en fais pas une règle, on peut faire du franco-français passionnant, mais il faut absolument élargir notre champ de production.
Si je devais résumer mes règles de survie je dirais qu’il faut, être audacieux sur les modes de production, rassembler des gens au niveau international, rester petit, radicaliser toujours plus les choix artistiques et enfin… ne pas tourner tant que le film n’est pas financé.
Propos recueillis par Michael Hoare
- Expression favorite de Me Sangla
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Chroniques sud-africaines – Mandela 1994-2004
1987 | France | 1h50 | Vidéo
Réalisation : André Van In -
Site 2 – Aux abords des frontières
1989 | France, Cambodge | 92 et 67 minutes
Réalisation : Rithy Panh
Publiée dans La Revue Documentaires n°7 – La production (page 49, 1993)