Jean Rouch est mort

Michael Hoare

Si j’ai envie de dire deux mots sur la disparition de Jean Rouch, mort dans la poussière des pistes au Niger, c’est parce que, comme beaucoup d’autres, ma propre destinée a été touchée, et ma trajectoire réorientée par l’attraction gravitationnelle qu’a exercée la sienne.

Il était enseignant quand je suis entré en contact avec lui. Ou plutôt, il tenait cour à la Cinémathèque le samedi matin devant de nombreux jeunes gens, venus de France et d’ailleurs, pour entendre ses anecdotes, prendre plaisir à ses histoires, jouir de l’humour malicieux avec lequel il posait ses questions aux cinéastes invités à montrer leur œuvre.

Ce n’était pas, à proprement parler, un enseignant. C’était un prince. Et même si nous ne l’approchions guère de très près, il rayonnait suffisamment de bonhomie et d’intelligence maligne pour nous pousser à questionner en nous-mêmes nos suppositions et préalables. À cette époque post 68, ces suppositions et préalables nous poussaient plutôt dans un sens dogmatique et nous empêchaient d’imaginer, de penser, et de faire du cinéma.

C’était aussi un homme qui répandait une joie de vivre affectueuse et contagieuse, et par là il était profondément en phase avec son sujet de prédilection: les Africains. D’où, la deuxième idée que je voulais commenter : la place de Jean Rouch dans la recherche d’un cinéma post-colonial, dans la recherche d’un lieu à mi-chemin entre blanc et noir, entre culture occidentale et culture autre, un lieu d’où peuvent naître un véritable dialogue, une écoute et un respect mutuel.

Là-dessus, ce ne sont pas ses nombreux films sur les rites et les transes qui nous aident beaucoup. Les films portent bien la fascination qu’a dû ressentir cette personnalité à la fois spirituelle et cartésienne. Après tout, il avait commencé sa vie professionnelle comme ingénieur Ponts et Chaussées.

On sent aussi la frustration que la caméra dansante transmet, le fait de se cogner de manière répétée contre un mur de verre ; l’objectif ne fait pas pénétrer dans le sens réel, dans l’expérience vécue de la transe. Elle filme une expérience non transmissible par l’image et le son. Elle peut être cernée, commentée, expliquée, contextualisée. Ses crises et ses spasmes, ses tensions et ses extases peuvent être enregistres sur la pellicule dans la mesure où ils produisent des effets visibles sur le corps et les visages des gens. Ce n’ pour autant que nous pouvons nous mettre dans la peau, dans la tête, dans la subjectivité de celui ou de celle qui entre dans une transe.

Là où le travail de Jean Rouch aborde le problème de l’échange avec l’autre, non pas comme un être pris dans les spasmes d’un état mystérieux et incommunicable, mais comme un être raisonnant et parlant, c’est là où son cinéma devient vraiment passionnant de mon point de vue. C’est là, dans Moi, un noir, Chronique d’un été, Petit à petit, où la possibilité d’un réel dialogue à égalité entre esprit occidental et esprit traditionnel africain se pointe. C’est à travers un outil qu’il a aidé à façonner et à transformer : la technologie du film synchrone léger.

Les Maîtres fous tient une place spéciale dans cette œuvre. Il est au milieu du gué, à la fois un film sur un culte religieux et une transe, et un film sur une réponse culturelle à l’oppression politique et économique subie par ses protagonistes. Il est à la fois un film où le cinéaste occidental, Rouch lui-même, nous raconte tout ce qu’il est nécessaire de savoir et de penser, du haut du pouvoir que lui confère sa maîtrise de la technique et son monopole de la voix off, et un film où les voix, les instruments, les sons post (à peu près) synchronisés parlent d’autres langues, laissent entendre d’autres voix, créant les prémisses d’un film véritablement polyphonique. C’est à la fois un film qu’il a voulu faire, et une commande des gens qu’il a filmés. 1

La polyphonie, l’échange, la construction d’un rapport avec l’autre, l’introduction de la diversité et de la dissonance au sein du langage même du film, la captation de la parole, mais ensuite le partage du pouvoir sur la prise de parole, voilà bien des thèmes que nous avons voulu explorer avec lui, une fois que la caméra à son synchrone légère a eu balayé à la fois les techniques et les procédés filmiques précédents. Nous avons voulu pousser plus loin sur les chemins qu’il a ouverts, souvent en le taxant à l’occasion de « néo-colonialiste » à cause de sa volonté de ne pas lâcher la caméra, de continuer à vouloir être le sujet-maître de ses films. Pour toute une génération de cinéastes, dont certains des jeunes qui assistaient à ses cours, il s’agira de « mettre la caméra au service des ouvriers, paysans, Africains… » ou de quiconque n’avait pas, par naissance, éducation, ou culture de classe, un accès immédiat à la création d’images. Souvent notre connaissance des « ouvriers, paysans, Africains… » se limitait aux gens qui proclamaient avec le plus de force et de vigueur les représenter. Nous étions emportés dans les flots dogmatiques aux ordres de commissaires politiques divers et éphémères.

Ou bien on simplifiait à outrance. Donner la parole équivaut à donner le pouvoir. Pour donner une part de pouvoir, il suffit de donner la caméra. Cette piste-là dans sa naïve présupposition d’un désir universel de faire du cinéma s’est révélée médiocrement fertile. Les nombreux « ateliers vidéos » dans les cités en sont l’avatar contemporain, et sans vouloir nier la valeur du travail d’animation, de critique de l’image, de dialogue et d’auto-valorisation qui y est fait, il en ressort beaucoup de télévision locale, mais de rares bons films.

Du point de vue du marché d’ailleurs, Sony et Canon ont, d’une autre manière, exploité la démocratisation du désir de l’image par la création d’un marché mondial de la vidéo légère incitatrice de diverses formes de « home movie » — le film d’anniversaire, de mariage ou de baptême — que l’on pourra bientôt enregistrer, monter et diffuser avec son téléphone portable d’ailleurs. Et dans ce domaine, les Africains en sont aussi friands que n’importe qui.

Le problème avec cette poussée généreuse de « donner la parole » et de « mettre la caméra aux mains de… », c’est que les conditions du dialogue que Rouch impulsait n’existent plus, ont été rompues. Puisque le cinéaste, celui qui au départ porte le désir du cinéma, s’efface, est inexistant dans le processus filmique. En abandonnant son propre désir (bourgeois, colonial), il suppose la possibilité d’une reprise par l’autre de son propre désir, il n’y est pas ou n’a pas les moyens de s’exprimer et le cinéma tombe dans le vide.

Un autre filon du cinéma documentaire reprendra la notion du dialogue et en fera la « rencontre avec l’autre ». Jean-Louis Comolli et Denis Gheerbrant sont parmi les très nombreux cinéastes des années 80 et 90 qui ont fait de la « rencontre avec l’autre » le centre de leurs préoccupations, même si ni l’un ni l’autre n’ont fait du partage du pouvoir sur l’image une piste de leur méthode.

Du coup, la rencontre avec l’autre devient vite dominée par l’expression du sujet cinéaste qui raconte l’aventure de « ses » rencontres avec « les » autres.

Les autres sont réduits au faire-valoir du soi. Et toute l’attention du public se tourne vers la sensibilité exacerbée de l’un, l’élégance dans la mise en place de dispositifs scénographiques habiles de l’autre, de celui qui est derrière la caméra. Dans cette filiation aussi, le dialogue, le vrai, de nouveau se rompt.

Car il faut un équilibre, un dosage difficile à manier. Il faut laisser une part du pouvoir à l’autre — y compris sur le film, mais il ne faut pas nier sa place à soi. Il faut permettre l’expression de sa propre subjectivité, mais laisser ouverts des espaces de non maîtrise, de risque, laisser à l’autre la possibilité d’exister y compris dans l’élaboration de l’espace écran.

En conséquence, le problème d’un cinéma parlant polyphonique, réellement apte à donner forme à un dialogue interculturel est une question à peu près dans l’état où Jean Rouch l’a laissée il y a une vingtaine d’années. Comment faire en sorte que le film devienne un véritable espace de rencontre et de partage, de perspectives, d’attitudes, d’approches à travers des différences historiques et culturelles ? Comment la subjectivité qui dirige et donne forme à un film peut-elle être partagée, donner naissance à une forme qui est emblématique même de ce désir d’échange ?

Des pistes qui méritent que l’on y retourne, que l’on poursuive la recherche.

Aujourd’hui le cinéma africain, les cinéastes africains ne sont pas du tout dans l’état ou la mentalité des années 60 ou 70. Chaque festival Fespaco souligne encore davantage, malgré les aléas et les difficultés évidentes, que des voix africaines dans le cinéma, y compris le documentaire, s’ affirment, ouvrant d’autres perspectives d’une « science de l’homme filmée » du partage et de la réversibilité des perspectives. On imagine volontiers que si quelqu’un, ou quelques-uns, réussissait un film qui creusait le problème du dialogue interculturel par le cinéma, les yeux du prince cligneraient, un petit sourire lumineux apparaîtrait sur ses lèvres et on assisterait de nouveau à un de ces moments de magie où l’on sentait que quelque chose l’intéressait vraiment.


  1. Un article pointant cet aspect du travail de Jean Rouch : Diane Scheinman, The “Dialogic Imagination” of Jean Rouch: Covert Conversations in Les Maîtres fous, publié dans Documenting the Documentary, Barry Keith Grant (Editor), Jeannette Sloniowski (Editor), Wayne State University Press, 1998.

  • Les Maîtres fous
    1958 | France | 29’ | 16 mm
    Réalisation : Jean Rouch

Publiée dans La Revue Documentaires n°19 – Palestine/Israël. Territoires cinématographiques (page 153, Juin 2005)