Pierre Tonachella
Dans l’oubli et les marges de la lointaine périphérie des villes, Pierre, jeune chômeur, affronte sa solitude, cogite. Ses amis, tous employés du tertiaire, intérimaires du bâtiment ou chômeurs, partagent leurs semaines entre labeur et week-end de fête déchaînée. À leurs côtés, Théo martèle des déchets de plastique et de ferraille en chantant. Tous arpentent ce même territoire de champs plats, là où les cris de joie arrachés au quotidien côtoient les signes annonciateurs de temps obscurs. Pour tenter de faire d’une fuite une évasion.
Jusqu’à ce que le jour se lève est un film avec eux, fait sur plusieurs années, à partir de mon amitié ou de mes liens d’enfance avec les personnages, pour aller chercher ce qui gronde dans l’oubli et les marges du territoire. Mais lors du tournage, la vie est plus forte que le film lui-même. Certains personnages font vaciller les certitudes que j’avais à leur propos, ainsi qu’une image d’eux que j’avais déjà faite. Petit à petit l’un d’entre eux met en place une forme d’auto-mise en scène, laissant passer ses formes de vies là où je l’enfermais dans la seule chronique du quotidien.
Depuis plusieurs années déjà, je filme le groupe du village avec qui j’ai grandi, à la limite de la banlieue sud de Paris. Une grande partie de ces amis vivent toujours là-bas et je fais l’essentiel de mes films à leurs côtés. Après plusieurs expériences, fictions et documentaires, j’ai construit avec ceux qui me sont les plus proches une vraie relation filmique au service d’une volonté partagée de représenter ce territoire.
Jusqu’à ce que le jour se lève est le premier long métrage documentaire que j’ai fait là-bas. À cette occasion je n’ai jamais été aussi proche de ces vieux amis ou de ceux avec qui j’ai grandi sur le même territoire. Pendant deux ans j’ai collecté des morceaux de leur quotidien entre travail, fêtes déchaînées et errance. Mon but était de bâtir l’image disloquée d’une génération de jeunes prolétaires blancs vivant sur un territoire semi-rural. Face à un ensemble de contraintes sociales et géographiques, je représentais les différents moyens qu’ils mettent en place pour vivre plus intensément une vie qui leur file entre les doigts. Pour ça je me suis notamment appuyé sur notre expérience passée, et les plus vieux collaborateurs ont pris une place déterminante dans le processus de fabrication du film.
Mon point de départ est la bande du village, comme personnage principal. Cet entre-soi masculin est le cadre où les jeunes, dont moi-même, se construisent longtemps, même après l’adolescence. Quand je commence à tourner, ils ont pour la plupart entre 22 et 26 ans. Dès le début, je suis guidé par la façon dont ils s’engouffrent physiquement dans la semaine et affrontent un quotidien laborieux avant d’exploser le week-end. Avec eux, je suis collé à la vie qui se déroule, je filme sur le vif leurs virées sur les nationales, les beuveries, les journées de travail, restant au plus proche des mouvements brusques des corps.
La parole est enregistrée à partir de leurs discussions turbulentes et d’entretiens où chacun décrit son rapport au travail et au territoire. Je suis dans le cadre d’une observation participante et il n’y a d’abord pas de raison de me situer autrement. Mais avec Pierre, vieil ami et collaborateur de tout temps, ce registre de filmage en corps à corps ne peut convenir. À 30 ans, Pierre n’a jamais bougé du village et il l’est un des plus âgés. Il connaît bien le quotidien du groupe pour l’avoir vécu pendant de longues années. Au moment où je commence à le filmer pour ce projet, il ne se sent plus faire partie de cette vie qui défile à toute blinde et du quotidien qui se répète. L’âge, la lassitude, les morts autour de lui et les amis partis ne le laissent pas en paix au sein de la communauté de jeunes du village. Sans d’autres horizons à substituer à ce quotidien, Pierre s’isole dans sa chambre et cogite, parfois jusqu’à décrocher longuement du monde qui l’entoure.
Ce décalage temporel et son passé tragique le démarquent du groupe. Au début du tournage quand je veux le filmer parmi eux je dois l’encourager et le pousser à venir. Lorsqu’il les côtoie sans intervention de ma part, la présence de la caméra le rend extrêmement irritable, il refuse avec véhémence l’image qu’il pense que je donne de lui. Même à l’écart, il est trop renfermé pour que le filmer sur le vif restitue la profondeur de son personnage.
Pierre finit par m’expliquer que l’image qu’on construit de lui pour le film l’étouffe et qu’il craint d’être assigné à une identité qu’il veut fuir. De devenir comme il le dit, « une caricature de lui-même ». Mon incapacité à comprendre en quoi cette image peut l’enfermer encore plus qu’il ne l’est, dans un contexte de tournage usant où la défonce est omniprésente, nous pousse presque au bord de l’abandon du projet.
Toujours à l’écart, nous refaisons des tentatives. Petit à petit, Pierre m’introduit dans une réalité qu’il partage peu, et je découvre la façon dont il vit sa solitude. Longs instants de contemplation dans le silence, où Pierre est une sorte de guetteur au bord de la route, qui n’a pas beaucoup de prise sur les choses mais dont le regard porte loin.
Nous nous basons sur ce temps de suspension et nous commençons à filmer son espace quotidien le plus immédiat. Sa chambre avec sa pénombre, ses mouvements répétés encore et encore, comme aller faire du café, rouler des joints, fumer des cigarettes. Nous insistons sur son immobilité silencieuse, son corps trapu qui bouge peu mais renferme une grande puissance intérieure. Sans savoir encore quelle image nous construisons, nous filmons régulièrement ce corps à l’arrêt, faisant comme des sortes d’entretiens muets. Notre première matière est Pierre qui fait bloc avec lui-même.
Mais le corps silencieux de Pierre ne suffit pas à montrer le « temps d’avance » qu’il a par rapport aux autres personnages. Car la majorité d’entre eux vivent leur vie sans beaucoup de recul, mais aussi en ayant foi dans un certain avenir, ce qui est loin d’être le cas de Pierre. Sa lucidité face à ses perspectives de réussite sociale et son désespoir le propulsent en orbite du quotidien tel qu’il est vécu par les autres jeunes du village.
Pour représenter cette position, je pousse Pierre à écrire quelques textes. Je sais qu’il le fait déjà de lui-même, dans ses moments de détresse solitaire. De la prose et parfois du rap, qui mettent en forme ses réflexions et qui sont un moyen pour tenir. On décide de se baser sur certains fragments des textes que Pierre écrit, peut-être afin de trouver une façon de les utiliser pour le film. Par exemple, lorsqu’il me raconte une anecdote de soirée ou bien un épisode de la vie de son chien, je lui demande s’il ne veut pas essayer de la retranscrire.
Je suis fatigué là… mon chien il m’a cassé la tête toute la nuit. Chaque fois que je le laisse seul, il veut pas, il se met à aboyer… il gratte à ma porte. Donc moi je me relève tu vois, je vais lui ouvrir, normal t’sais, il a peut-être envie d’aller pisser… mais non même pas il se recouche lui… et si je retourne dans ma chambre et je le laisse tout seul, il se remet à péter un plomb. Donc je reste avec lui mais lui il s’endort quoi.
On commence ainsi une relation de lecture et de relecture de quelques bouts de textes. On fait des allers-retours entre les textes qu’il écrit et que je lui renvoie avec des remarques et des propositions. À son tour Pierre se réapproprie le texte, il arrange les phrases, il en fait son propre registre. Puis je le filme en train de les lire. On travaille la diction, disant et redisant les textes, en se basant sur cette image qu’on a déjà commencé à construire dans le silence et la pénombre.
… je me suis levé tard. Après je suis descendu j’ai pris le café. Y’a ma mère qu’est arrivée, avec les courses. Je l’ai aidée à ranger. Puis on a repris le café ensemble. On a parlé de cette bagnole qu’arrête pas de déconner/, le clignotant qui reste bloqué. Puis elle est partie faire sa sieste. Moi je suis remonté dans ma chambre, j’étais un peu sur l’ordi. Puis j’avais plus de clopes. Donc je suis allé à la Ferté, j’ai fait l’aller-retour.
Décrivant très littéralement son quotidien, cette première salve de textes a en commun avec la parole du reste du groupe de décrire ce qui est vécu chaque jour. Mais par rapport à eux, le discours est dépouillé à l’extrême, jusqu’à devenir une matière brute, élémentaire. À tel point que la parole de Pierre est là sans être là, déjà déconnectée du contexte dont elle parle. Pierre projette une première image de lui et incarne de cette façon le décalage qui le sépare du reste du groupe.
Au long du travail d’écriture, nous évacuons petit à petit ce qui nous ramène à un aspect trop immédiatement autobiographique. En faisant des références précises afin d’expliquer « ce qu’il s’est passé », non seulement Pierre est ramené à cette caricature de lui-même, mais il risque aussi d’étouffer les nouvelles possibilités offertes par son personnage débarrassé de psychologie. Ensemble on se demande donc comment quitter ce premier niveau de parole sur le quotidien, et comment représenter une réalité plus trouble. Plutôt que de raconter « ce qu’il s’est passé », Pierre formule petit à petit des interrogations plus larges sur sa place dans ce territoire marqué par des étendues vides. Par exemple, il transforme des récits de soirées pour en faire un cri face au vide, tant social que géographique, avec un style plus littéraire.
Ça se passe dans la plaine, la nuit, j’suis bourré à la mort, j’ai bu de la gnôle, la gnôle du grand-père de Bibon. Je me suis pris la tête avec tout un tas de connards. Donc je suis parti, à pied, je marche, je marche, je vois la tour au loin, il pleut des cordes, je cogite, je maîtrise plus rien. Là je me mets à gueuler : « qui je suis ? Qui je suis ? Qui je suis ? » je me demande encore comment j’ai fait pour rentrer ce soir-là.
Ce qu’on te dit ça t’interpelle pas. On peut te parler encore longtemps y’a rien. De toute façon t’es pas là. T’en deviens de moins en moins sûr.
De ce second registre où Pierre opère un glissement, nous en arrivons au récit d’une errance intérieure et à des visions hallucinées.
J’ai vu le début des terres, j’ai fait que voir. La nuit, c’est surtout la nuit que les terres apparaissent, on dit qu’il y a encore des tigres là-bas.
Si on avance assez, jusque dans la brume, on peut voir un monde qu’on connaît pas. Qui pourtant a toujours été là, au bord de nous, qui d’un coup se déclare. Aussitôt vu aussitôt disparu. Il reste que des lignes noires qui brouillent les yeux comme quand on regarde une lumière éblouissante. Puis au bout d’un moment ces lignes finissent par disparaître. Alors que le souvenir des terres reste gravé en vous. Les terres, et ces tigres, ces tigres qui sommeillent. Ces tigres qui ravivent votre mémoire et qui vous sauvent de tout le merdier que vous traînez à vos pompes depuis si longtemps. Putain, y’a des moments où je respire.
Ici l’évocation de fauves et de terres mystérieuses se confronte à la restitution très littérale de morceaux de la vie quotidienne, pour incarner une indiscernabilité. À la réalité telle que Pierre la voit et l’analyse, nous essayons de confronter la réalité telle qu’elle lui échappe et le perd, mais aussi telle qu’il l’imagine et telle qu’elle pourrait être.
Nous arrivons à ce nouveau registre de parole à partir d’un échange et d’une production partagée, qui part de la prise de conscience d’un individu sur son personnage et de l’impact qu’il a sur sa vie. Alors que le tournage est encore en cours, Pierre est devenu officiellement coauteur afin qu’il ait un statut et un salaire qui corresponde à ses différentes places dans le processus de fabrication.
À ce stade, nous partageons encore, Pierre et moi, l’écriture. Elle permet à son personnage de se maintenir dans la distance, mais aussi de trouver une force propre, calme et statique, dans ce territoire où on a l’habitude de rouler vite.
En parallèle à ces textes, Pierre continue d’écrire du rap, pour lui. Cette écriture rimée est celle qui lui appartient le plus, qu’il teste pour lui-même et se fait dans son intimité, mais qui est aussi une manière d’apparaître face aux gens de son entourage immédiat. Au début je me suis dit que le rap ne pourrait pas avoir sa place dans le film. Mais un jour, alors que nous sommes avec l’un des personnages les plus jeunes du film, Adrien, Pierre dit un de ses textes, presque sans prévenir :
Les gens parlent tellement dans mon dos que j’en ai les cheveux blancs
je perds des kilos j’affronte les démons, grand
en symbiose, des balivernes, l’hiver se ferme, contemple mes cernes,
je vissèr ce que t’aimes
j’apprends à aimer, redémarrer, je prends le temps comme ce corbeau
qui s’envole
l’argent nous fait défaut tout comme ce que je consomme
je m’y perds en voyelle et consonne
l’Essonne, loin de tout à en devenir fou, au milieu du terrain et de la terre
je vise le ciel, je mise ma haine, mes pieds je traîne et le cœur saigne
et je me renseigne et j’aurai beau me saigner comme un Saiyan
c’est la fin des haricots y’a plus de Padre, plus que des champignons
magiques pour le ramener
besoin de fric fric pour oublier, j’ai des tics tics je suis possédé.
Ce rap tombe à point nommé car à ce moment du tournage, nous tournons en rond autour de Pierre et de son statisme caractéristique. Pierre pense que ce texte peut conclure le travail d’écriture de soi qu’on a mené jusqu’à maintenant, car il introduit un nouveau dynamisme, ne serait-ce que rythmique, et provoque des secousses chez son personnage.
Dans le contenu, Pierre propose une vision d’ensemble sur son existence, tout en s’incluant dans son territoire, chose qu’il n’avait pas faite avant. En se disant comme partie de ce tout, il opère un retour sur lui-même qui tranche avec son individualité close sur elle-même qui marque ses premiers moments dans le film.
Nous décidons alors de filmer le travail de lecture, relecture et de déclamation du texte quand Pierre répète pour lui. Montrer ce travail en train de se faire devient à nos yeux un moyen pour représenter ce qu’on nomme « prise de parole » et comment ce processus peut revenir en propre à celui à qui on a prétendu l’accorder. À l’échelle du film, ça crée un basculement entre plusieurs registres de paroles qui vont d’une écriture partagée et jouée, à une écriture qui appartient totalement au personnage, faite pour être déclamée.
Passant par ces différentes étapes, Pierre décloisonne son personnage et résiste à un rôle un peu vite attribué. Surtout, il expérimente à cette occasion une forme d’auto-mise en scène de lui-même. Là où le suivi du déroulement du quotidien est impuissant à représenter le moment où une crise perturbe le rapport à ce quotidien. Loin d’abstraire la parole ou le personnage de Pierre, ce processus permet un basculement dans le discours. C’est nécessaire afin de matérialiser les différences de position de son personnage face à l’existence. Mais c’est aussi un commencement pour incarner l’éclatement d’une subjectivité et la complexité des rapports qui la constituent. Comment représenter une intériorité en documentaire dans ce qu’elle a d’instable et d’indiscernable ? Et comment cette représentation peut-elle ne pas être seulement immanente mais prise en charge par le personnage à partir d’un retour sur lui-même ?
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Jusqu’à ce que le jour se lève
2017 | France | 1h48
Réalisation : Pierre Tonachella
Production : L’image d’après, Vosges Télévision
Publiée dans La Revue Documentaires n°29 – Le film comme forme de vie ? (page 147, Août 2018)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.029.0147, accès libre)