La caméra, comme elle peut ne pas

Deux notes pour L’Héroïque Lande, la frontière brûle

Robert Bonamy

Le « documentaire fantastique » de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval intitulé L’Héroïque Lande. La frontière brûle (2018) est assurément un des films les plus marquants de ces dernières années. Il n’entretient pas de correspondance avec la rhétorique médiatique des actualités, celle qui fait se déployer cyniquement les grands moyens audiovisuels alors que les mots de la fin sont connus d’avance, mais tisse un dialogue clandestin avec une zone (la Jungle de Calais) et ses habitants, de sorte qu’il fait voir l’état des choses invues, pour le futur.

1 – Note théorique

Je cherche à souligner l’importance d’un moment du film, en ceci qu’il contribue à relever le cinéma de sa fatigue dépensière autant que de l’outrance autosatisfaite, jusqu’à la frénésie, de ses moyens technologiques. L’Héroïque Lande s’est fabriqué avec des appareils pauvres, en tout cas selon une conduite qui accepte une forme de leur pauvreté. La caméra Blackmagic pocket équipée d’un objectif Voigtländer fixe n’est certes pas un appareil qui appauvrit nécessairement le rendu de l’image. Cette caméra est d’ailleurs à la mode, sa texture devenant presque envahissante dans les festivals de cinéma. Mais, aux côtés de son coût relativement modeste, elle propose une zone de création restreinte. Si cette action restreinte est une forme de pauvreté ; elle est aussi capable de faire naître, dans ses incidences, un éblouissement qui dépasse les bords et les formes d’un rendu normé. Nicolas Klotz, interrogé au sujet de cette pauvreté paradoxale, la décrit ainsi :

« La Blackmagic pocket est une boîte noire au format super-16. Paradoxalement, elle est tout de même assez perfectionnée. Fabriquée par Resolve, le fabricant d’un logiciel d’étalonnage remarquable : Da Vinci. La grande intelligence de cette caméra est qu’elle propose très peu d’options. Cette pauvreté lui donne une force primitive qui attribue de l’ampleur aux courbes du réel. Cela n’est pas la logique des programmes ultra-sophistiqués inscrits dans les caméras de la plupart des fabricants. Elle aime les défauts, les accidents, les éblouissements qui prennent de court, les zones qu’elle ne comprend pas. Elle est seule avec toi. Sans mode d’emploi 1. »

Comprenons bien, je ne fais pas ici l’éloge d’une privation technique. Au contraire, celui d’un éclat qui correspond à la puissance d’une technique dans ses impuissances objectives. On pourrait formuler ainsi cet état : sa puissance de ne pas. Cette hypothèse, contradictoire seulement en apparence, invite précisément à ne pas s’en tenir aux apparences, et désigne l’espace un peu libre où se loge un art de la parution qui défie les rhétoriques de la médiation.

Les lecteurs de Giorgio Agamben reconnaîtront dans la proposition d’une « puissance de ne pas » la refonte incessante que le philosophe propose du couple aristotélicien (puissance et acte) en insistant sur l’adynamia quand il pense la dynamis. « Pouvoir ne pas » n’est pas ne pas pouvoir, puisqu’il est pouvoir. Mais, aux côtés de cette première référence intimidante, bien qu’elle soit à mon esprit éminemment concrète, mon titre « La caméra comme elle peut ne pas » est un prolongement de celui que donne le philosophe Pierre-Damien Huyghe à un chapitre de son essai Le Cinéma avant après : « La caméra comme elle peut. » 2 Entre ce que j’essaie de dire et ce qu’écrit Pierre-Damien Huyghe, il y a plus qu’un accord, une admiration, sans pour autant savoir s’il aurait analysé ainsi le film qui en a motivé sa relecture. En outre, un tel raccordement rapide entre ses écrits et ceux d’Agamben n’a rien d’évident. Pourtant, ce que peut la caméra est ici ici ce qu’elle peut ne pas. Quand le cinéma envisage, selon les termes de Pierre-Damien Huyghe, le « rythme visuel », « le réalisateur n’est pas en situation de toute-puissance », mais « conducteur » d’un « appareil », la caméra, pour une « puissance du faire paraître ». Cette puissance de parution, de faire voir (que Huyghe avance en reprenant à son tour Aristote et le concept de phusis) est ce qui m’intéresse ici tout particulièrement. La stabilité méthodique, du plan fixe, sans manœuvre et ouvert au « temps de pose », comme la commente Huyghe à partir du cinéaste Jean-Claude Rousseau, est sans doute un peu éloignée du cinéma électrique de Klotz et Peceval et de la caméra portée de L’Héroïque Lande. Mais les « éblouissements » issus de cette puissance de parution sont aussi commentés à partir des films de Tariq Teguia, sans doute plus proches de ce que nous essayons de dire ci-dessous à partir d’un passage de L’Héroïque Lande.

Bien qu’il inspire notoirement les études et archéologies des media, Huyghe ne se situe pas, si l’on se fie à son vocabulaire, dans ce sillage. Sa pensée est celle des appareils et de leurs conduites non-programmées, non-machiniques. Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval travaillent avec la caméra sans toujours tout contrôler ; leur cinéma n’est pas du côté des appareils de contrôle ou de surveillance.

En quoi Klotz et Perceval redressent-ils quelque chose de l’image, alors que les images sont aujourd’hui produites bille en tête ou à volonté, à l’ère des nouvelles caméras et des nouveaux media ? Leur choix n’est pas celui du repli, parfois aussi touchant que péniblement rétrograde, pour le pelliculaire (il y a bien entendu beaucoup de cas pour lesquels l’argentique est tout sauf rétrograde, les travaux de Nicolas Rey et Nathalie Nambot en sont un exemple). Je crois qu’ils contribuent à désaimanter l’image des effets technologiques les plus apparents et des hautes définitions dont certaines démonstrations d’apesanteur (avec la « conduite » d’un drone) ou la virtuosité impressionnent parfois tout sauf la pensée, à force de sensations qui finissent par insensibiliser. Il ne s’agit pas ici de dénoncer un film, qui justifie sa dialectique à étages, pour exposer l’importance d’un autre. Disons simplement que, par exemple, l’emballement pour les prouesses, les temps de chocs, de vertiges planants et de scrutations rétiniennes censés tout dire dans Taste of Cement (Ziad Kalthoum, 2018), mériterait d’être discuté par une analyse précise, qui serait à mener ailleurs en considérant son contexte politique.

2 – Note critique

L’Héroïque Lande fait voir, parce ce que la caméra peut ne pas voir. L’éblouissement n’est pas un aveuglement, il est un éclat qui fait songer en même temps que paraît l’état de la situation (sur et sous les informations habituellement relayées sans optique).

À l’occasion d’un entretien qui suivait la première projection mondiale du film, Nicolas Klotz confiait alors que je l’interrogeais sur le choix de la caméra Blackmagic pocket :

« La magie noire est dans notre cinéma parce que nous nous interrogeons sur les effets de la colonisation aujourd’hui. Et tu as raison, choisir cette caméra, avec cet objectif, nous a permis de filmer les couleurs extrêmement singulières de la Jungle. L’objectif Voigtländer que j’avais ouvrait à 0,95. C’est un capteur, comme tu dis, 16 mm, qui est petit. Il a l’avantage de pouvoir travailler sur du proche alors que la lumière est très faible. Mais quand le capteur est petit, dans les basses lumières, le point flotte au loin. Là aussi, cela donne quelque chose de troublant quand les plans larges sont un peu sombres 3. »

Si L’Héroïque Lande travaille en effet fréquemment en basses lumières, à l’occasion de nombreux plans nocturnes électrisés par les récits, les danses et les couleurs de la Jungle, sa dernière partie, après la destruction de la zone Sud, passe par la plage. Elle propose l’envers de ces nocturnes, selon une « brûlure », qui n’est toutefois pas le négatif de la magie noire.

Zeid, un des jeunes Éthiopiens très présents dans le film, jongle avec un ballon de football, accompagné dans son jeu par quatre jeunes hommes. La profondeur de champ n’est pas simplement flottante, elle est bouchée. L’image est surexposée, sa lumière n’est pas filtrée. De plus, les cinéastes ne s’étaient pas encore procuré le viseur capable de s’adapter sur cette caméra. Nicolas Klotz cadrait sous un tissu, méthode de fortune pour voir l’écran, dont on entend les battements causés par le vent sur le micro de la caméra 4. La surexposition, les battements ne s’effacent pas, ils sont les inattendus desquels naît l’image cinématographique. Lorsqu’on ne ferme pas plus, on ouvre aux puissances de parution.

Zeid s’éloigne, se perd dans cette surexposition ; il devient une figure filiforme, presque brûlée. D’une manière improbable, il ralentit au point de s’arrêter sur cette p(l)age blanche. Il prend un tissu qu’il dresse à la hauteur de sa nuque avant de le lever au-dessus de lui. L’incontrôlé produit l’inouï : Zeid paraît tel une sculpture de Giacometti, non seulement un homme qui marche, mais qui cherche l’envol. Le battement du tissu entendu se conjugue à celui de son vêtement le temps de cet éblouissement ; la plage devient un terrain de science-fiction pour cette dernière partie intitulée « Phœnix, La frontière brûle ».

Mais l’analyse ne s’arrête pas à cette ouverture. Cette plage prend des allures de désert, pour une parution qui n’est pas seulement un mirage. Comment ne pas songer au désert traversé, au passage terrifiant en Libye raconté par Zeid et sa sœur Almaz ? La cartographie perd ses légendes et son présent, pour d’autres alliances aussi douloureuses soient-elles. Zeid invite à voir, il désigne la profondeur de champ brûlée, un véhicule de police, qui empêche le passage vers l’Angleterre, les techniques de contrôle. Le film est aussi une invitation à voir ce qui n’est pas visible, à dépasser les machines de contrôle du regard et des corps.

La puissance de cet imprévu technique se conjugue à l’état de choses on ne peut plus objectivement, jusqu’au plus profond des vies. Il prend ensuite toute son ampleur dans le montage. Yared, un jeune Érythréen, essaie de faire s’envoler une mouette au sol, il lui lance de la nourriture. L’envol ne peut se produire. Elle reste figée au sol. Arrivé à la plage, il raconte à quel point il n’aime pas ce lieu : il y voit la Libye, territoire abhorré.

Le sens que prend le film n’est pas surdéterminé par un programme ou une logique de contrôle, mais surgit d’un imprévu, d’un pouvoir ne pas de la caméra qui n’est pas corrigé, mais prolongé. Au moment où Zeid invite à regarder la profondeur de champ, il évoque les instruments de captures utilisés par la police : des jumelles, des capteurs de lumière, de sons, de présence. La caméra de L’Héroïque Lande ne capte ou ne capture pas, elle est une ouverture : elle s’ouvre de pouvoir ne plus se fermer. Sans doute est-ce un signe d’hospitalité venant de la technique.

Pierre-Damien Huyghe évoque dans son essai la manière dont une partie du champ est éblouie par l’ouverture à la lumière dans Rome plutôt que vous (2006) de Tariq Teguia : « Le cinéma ici admet sa relativité. Acceptant sa parenté avec le faire voir photographique, il laisse à la luminosité variable des espaces où il se place, parfois éblouissante […] le temps de s’enregistrer et de se montrer selon les dispositions adoptées […]. » 5 Difficile de ne pas ajouter à son propos qui porte sur une des fictions cartographiques du cinéaste algérien, la fin de Inland (2008) qui s’ouvre à un tel fantastique de la brûlure du désert.

Si L’Héroïque Lande est un film documentaire, politique, à sujet, sa grandeur vient aussi des images clandestines qui sont l’envers de toute logique des discours entendus à l’envi et des représentations médiatiques. La « pauvreté » de la caméra, aussi récente que soit sa technologie, est l’exil du cinéma, sa zone de puissance, de parution. Son futur.

Pour leur film à venir, qui a pour titre L’Archipel, les cinéastes retournent notamment à Calais, sur la lande en apparence désertée, avec une autre caméra, une Sony alpha. Que pourra-t-elle ne pas montrer, au risque du songe ? Au doux songe de la paix perpétuelle 6 ?


  1. Citation issue d’un échange de courriers électroniques avec Nicolas Klotz, le 10 novembre 2018.
  2. Pierre-Damien Huyghe, Le Cinéma avant après, « La caméra comme elle peut », De l’incidence éditeur, Saint-Vincent-de-Mercuze, 2012, pp. 42-51.
  3. Robert Bonamy et Raphaël Nieuwjaer, « Communs exils, entretien avec Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval », Débordements. www.debordements.fr/Nicolas-Klotz-et-Elisabeth-Perceval-2017
  4. Une autre étude s’imposerait au sujet de ce film : elle concernerait le son et l’ouverture aux interférences sonores, aux parasitages, aux souffles, ainsi qu’aux bruits enregistrés par le micro-caméra et un zoom. Cette matière sonore n’est en aucun cas effacée au mixage.
  5. Pierre-Damien Huyghe, Le Cinéma avant après, op. cit., p. 48.
  6. Selon le titre de l’essai de Kant emprunté par Nicole Brenez pour évoquer L’Héroïque Lande. La Frontière brûle : http://debordements.fr/sons/Nicole_Brenez-Au_doux_songe_de_la_paix_perpetuelle.mp3

  • L’héroïque lande, la frontière brûle
    2017 | France | 3h45
    Réalisation : Nicolas Klotz, Élisabeth Perceval
    Production : Mata Atlantica - Stempel Films

Publiée dans La Revue Documentaires n°30 – Au milieu des nouveaux media (page 121, Mai 2019)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.030.0121, accès libre)