Pierre-Oscar Lévy
Un jour quelqu’un m’a dit : “fait une école et ensuite viens me voir”… J’ai eu la chance d’être reçu au concours de l’IDHEC en 1974. Si je n’avais pas eu cette chance, je n’aurais jamais fait de films et je n’aurais jamais compris l’importance du son pour ces films. L’école, à cette époque, occupait la moitié d’un étage du bâtiment où l’Institut National de l’Audiovisuel s’était échoué au milieu d’un champ de boue sur le plateau de Bry-sur-Marne, avenue de l’Europe. C’était le champ de bataille de la guerre de 1870, autant dire, au bout du monde, dans l’arrière-boutique de l’histoire. Il y avait toutes sortes de “sons seuls” de vent à faire dans ce bâtiment : des sons lugubres. Comme je ne suis pas Japonais, je n’ai pas le talent de voir des fantômes, juste d’entendre des hululements venteux. Je ne sais pourquoi, mais les architectes des bâtiments de l’audiovisuel public construisent des immeubles avec une acoustique vraiment particulière, moche à l’extérieur, riche de sons qui hantent les couloirs. Je me souviens, dans le fameux camembert de la maison de la radio, avoir découvert quelques années plus tard, au sous-sol, des toilettes qui refoulaient en rythme, offrant l’image sonore d’une baleine en pleine agonie ! Moche à l’extérieur et riche de fantômes sonores.
Au cœur de la matière sonore
Quand, j’ai commencé à pratiquer un peu, j’ai eu la chance de partir avec un Nagra dans Paris… Mon prof insistait beaucoup sur la nécessité de travailler à une belle séquence sonore autonome et donc de toujours se placer au cœur de l’action, au milieu de la matière sonore. Ma première sortie en solitaire m’a permis d’être tout à fait dans la ligne de son enseignement et de réaliser une prise de son qui est allé bien au-delà de ses conseils… Je cherchais à enregistrer un événement, sans trop de bruit parasites, surtout sans le brouillage des moteurs de bagnoles. À cette époque à Paris, il y avait au moins une manif par jour qui coupait la circulation. Et pour moi c’était idéal, un son musical, avec des cris et des chants, et puis un contenu juste. Ce jour-là, il y avait une manifestation devant l’ambassade du Vietnam qui réunissait une partie l’extrême gauche, mais avec des objectifs différents et des slogans incompatibles. Certains trotskistes criaient : “Ho, Ho, Ho Chi Minh, Ta, Ta Ta Thu Thâu”. Ce qui est un peu contradictoire. À l’époque, j’ignorais complètement qui était Ta Thu Thâu et comment il avait été assassiné en septembre 1945 par les copains de l’oncle Ho… Mais je m’égare. Bref, en bon élève docile, je commençais ma prise de son, alors que le premier rang d’une des manifestations se mettait à entonner l’Internationale. J’adore toutes ses séquences sonores où sont détaillées voix après voix, on instrument après instrument la musique qu’on entend généralement dans son ensemble ordonné. L’effet est souvent comique, il y a toujours quelqu’un qui chante faux, ou qui a oublié son texte… “Paix entre nous, guerre aux tyrans ! Appliquons la grève aux armées, Crosse en l’air et rompons les rangs !” ; Donc appliqué comme je l’étais à regarder mon “vu-mètre” pour éviter toute saturation, je ne me suis pas aperçu que la manifestation dans mon dos s’était avancée pour venir au contact de celle que j’enregistrais. Les coups, les insultes ont suivi, pour des raisons qui me sont obscures encore aujourd’hui. Je me suis retrouvé exactement au milieu de la mêlée sans qu’un œil de cyclone protecteur n’apparaisse. Quelqu’un s’est emparé de ma perchette, avec le micro au bout : l’agresseur ayant la volonté de se servir de cet instrument comme d’une vulgaire matraque. Le fil électrique qui reliait mon micro au Nagra s’est mis à se dévider comme le simple fil d’un moulinet de pêcheur à la ligne. On entend sur la bande, perdue au milieu des vociférations, ma voix de temps en temps qui hurle “mon micro, mon micro”. Je raconte cela aujourd’hui en rigolant, mais pendant la première prise de son de ma vie, je n’en menais pas large… Je croyais perdre le matériel, et me voyais même à l’hôpital. En même temps que je courais derrière mon fil, comme un chien derrière sa laisse, je prenais des coups au passage… Sur la bande, on entend ensuite une voix très calme qui dit : “un micro, il faut un micro, c’est trop con, il faut que les camarades se calment, nous ne sommes pas là pour nous battre”. D’autres continuent de chanter comme si de rien n’était : “S’ils s’obstinent, ces cannibales, à faire de nous des héros. Ils sauront bientôt que nos balles sont pour nos propres généraux”. Bref je ne souviens pas de tous les détails… Mais quand le calme fut rétabli, quelqu’un m’a gentiment rendu ma perchette, mon micro intact, en me rhabillant un peu…
Et ce qui est extraordinaire, c’est la qualité de l’enregistrement, il n’y a aucune saturation ni bruit ou craquement parasite, ce qui est un comble… J’en ai conclu que le son est meilleur quand je ne contrôle rien.
La fétichisation du plan sonore
À l’époque à l’IDHEC, 3 apprentis ingénieurs du son de l’école de Vaugirard venaient passer une troisième année d’étude pour « pratiquer” avec nous. Je continue à travailler avec eux depuis. Surtout avec Pierre Escoffier. Il a été l’ingénieur du son de la majorité des films que je crois important. Au moment de réaliser mon film de fin d’étude, une fiction, nous avons essayé d’avoir tous les éléments sonores en direct pendant la prise : je faisais passer par exemple une voiture décapotable, avec la radio en état de marche pour que la musique s’intègre objectivement à l’action de mon personnage marchant au premier plan. Un peu plus tard, j’ai réalisé avec mon ancien professeur Jean Douchet un programme d’analyse de La Règle du jeu de Jean Renoir où nous avons bien mis en évidence la présence de la musique objective dans le film.
Armé de mon savoir, de mon expérience, j’ai souvent en documentaire réalisé des plans séquences avec des orchestres. Je me souviens particulièrement d’un plan réalisé en 1986 au stade olympique de Berlin : un orchestre militaire Écossais, en kilt, jouait la musique du générique de Star Wars. Nous avons tout simplement traversé la formation en sens inverse de sa progression. C’est d’un haut comique, la musique devient vraiment une œuvre de science-fiction, et la situation se dénonce d’elle-même : un groupe militaire d’occupation qui se ridiculise au milieu d’un décor nazi. Le plan séquence, pour moi, permet des prouesses à la fois à l’image et au son.
Un son structurant
J’ai travaillé quelquefois pour Cinéma Cinémas, le magazine d’Antenne 2, et Claude Ventura m’avait envoyé en septembre 1989, au festival de Deauville, avec comme mission de filmer le piétinement des spectateurs devant l’entrée des salles. Il y avait de quoi avoir peur de filmer comme un pied… La consigne était, de fait, de réaliser un sujet si possible drôle et méchant, contre le cinéma américain de cette époque et surtout contre la municipalité (Madame d’Ornano remplaçait son politicien de mari Michel, un Républicain Indépendant — oui je sais ces noms ne disent plus rien à Personne). Manque de pot, il y avait un hommage à Robert Mitchum et une présentation de La Nuit du chasseur, un de mes films préférés avec La Règle du jeu, La Jetée. Je voulais filmer les chaussures du grand Bob au moment où il montait sur scène. Je négociais l’adjonction d’un petit projecteur pour éclairer un peu, et passais une demi-heure, à expliquer aux photographes qu’il ne fallait pas rester devant ma caméra 16 mm. Quand Mitchum survint, il ne pouvait passer que par l’étroit couloir qu’avait dessiné la lumière. Nous avons tourné un plan de 8mn. Mais au lieu de monter immédiatement sur scène, Mitchum s’est assis, exactement devant la caméra, à côté de l’ingénieur du son. L’hôtesse qui l’accompagne lui demande, comment il se sent, il répond “worse” et Jean-Pierre Aumont qui le suivait, et n’a rien entendu lui demande ce qu’il a dit, et il répète. Le micro est à quelques centimètres de sa bouche, et il a beau chuchoter, toute la petite conversation est audible. Chacun pourrait penser que nous avions placé un micro-cravate sur Mitchum, mais nous ne l’avions jamais vu avant. Il n’empêche que le son avait transformé la nature du plan. Nous avons été à la pêche au plan, le son et le hasard nous permettent de transformer ce qu’il y avait de prévu. J’aime particulièrement le son synchrone et les événements imprévus… Je me souviens qu’à Auschwitz, pendant une prise, une porte en bois s’est mise à bouger avec le vent derrière la personne qui témoignait. Comme si les fantômes participaient au tournage… À ce moment-là, Pierre Escoffier cherchait à obtenir le son le plus pur, et à n’enregistrer que la voix, ici blanche. Nous avons fait un son seul après pour que le grincement indique dans le film la présence de ce mouvement de porte. Le travail de Pierre pendant tout ce film Premier Convoi est pour moi complètement exemplaire… La manière dont nous avons pu au mixage ne faire jouer que les accents et le grain de chaque voix donne une dynamique incroyable. Les témoins qui revivent leur arrestation puis les différents épisodes de leur déportation change imperceptiblement de tessiture de voix au fur et à mesure que l’émotion et la violence de leur propos les transforment. La sobriété et la tenue de l’image (de Romain Windig) permet au spectateur de s’évader de la proposition du film et de se représenter les scènes évoquée par les témoins. Souvent, on me fait des compliments pour l’image, les mouvements de caméra, presque jamais pour la qualité incroyable du travail de Pierre. Il y a des sons seuls que je trimballe de film en film tellement ils sont évocateurs. Par exemple en effectuant les repérages pour Premier Convoi, nous sommes passé à la gare du Blanc-Mesnil (à l’époque la gare de Drancy) mais par acquis de conscience à la gare de Drancy qui était toujours une gare de triage. Mais le système d’aiguillage contemporain provoque des crissements de boggies incroyablement évocateurs. Donc j’ai tourné une image pour que ce son puisse prendre son envol dans le film. Ensuite je me suis servi de la même bande comme musique de film pour le générique de l’épisode consacré à Perec, d’Un Siècle d’écrivains, comme j’ai également réutilisé la prise de son des grillons du temple du Bayon à Angkor.
Une bande sonore bien plus riche de possibilités que l’image
Quand je devais mixer à France 3 Lyon ce dernier film, sans connaître personne, j’ai gagné la confiance du mixeur en lui démontrant l’importance de mes préoccupations par rapport à la bande sonore. En pratique je donnais de ma personne. Pour une scène tournée en studio — eh oui, dans un documentaire, on peut aussi mettre en scène sans pour autant se plier à la loi du docu-fiction — un petit garçon marchait sur de faux pavés en plastique. J’ai demandé à bruiter, il n’y avait pas de budget. Je suis arrivé et j’ai retiré mes chaussures pour bruiter moi-même… J’ai présenté le cuir près du micro, mes mains à l’intérieur des chaussures les animaient de manière synchrone. Le monteur avait placé à ma demande ma fameuse ambiance de grillons du Cambodge qui montait en volume et devenait de plus en plus stridente. Le craquement de mes chaussures était le seul son qui pouvait passer par-dessus, parce qu’enregistré en studio. La porte qui s’ouvrait devant le petit (c’était une sorte d’évocation de l’enfance de Perec) ne se matérialisait que sous la forme d’un grand pinceau lumineux. J’avais “calé” en plus un son de passage de coléoptère synchrone avec l’ouverture. Je ne crois pas qu’un spectateur ait pu deviner cette manipulation. Mais je suis certain que la perception du plan en est changée. Le son seul, ou mieux l’événement sonore, le plan sonore possède cette qualité incroyable de s’installer dans l’image, de l’habiter pour lui redonner le bon rythme et même quelques fois pour lui apporter son sens. Depuis la révolution numérique, le son est arrivé à un niveau de pureté et de précision qui est assez incroyable pour un quinqua comme moi. Dans les manuels de cinéma, j’ai souvent lu l’histoire de l’effet Koulechov, qui permet de donner un sens différent à un plan neutre, par l’effet que procure le montage d’un plan avant lui, mais je n’ai jamais malheureusement lu une histoire de transformation de signification d’un plan neutre grâce à l’adjonction de son. Si j’étais enseignant — mais peut-être que cela se fait et que je ne suis qu’ignorant — je m’amuserais certainement à ce genre d’exercice. Un système de plan de ce genre existe, par exemple, dans Yiyi, du taiwanais Edward Yang, des plans de couloirs vide où aucune action n’est visible, et qui s’anime à un son spatialisé de clef dans la serrure.
Quand j’ai filmé à l’intérieur de la grotte Chauvet, un documentaire, les conditions de conservation nous interdisaient de nous servir d’une perche et donc de faire une prise de son dans des conditions normales. Nous avons donc dû inventer, et reconstruire avec des sons seuls et des bruitages l’acoustique d’une grotte parfaitement silencieuse. Un seul article ne suffirait pas à décrire le travail minutieux de Patrick Genet, (eh oui, Pierre Escoffier travaille le plus souvent sur des films de fiction avec plus de budgets que mes films). Peu de personnes perçoivent ce travail, parce que le son pour eux ne se résume qu’à la musique, aux paroles, au mieux au son direct. Personnellement j’essaye de considérer mon travail de cinéaste, comme une question de mise en scène des images et des sons et je m’amuse plus souvent avec le son qu’avec autre chose.
Le son pensé au départ
Mon premier court-métrage, pour des raisons économiques, a d’abord donné lieu à un enregistrement uniquement sonore. Avec Pierre, nous avons recueilli la voix de 450 enfants qui décrivaient le portrait de Picasso réalisé pendant leurs cours de dessin durant l’année. Je me suis retrouvé avec des heures et des heures de bandes. J’ai réduit tout ce travail en un résumé de déclarations de douze minutes. J’ai tourné ensuite l’image, en 35 mm (nous étions en 1982) sur un banc-titre (Merci encore à Jean-Noël Delamare.) Les mouvements d’appareil sur les dessins des enfants redonnaient un semblant de synchronisme. J’ai eu la chance de recevoir l’année suivante la Palme d’or à Cannes. C’est pour cela que je peux dire qu’au départ c’est le son qui m’a fait cinéaste. Mais il est vrai que j’enregistre toujours les commentaires sans l’image, j’invente toujours des dispositifs où j’essaye de faire jouer le son autrement. Pour un autre court-métrage, Le Cabinet d’amateur, un faux documentaire, le narrateur se promenait dans un Musée vide (le Musée Picasso en construction) et sortait du champ à chaque plan à la recherche du micro posé bord cadre, pour retrouver la couleur de sa voix-off. Mais je m’égare, il faut savoir terminer un article !
Publiée dans La Revue Documentaires n°21 – Le son documenté (page 157, 3e trimestre 2007)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.021.0157, accès libre)