La Commune de Peter Watkins

Michelle Gales

« Il y a maintes organisations des professionnels du cinéma et de la télévision à travers le monde, qui se rencontrent pour débattre des questions professionnelles. Trop souvent, ces débats se bornent aux astuces du métier, ou à la recherche des financements, ou des moyens de diffusion. Il est rare que ces discussions portent sur des problèmes éthiques et moraux… C’est ainsi que trop d’auteurs se sont repliés sur eux-mêmes et se sont éloignés d’une pratique collective ou d’un engagement politique. La concentration des media entre les mains de grands groupes n’a fait qu’aggraver cette tendance — et se retourne maintenant contre les auteurs eux-mêmes. », Peter Watkins dans une contribution à la conférence « Arts et media, un défi pour les artistes d’Europe », à Skagen, Danemark, en 1996.

« Une pratique collective et un engagement politique »… Que Peter Watkins fasse un film sur la Commune de Paris était de bonne augure. Nous aurions ainsi la possibilité de ré-interroger cette période marquante de l’histoire du pays et du monde, une période souvent occultée pour tant de raisons. Les réticences sont claires du côté du pouvoir — de ceux qui écrivent les livres de l’Histoire : la honte du bain de sang qui a suivi, la peur de ressusciter le spectre du peuple en révolte, des masses qui épousent la pensée d’avant-garde et qui la portent au-delà.

De l’autre côté, les héritiers de la Commune ressentent la douleur de la Révolution échouée et la difficulté de répondre aux questions soulevées par ce Mouvement et jamais résolues. La Commune a donné suite à quelques avancées : l’école laïque, la reconnaissance du droit du travail et le droit de vote. Mais d’autres revendications, pour une organisation du travail qui ne soit pas un esclavage et pour un partage des richesses plus équitable, sont passées à la trappe. Depuis longtemps, les Socialistes et les Communistes ne défendent plus ces idéaux. Les avancées sociales se font rares et s’appliquent d’une manière aléatoire. Les « travailleurs » n’existent plus ; on ne parle que des « exclus » ou des « privilégiés ». Depuis le triomphe apparent de la

Loi du Marché, nous constatons une concentration de richesse et de pouvoir à l’échelle de la planète entière, ainsi qu’un recul de l’espoir que cela puisse changer. Voilà la première raison d’accueillir avec enthousiasme un nouveau regard sur la Commune de Paris.

La deuxième raison, c’est que Peter Watkins inscrit ce projet dans sa perspective de remise en question des media. Le reproche fait à tant de films « politiques » est de se servir d’une démarche hollywoodienne pour véhiculer un « message ». Le projet de Watkins serait de mettre en scène la Commune, les événements et les débats accompagnés d’une remise en question de la représentation même.

Des projections de La Bataille de Culloden ont permis de faire découvrir à un public du 11e arrondissement et de Montreuil — parmi lequel on allait recruter les participants de cette nouvelle aventure — les éléments du dispositif : Un événement historique raconté sous une lumière nouvelle. Une mise en question de la « version officielle », dans le cas de La Bataille de Culloden, celle écrite par les Anglais, les « gagnants » revue par les « vaincus », les Écossais.

Deuxièmement, des comédiens non-professionnels et, de plus, descendants réels ou possibles de ceux dont le destin fut marqué par le dénouement du drame. Donc, un double enjeu de la mise en accusation de la « version officielle ».

Troisièmement, une recherche historique rigoureuse, accablant la version officielle criblée d’oublis, de déformations, de mensonges.

Ce travail important de documentation permet aussi de compenser le jeu des acteurs non professionnels par les décors, les vêtements et les maquillages encore plus véridiques. Alors que nous avons l’habitude de faire abstraction des décors, costumes et coiffures, tous enjolivés de manière improbable, dans La Bataille de Culloden, la boue, la misère, les maladies et les blessures nous secouent, et font l’effet d’être plus « réels ».

Et puis, en dernier lieu, plus important encore, la force du regard des acteurs non-professionnels.

Les visages des acteurs professionnels sont déjà chargés de sens par nous, par le fait de les avoir vus dans d’autres rôles et par la perception de leur intention de jouer en tant que comédiens. Dégagée de ces connotations parasites, « authenticité » du visage humain nous interpelle. Dans un regard-caméra, il nous touche autrement. Surtout quand la personne est silencieuse, son visage nous parle.

Si un début d’illusion de réalisme est créé, il est, en revanche, dissipé par l’élément surréel des journalistes de la télévision — comme de nos jours. Ainsi, l’auteur nous invite non seulement à reconnaître la distorsion habituelle des faits historiques opérée par le cinéma; il nous invite à imaginer quelle représentation en aurait fait la télévision si elle avait existé à l’époque, ou encore, quel sera le regard des générations futures sur les images télévisuelles faites des événements de nos jours.

L’introduction de la télévision dans les films de Watkins nous fait penser aux projections de films dans les pièces de Brecht. Et les acteurs qui s’adressent au public nous font penser à Pirandello. Mais la source de cette démarche de la part de Watkins vient peut-être aussi des recherches des collègues britanniques sur les média.

Lors des premiers travaux sur les media, les recherches d’identification des figures de style et de conception des cursus pour une critique des media dans l’enseignement, beaucoup d’attention fut portée au protocole qui exige que seul le présentateur puisse s’adresser au public à travers la caméra.

Ainsi, le présentateur garde un pouvoir de médiateur entre tout invité et le public. Toute parole, qu’il s’agisse d’un représentant du pouvoir ou d’un mouvement d’opposition, lui est soumise en premier, créant ainsi une égalité fictive. La solennité d’un discours du chef d’état à la nation puise une partie de sa force dans cette rupture de protocole. Le respect tacite de cette convention est si bien ancré qu’elle est adoptée même par les chaînes expérimentales et contestataires, ouvertes aux interventions du public, telle que les chaînes dites « d’accès public » aux États-Unis, ou Ondes sans frontières en France. Seul le journaliste « attitré » regarde la caméra et, par un effet corollaire, exercer ce pouvoir c’est endosser le statut de journaliste. Par ailleurs, nous voyons actuellement une mode de plusieurs présentateurs sur les plateaux de télévision comme gage de modernité, la prérogative du regard caméra étant partagée mais toujours réservée.

Ainsi, dans La Bataille de Culloden, puis à nouveau dans La Commune, Peter Watkins s’applique-t-il avec acharnement à la subversion de cette règle du regard-caméra. Et l’authenticité de une des forces de son dernier film.

chaque personne réelle qui nous interpelle ainsi est à nouveau Une grande partie du dispositif de Culloden est remise en place pour La Commune. Comme dans le premier film, certains protagonistes s’adressent à la caméra en s’identifiant à des figures historiques. Nouveauté dans La Commune, certains des personnages nous expliquent que leur identité est fictive, mais créée à partir d’éléments documentés de l’époque. Autre nouveauté, nous avons cette fois deux pôles des media, la Télévision Nationale, et la Télévision Communale, la télévision du Pouvoir et celle du Peuple, que nous ne connaissons pas encore. « Une télévision peut-elle œuvrer à sa propre remise en question ? » devient un autre thème de réflexion.

Autre grande divergence, dès le début du film, à la place de décors plus « réalistes » de Culloden, nous découvrons des lieux du tournage, un espace théâtral, dans lequel la caméra se déplace. La première « présence » qui se manifeste est la caméra qui avance dans un intérieur vide pour découvrir l’équipe et les comédiens.

On pourrait y voir un prologue à l’ancienne mais dans un but inverse. Depuis le temps de l’épopée ou des comédies antiques, le préambule s’adresse aux spectateurs complices. Soit en tant que défi (serons-nous capables de vous faire oublier que nous ne sommes que des acteurs ?) soit en invitation (rentrez donc dans notre monde imaginaire), soit en apologie (soyez indulgent pour les failles dans l’illusion que nous essayons de créer). Nommée par Coleridge « l’interruption provisoire et volontaire de l’incrédulité » (willing suspension of disbelief), cette demande par l’auteur à son public date de temps très anciens.

Pourtant, dans La Commune, cette entrée dans les coulisses ressemble plus à un avertissement fait aux spectateurs de ne pas y croire.

De même que l’Église Catholique proscrivit la lecture des romans et que les Protestants interdirent le théâtre, un recul par rapport aux media doit-il passer par la dénonciation de la création de fiction ?

Cependant, ce dispositif nous oblige à réfléchir, à réagir face à cette multitude de voix venues de plusieurs sources : des personnages historiques, ou inventés, et de leur participation à la Commune, des journalistes-commentateurs, hostiles ou sympathisants, et enfin, des cartons-commentaires de l’auteur. Cette polyphonie était nécessaire pour rendre compte de la complexité des thèmes et des propos soulevés par un film à la fois sur la Commune et sur le rôle des media.

Ces différentes « voix » fonctionnent selon une hiérarchie, plus ou moins problématique. Les journalistes de la Télévision Communale parlent en premier, en tant que comédiens, pour expliciter que ce que nous allons voir par la suite sont des scènes jouées et filmées auparavant. La journaliste femme fait part de la difficulté de simuler l’espoir alors que nous connaissons la fin tragique de la Commune. Ensuite, ces deux journalistes de la Télévision Communale rentrent dans leurs rôles pour ne plus en sortir. Leur présence est autant un prétexte pour les déplacements de la caméra qu’un exemple de discours télévisuel. Le conflit survenu entre eux sur la façon de présenter les décisions de la Commune, avec lesquelles ils sont en désaccord, se joue toujours dans le cadre de leurs personnages dans le film.

Par contre, la Télévision Nationale reste dans son discours officiel. Elle nous annonce surtout des informations que nous connaissons déjà, de sorte que nous puissions mesurer son parti pris. Ces « journalistes » jouent la parodie à fond et prennent un malin plaisir à interpréter les « méchants ».

En revanche, les cartons-commentaires changent de registre constamment. Au départ, ils complètent les informations historiques, ce qui serait impossible ou laborieux à faire passer dans les scènes dialoguées. Et les raccourcis sont bienvenus. Subitement, une dénonciation de l’information de la Télévision Nationale nous surprend : « C’est totalement faux » , alors que l’on pouvait s’en douter. Par la suite, les cartons reprennent des fonctions les plus diverses : annonçant par anticipation ce qui arrivera plus tard aux personnages historiques dès leur première arrivée sur la scène, dénonçant le monopole de Hollywood, expliquant que le film a été tourné en plans-séquences, récusant les chaînes de télévision qui n’ont pas soutenu le film. Les cartons apparaissent tour à tour litigieux ou condescendants. Une véritable discussion, principalement entre femmes, sur le sens du travail et la possibilité d’une remise en question de son statut, une des plus prenantes du film, est suivie d’un carton sur les inégalités encore subies par les femmes. Le discours du carton est celui de l’auteur, un homme qui déclare sa solidarité, louable en soi, mais un silence n’aurait-il pas laissé plus de place aux spectateurs et aux spectatrices, pour apprécier l’ensemble de résonances entre le passé et le présent, entre le récit et la vie de chacun ?

Le rapprochement entre l’histoire de la colonialisation et la lutte des « sans-papiers » est plus tendu. Historiquement, les anciens insurgés de 1848 déportés dans les Colonies, de même que les Communards à Paris et à Alger, étaient peu préoccupés par la lutte anti-colonialiste. De toute façon, il faut défendre le droit fondamental, pour toute personne, de se déplacer librement d’un pays à l’autre indépendamment des rapports historiques existant entre son pays d’origine et le pays où elle choisit de vivre.

Dans toute cette polyphonie, les glissements de registre et de points de vue des comédiens sont les plus réussis. Que le spectateur doive guetter la parole qui bascule est stimulant. Tel propos concerne-t-il principalement la période historique de la Commune ? Ou pourrait-il s’entendre de nos jours ? Ou seulement de nos jours ?

La règle du jeu n’est pas seulement connue dès le départ. C’est le moyen même qui permet aux comédiens/Communards de s’approprier des discours historiques et de les investir de leurs propres désirs pour notre époque. On peut changer le monde. Il existe une pensée révolutionnaire de notre temps.

Parfois, on découvre les embuches. Quelqu’un déclare que son fils était plus « performant » avant de fréquenter l’école. C’est un homme qui s’exprime d’une manière précise et lucide à plusieurs reprises. Voulait-il vraiment dire performant ? Ou s’agit-il des aléas de la parole piégée ?

Trouver l’expression authentique entre « la langue de bois » et termes courants, qui impliquent une adhésion aux valeurs mêmes que l’on cherche à remettre en question, est délicat en temps normal. Y arriver, dans un tournage de cinéma sur une reconstitution historique avec des centaines d’acteurs, relève de l’héroïsme.

À plusieurs reprises, les comédiennes/Communardes font le reproche, bien qu’il s’agisse de la Télévision Communale : « Vous restez là, vous filmez tout ». On y entend l’accueil hostile des équipes des chaînes par des jeunes de banlieue.

Pourtant que le public soit sceptique par rapport aux media n’est pas suffisant. Afin de sortir de la condition de spectateur passif que Watkins provoque à juste titre, il faut pouvoir identifier et analyser les techniques de manipulation. Tel est le projet de Watkins. Mais la déstructuration qu’il propose en remède soulève plusieurs problèmes.

L’auteur est pris lui-même dans le piège du dispositif télévisuel. Ici, comme à la télévision, quelqu’un qui tente de formuler une réponse plus complexe n’a pas encore pu s’exprimer que le micro-trottoir est parti vers un autre qui braille des slogans ou qui nous ramène à des propos plus banals. Comme à la télévision, c’est la caméra et le micro qui octroient la parole.

Au milieu du film arrivent les scènes les plus intéressantes qui sont les discussions entre les comédiens et comédiennes Communards qui s’écoutent entre eux d’une manière posée. Ils citent à plusieurs reprises la capacité d’écoute en tant que condition nécessaire d’un changement social et un aspect positif de leur participation au film. Pendant un certain temps de la discussion, nous pouvons croire que les personnages arrivent à déterminer qui d’entre eux prendra la parole — avant que la caméra semble s’imposer à nouveau pour décider qui aura le droit de s’exprimer.

Malheureusement, par la suite, nous sommes à nouveau dans le tourbillon du point de vue des Communards. La situation empire. Revenir chez les bourgeois du 9e arrondissement ou à l’école des bonnes sœurs nous offre presque des moments de répit. De retour sur les barricades, pour surmonter le chant de La Marseillaise et les tirs des canons, les Révolutionnaires doivent crier dans le micro pour se faire entendre. Et vient la question la plus grave de tout le film : Seriez-vous sur les barricades si telle situation se reproduisait de nos jours ?

Pourtant, l’écoute est au centre de ce film au fond très théâtral. Le projet prend ses sources dans le Théâtre de l’Opprimé d’Auguste Boal et les recherches de Gatti à qui il rend hommage explicitement puisque le film est tourné dans son espace de travail. A partir de son projet de départ, Watkins a eu le courage de répondre à la demande des participants d’organiser un tout autre dispositif dans lequel ils s’écoutent et se répondent dans une situation plus calme que lorsque la caméra seule organise le tour de parole. Une idée souvent reprise dans leurs propos est l’importance de l’écoute. Quand nous sommes dans le tourbillon, nous, spectateurs compris, ne pouvons plus nous entendre.

La Commune de Peter Watkins est une entreprise vaillante de sa part et de la part de tous ceux qui y ont participé ou l’ont soutenue. Cependant, le projet ne pourra accomplir sa vocation de stimuler la réflexion sur les media que si nous pouvons critiquer et discuter franchement des questions qu’elle pose.

En particulier, ce film aide-t-il à regarder les media autrement ? Pousse-t-il à imaginer d’autres formes d’expression audiovisuelles ? Encourage-t-il une relecture des témoignages et les analyses historiques de l’époque de la Commune ? Incite-t-il réellement une réflexion approfondie sur l’histoire et les conséquences des événements ? Redonne-t-il l’envie de nous mobiliser ?

Tout au moins, ce film a le mérite de nous inciter à revoir la période de la Commune dans une autre perspective. De même que les participants, il évoque nos désirs plus ambitieux pour un monde plus juste. Il nous rappelle que les dilemmes de notre époque et nos engagements auront des conséquences lourdes pour les générations futures.


  • La Bataille de Culloden
    1964 | Royaume-Uni | 1h12 | 16 mm
    Réalisation : Peter Watkins
  • La Commune (Paris, 1871)
    2000 | France | 6h15
    Réalisation : Peter Watkins

Publiée dans La Revue Documentaires n°16 – Mémoire interdite (page 65, 4e trimestre 2000)