La cour des murmures

Grégory Cohen

En 2013, dans le cadre d’une recherche entre sciences sociales et cinéma 1, j’ai entrepris la réalisation d’un film autour de la question des relations filles/garçons dans une cité. Cela faisait plusieurs années que je travaillais avec Manon Ott, également cinéaste et chercheuse, aux Mureaux, en région parisienne. J’avais envie, à travers ce projet, de nouer un dialogue avec des adolescents habitant la ville 2. Il s’agissait à la fois de réfléchir avec eux à comment raconter leur vie par le cinéma, vivre une expérience commune et garder une trace de cette expérience dans un film. Le film auquel nous sommes arrivés, La Cour des murmures, est habité, structuré par cette expérience de vie et ce jeu qui s’inventent avec les jeunes. Néanmoins le cheminement jusqu’au film fut plein de rebondissements et de bifurcations. Je me suis sans cesse interrogé sur l’équilibre à trouver dans ce genre d’expérience collective pour aboutir à un film : jusqu’où intervenir dans la fabrication du film ? Comment faire exister de la manière la plus juste possible les préoccupations des jeunes dans le film ? Comment concilier nos attentes parfois contradictoires vis-à-vis du film ? Aussi j’aimerais revenir ici sur la façon dont l’objet film, et son lot de contraintes techniques, formelles, narratives, ou économiques, a joué comme un véritable catalyseur d’une forme de vie déployée à partir du cinéma, mais aussi comme un frein à celle-ci.

La tension entre la vie et le cinéma n’a cessé de m’habiter tout au long de ce projet. En arrivant aux Mureaux avec Manon, nous avions chacun le désir d’y réaliser un film et une recherche 3. Cependant nous avons d’abord cherché à mieux connaître le quotidien dans ces quartiers ainsi qu’à y partager des moments de vie avec les personnes que nous rencontrions. Nous nous sommes impliqués dans la vie locale et avons participé à différents projets d’habitants ou d’associations de quartier. Il s’agissait de faire ensemble et de ne pas rester dans une posture d’observation.

Nous avons, à cette occasion, partagé nos savoir-faire en photo et en réalisation de film. Notre envie était de nouer un autre lien autour de l’image. Cela était d’autant plus nécessaire qu’il existait une vraie méfiance des habitants vis-à-vis des images, du fait de la mauvaise réputation de la ville des Mureaux et de la stigmatisation de ses cités dans les médias. Il y avait donc de réels enjeux à penser un autre rapport aux images mais aussi une possible réappropriation de celles-ci par les habitants.

Mois après mois, nous avons par exemple effectué une série d’entretiens filmés avec un groupe d’habitants qui avaient choisi de s’auto-organiser face aux opérations de rénovation urbaine. Nous avons réalisé un clip avec un jeune rappeur, tourné des vidéos humoristiques pour une web TV locale montée par des jeunes du quartier… Nous avons aussi participé à plusieurs événements organisés par le centre social de la Vigne blanche, lieu de vie important que la municipalité prévoyait de détruire. L’équipe du centre nous a notamment proposé de monter avec les habitants un projet de fresque photo et dessin autour de la mémoire de ce lieu. Tous ces projets ont été l’occasion de nouvelles rencontres, de réflexion autour des images et autant de façons d’entrer dans un processus de création en commun avec différents groupes d’habitants. Ils n’étaient pas directement liés à nos projets de films et de recherches, mais nous ont aidés à découvrir différentes manières de vivre dans le quartier. Peu à peu, nous avons noué des liens plus forts avec certains habitants, avec lesquels un désir partagé de recherche et de cinéma pouvait commencer à naître.

Au total, nous avons donc passé trois ans en immersion dans les cités des Mureaux avant de nous lancer dans le tournage de nos films respectifs. Pendant cette période nous avons aussi fait le choix d’habiter sur place pendant un an. Au fil de ces années, la recherche et la préparation de ces films ont fini par devenir une expérience de vie.

Réfléchir à un film ensemble

La question des relations filles/garçons a émergé dans ce temps d’immersion. Elle est née de rencontres et de discussions. Plusieurs jeunes m’ont fait part de leur impossibilité à montrer leurs sentiments. Certains m’ont affirmé que « le quartier ne fait pas de place à l’amour » ou que « l’amour, c’est pour les faibles » et que « dans le quartier on ne peut pas montrer ses faiblesses ». J’étais intrigué par cette image que les jeunes cherchaient à donner d’eux-mêmes. J’ai voulu comprendre les raisons de leur retenue, ce qui les poussait à fuir les signes de tendresse et à afficher une image de « dur ».

Restait à trouver comment « rentrer » dans la vie des jeunes. Même si je commençais à être plus familier du quartier, il n’était pas évident de devenir « intéressant » à leurs yeux, ni de susciter chez eux du désir pour le film. J’ai alors décidé de mettre en place des ateliers vidéo dans des centres sociaux, dans lesquels j’ai proposé à différents groupes de jeunes de réfléchir ensemble à l’histoire d’un film de fiction qui parlerait de leur quotidien et aborderait la question des relations filles/garçons dans le quartier. La finalité concrète des ateliers, c’était donc d’arriver à un film à partir de nos échanges, de penser collectivement des situations et des histoires qui viennent nourrir ce film. Il s’agissait d’inviter les jeunes à prendre la parole et à se saisir du film.

Si je souhaitais que les jeunes réfléchissent à ce film à partir de leur vie, j’ai néanmoins axé ces ateliers autour de la fiction, car s’il y avait un désir de cinéma chez les jeunes que je rencontrais, c’était plus du côté de la fiction que du documentaire. Pour eux, la fiction ouvrait sur un horizon des possibles que n’offrait pas le documentaire, qu’ils assimilaient le plus souvent à du reportage. Ce dont ils avaient envie, c’était de faire un « vrai film » : c’est-à-dire un film avec une histoire, où l’on joue un rôle.

Par ailleurs, comme je voulais aborder la question de l’amour et des relations filles/garçons, le fait de passer par la fiction semblait tout à fait propice pour parler d’un sujet comme celui-ci, qui dans le quartier reste largement tabou. En effet, si habituellement ce qui a trait aux relations amoureuses reste tu, dès lors qu’il s’agit d’en parler de manière fictionnée – la fiction n’impliquant pas directement ceux qui en parlent –, les langues se délient.

À vrai dire, je ne savais pas réellement à quoi ressembleraient le film et les ateliers. Je souhaitais qu’ils naviguent entre la fiction et le documentaire mais je ne voulais pas trop en déterminer le cadre en amont. Il s’agissait plutôt d’en affiner le contenu au fur et à mesure par la pratique et avec les jeunes. La démarche était donc assez empirique, j’avais la conviction que ce dispositif produirait des rencontres et des échanges intéressants mais je ne savais pas réellement où cela nous mènerait.

J’ai obtenu une aide de la région Île-de-France 4 et de la mairie des Mureaux pour financer ces ateliers. Ils se sont tenus deux soirs par semaine, dans deux centres sociaux différents. Une dizaine de jeunes, âgés de 14 à 17 ans, sont venus de manière hebdomadaire dans chacun de ces ateliers. Je ne leur ai fixé aucune obligation, pas même celle de la ponctualité. Les ateliers se sont déroulés sur six mois. Je les ai animés avec Manon, ainsi que plusieurs animateurs travaillant dans les espaces de quartier. Ils ont mêlé discussions collectives, entretiens individuels, projections de films et improvisations. Chaque fois qu’un point abordé dans les discussions nous semblait intéressant, nous le jouions en improvisation, puis nous en discutions. Les jeunes se sont beaucoup amusés dans les improvisations. Cela me semblait important que la réflexion que nous menions et les images que nous produisions passent par ce plaisir du jeu.

La plupart des ateliers ont été filmés ; aussi bien les moments de discussions que les improvisations. À chaque séance de travail, nous avons projeté des montages de ces images aux jeunes pour approfondir les discussions et amener une dimension plus réflexive. Pendant les ateliers, nous leur avons également confié la caméra en leur laissant carte blanche pour filmer ce qu’ils souhaitaient. Les images rapportées étaient souvent à caractère humoristique, cherchant par exemple à parodier des reportages télévisuels sur la banlieue.

Dans l’ensemble, les ateliers ont été un véritable espace d’échanges et de rencontres. Nous avons appris à nous connaître en créant quelque chose ensemble. J’ai pu me replonger dans le monde de l’adolescence et découvrir un peu plus l’univers singulier de chacun. De leur côté, les jeunes ont eu plaisir à se raconter et à partager différents aspects de leur vie quotidienne. Ils ont révélé leur goût pour le jeu d’acteur et un authentique talent à se mettre en scène. Néanmoins, si cette expérience collective était riche à plein d’égards, je ne voyais pas comment elle pouvait déboucher sur un film qui permette de raconter de manière complexe la vie des jeunes. Ma collaboration avec eux m’a aussi confronté face à d’importantes contradictions.

Échanger sur la question de l’amour et des relations filles/garçons me semblait au départ un bon moyen de contourner les représentations dominantes sur les cités, et la figure éculée des « jeunes de cité ». C’était l’occasion de discuter notre monde commun et de réfléchir ensemble à des questions qui nous préoccupent tous. Or malgré ce pas de côté nous étions quand même confrontés à ces figures dominantes. Lorsque nous discutions des possibles scénarios du film, les jeunes me renvoyaient souvent à toute une mythologie faite d’histoires d’embrouilles, de gangs, ou d’épopées d’anciens voyous, plus ou moins mythifiées. Ce qu’ils voulaient c’était faire un « vrai film » avec des armes, des trafics de drogue et des règlements de comptes, jouer le personnage de « l’ancien », celui qu’il ne faut pas chercher et dont la réputation n’est plus à faire dans le quartier. Jouer le dur était pour eux un moyen de se faire respecter et de garantir leur réputation dans le quartier. Les jeunes savaient très bien manier cette image en fonction des contextes et cherchaient souvent à en jouer. Leur image en groupe différait fortement de celle qu’ils donnaient en privé.

Par exemple : dans les ateliers nous avons été amenés à jouer une improvisation, proposée par les jeunes, lors de laquelle un grand frère apprend que sa sœur a été surprise avec un garçon dans un parc. Pendant l’improvisation les garçons du groupe ont redoublé d’effort pour afficher une attitude virile et machiste. En regardant les images ensemble, les garçons ont maintenu que cette posture était tout à fait normale. Pourtant en entretiens individuels plusieurs d’entre eux ont affirmé ne pas se comporter de la sorte avec leur sœur et désapprouver ce genre d’attitude.

Tout en étant souvent très bons dans le jeu d’acteur, les jeunes étaient sans cesse dans l’autocontrôle et dans l’anticipation de ce que l’on allait penser d’eux dans le quartier. Ils laissaient difficilement entrevoir les différentes facettes de leur vie. Ils étaient plus préoccupés par l’image qu’ils donnaient d’eux au sein du groupe d’improvisation que par les représentations véhiculées à travers les scènes que nous jouions. Les enjeux et les attentes vis-à-vis des images produites n’étaient donc pas les mêmes entre eux et moi. Il nous fallait beaucoup plus de temps et de travail pour nous accorder sur les situations à filmer et élaborer des histoires complexes. Or le cadre des ateliers ne nous offrait pas cette possibilité.

J’ai donc réajusté ma position de départ, décidé de plus intervenir dans l’élaboration du film et de réfléchir à d’autres moyens pour que les jeunes s’emparent du film. Cela me semblait d’autant plus nécessaire qu’au fil des ateliers, leur investissement s’était essoufflé. Notre collaboration était de plus en plus compliquée du fait que c’était moi qui portais le désir originel du film et non les jeunes. Pour eux faire le film, c’était devenu trop de travail et d’investissement, alors qu’ils venaient au centre social avant tout pour s’amuser.

Compte tenu des conditions dans lesquelles nous travaillions, il fallait mieux délimiter la participation des jeunes, pour que le travail de co-construction du film puisse se faire et que le film existe. J’ai donc fait le choix de reprendre moi-même l’écriture de l’histoire du film à partir de toute la matière que nous avions réunie ensemble lors des ateliers et de proposer ensuite à un groupe de jeunes d’improviser leur vie à partir de cette histoire.

Faire naître des imprévus à partir d’un scénario

Pour le tournage du film, je voulais travailler avec une équipe plus importante et trouver un moyen de rémunérer les jeunes qui travailleraient avec nous sur le film. Je me suis donc lancé dans l’écriture d’un dossier de film afin de postuler aux différents guichets d’aide à la production. J’ai longtemps hésité sur la forme à donner à ce dossier : je savais que le film se situerait entre la fiction et le documentaire, or compte tenu du système de financement, il fallait choisir un circuit de financement de fiction ou de documentaire.

Après en avoir parlé avec la productrice et le consultant scénariste que m’avait permis de rencontrer la région Île-de-France pendant les ateliers, j’ai choisi d’écrire un dossier de film de fiction. Cela supposait l’écriture d’un scénario en bonne et due forme avec une continuité dialoguée. J’ai écrit ce dossier en collaboration avec le scénariste, Carlo de Boutiny, tout en sachant qu’au moment du tournage, nous inventerions un film assez différent de celui qui était écrit, puisque l’enjeu du film à venir c’était d’abord de vivre une expérience avec les participants à partir de l’histoire proposée dans le scénario et de voir où celle-ci nous conduirait. Je voulais que la vie déborde du film et du scénario. Il s’agissait donc de créer les conditions pour qu’une expérience de vie puisse advenir au tournage et en même temps de garder une trace de cette expérience dans le film final.

En imaginant le dispositif du film, j’avais en tête un entretien de Jean Rouch dans Les Cahiers du cinéma à propos de son film La Punition5. Rouch l’a tourné en deux jours pendant le montage de Chronique d’un été. Le film est improvisé à partir d’un scénario très simple : une jeune fille est renvoyée du lycée pour une journée. Elle décide alors d’errer dans les rues de Paris et fait tour à tour la rencontre de trois hommes différents. Cherchant à explorer ce qui naît de la rencontre entre deux inconnus, Rouch laisse les comédiens, tous non professionnels, improviser à partir de cette situation.

Je n’avais pas vu le film, mais j’étais conquis par l’enthousiasme de Rouch pour un « cinéma de fiction improvisé », par les moments d’état de grâce qu’il décrivait lorsque quelque chose d’imprévu surgissait au moment du tournage ou lorsqu’une histoire se créait pendant celui-ci.

Ce qui l’intéressait, c’était de mettre les gens dans une situation fictive mais proche de leur quotidien et de les laisser improviser à partir de cette situation. Rouch était passionné par tout ce que ce genre d’expérience permettait de découvrir et d’exprimer de la vie des gens.

J’ai fini par voir La Punition mais j’ai été déçu. J’ai trouvé qu’il n’y avait pas suffisamment de tensions et d’enjeux dans les situations mises en place par Rouch pour que quelque chose émerge au moment du tournage. Le thème de la rencontre, cher au surréalisme, et dont Rouch revendique l’héritage, a du mal à produire des improvisations intéressantes. Or de la même façon que dans la commedia dell’arte, il y a des thèmes donnés pour mener les improvisations, je pense que ce genre d’expérience cinématographique doit être bien préparée en amont et porter suffisamment d’enjeux ou de tensions pour produire des situations intéressantes. C’est à mon avis ce qui rend beaucoup plus intéressantes d’autres ethno-fictions de Rouch comme La Pyramide humaine (1961) ou Petit à petit (1971).

Dans La Pyramide humaine, Rouch propose à une classe d’élèves européens et africains d’un lycée français d’Abidjan de jouer différentes situations mettant en scène la rencontre entre le groupe des jeunes Africains de la classe et celui des jeunes Européens afin de réfléchir ensemble aux rapports Noirs/Blancs et à la question du racisme. Il y a d’emblée un enjeu qui est posé puisque avant le film les deux groupes ont tendance à s’éviter. Rouch va alors filmer les échanges qui naissent de la rencontre simulée entre les groupes. Comme le signale un carton au début du film : « Le jeu étant déclenché, l’auteur s’est contenté d’en filmer le déroulement. » Ce passage par la fiction met véritablement les jeunes en mouvement et leur permet de se rencontrer. Mais surtout cela révèle des paroles et des situations assez inattendues qui n’auraient pas existé en dehors du film.

J’étais aussi inspiré par le travail de Shirley Clarke, cinéaste indépendante new-yorkaise qui a tourné, en 1963, un film avec une bande de jeunes de Harlem, The Cool World, d’après un roman de Warren Miller. Tout en suivant le fil narratif du roman, les jeunes jouent dans le film un rôle proche de leur vie quotidienne. Mais surtout en parallèle de ce récit, Shirley Clarke dresse un portrait du quartier de Harlem. Elle mêle à la partie narrative du film, toute une série de scènes documentaires qui dépeignent la vie des rues à Harlem.

Dans ces différents films, l’expérience humaine qui se joue au moment du tournage est palpable dans le résultat final ; on sent qu’il y a des enjeux pour les protagonistes du film à jouer des scènes proches de leur vécu. La vie et le cinéma sont complètement imbriqués, et c’est ce que j’apprécie particulièrement dans ces films.

Cependant, même si Rouch et Clarke sont tous les deux mus par cette envie de faire dialoguer la vie et le cinéma, leur rapport à l’histoire du film et à l’immersion fictionnelle est assez différent. Chez Rouch, l’histoire semble plus être un prétexte pour qu’une expérience se produise et qu’une parole surgisse. C’est un point de départ à partir duquel s’invente un autre film. Le cinéaste est dans une démarche performative, ses films créent leur propre réalité ; une réalité cinématographique qui ne renvoie pas à une réalité préexistante.

Par ailleurs, dans un film comme La Pyramide humaine il n’hésite pas à jouer la carte de la distanciation, et à faire sortir le spectateur de l’histoire : on le voit dans plusieurs scènes discuter avec les jeunes du film en train de se faire. Une voix off nous donne son point de vue sur l’expérience en train de se jouer et dévoile les mécanismes de construction du film. Rouch amène régulièrement le spectateur à s’interroger sur la réalité cinématographique qu’il est en train d’appréhender.

Clarke au contraire travaille l’immersion dans l’histoire du film et maintient l’illusion de la caméra invisible, on croit aux personnages qui se dessinent à l’écran. Si les choix de mise en scène et les méthodes de tournage rendent son film très proche du vécu des personnes filmées, il reste néanmoins tourné en référence à une histoire écrite en amont. Les scènes documentaires se glissent à côté des scènes tournées en référence à cette histoire. Elle est plus dans une démarche représentative. Ainsi The Cool World s’inscrit dans l’héritage du cinéma néoréaliste tourné en décors naturels avec des acteurs non professionnels jouant un rôle proche de leur vie. Il y a moins d’enjeux autour de l’expérience de vie qui s’est jouée au tournage et de la parole documentaire des personnages.

Pour ma part, j’avais envie d’expérimenter un film qui se situe entre ces deux positions. Je voulais tenter de faire advenir une expérience de vie au tournage, stimuler la prise de parole des jeunes et provoquer la rencontre entre les différents protagonistes. D’un autre côté, je souhaitais maintenir l’immersion dans l’histoire, faire vivre les personnages des jeunes et éviter que le spectateur ne soit trop dans la distanciation. J’avais envie de garder un lien avec le plaisir immédiat d’être plongé dans une histoire à travers un film. Si ma démarche était plus proche des pratiques performatives, je souhaitais malgré tout qu’une histoire se déploie dans le film. Il me fallait surtout expérimenter ce dispositif car je sentais bien que c’était par la pratique que j’allais trouver ma place entre ces deux positions.

Pour écrire l’histoire avec le scénariste, nous sommes souvent repartis des scènes filmées et discutées en atelier. Ces scènes servaient de point de départ pour imaginer des situations ou écrire des dialogues. Mais finalement plus l’écriture du scénario avançait, plus celui-ci s’est autonomisé par rapport à l’expérience des ateliers. Le scénario a trouvé sa logique propre.

Assez vite, nous avons fait le choix de raconter l’histoire d’un réalisateur venant tourner un film aux Mureaux. Cela me semblait intéressant de confronter les jeunes à un personnage extérieur au quartier. Pendant les ateliers j’avais autant appris sur le quotidien des jeunes que sur la façon dont ils me percevaient en tant que personne extérieure au quartier. Je voulais continuer d’interroger cette rencontre entre les mondes. J’ai donc créé des alter ego cinématographiques : Tom et Emma, un duo de réalisateurs qui avaient pour projet de tourner une adaptation contemporaine du roman de Laclos Les Liaisons dangereuses avec une bande d’adolescents des Mureaux. Je voulais avec ces personnages imaginer une histoire proche mais malgré tout différente de la mienne. Il ne s’agissait pas de raconter l’histoire de mon expérience dans le quartier. Je voulais que le film soit une expérience, une occasion d’écrire de nouvelles histoires, de découvrir de nouvelles choses. L’enjeu, c’était de voir ce qui allait se créer au moment du tournage, et ce qui allait naître de la rencontre entre les différents acteurs.

Par ailleurs, comme je voulais prolonger la réflexion sur les relations filles/garçons, j’ai imaginé une histoire d’amour entre deux adolescents. J’avais l’intuition que rapprocher le récit du film dans le film et celui de l’histoire d’amour permettrait de faire émerger des discussions intéressantes. La présence de Tom et Emma, extérieurs au quartier, tout comme l’histoire d’amour avaient de forte de chance de faire réagir les jeunes, de les aider à se décentrer, et à se raconter différemment. J’envisageais avec ces deux récits de raconter quelque chose de la manière dont les jeunes jouent avec leur image selon les contextes et leurs interlocuteurs. Je souhaitais les pousser dans leurs retranchements, provoquer des situations vers lesquelles ils n’iraient pas en temps normal, tout en leur donnant les moyens de s’emparer de ces situations et de s’approprier le film.

Créer la communauté éphémère du film

Restait maintenant à composer le groupe qui allait vivre l’expérience du film. Contrairement aux ateliers, j’ai décidé de choisir les jeunes avec qui nous allions tourner. Le film et l’expérience de vie que je cherchais à faire advenir ne pouvaient découler que de rencontres singulières. Il fallait qu’avec les jeunes je sente la possibilité d’imaginer de nouvelles histoires et discussions. Je cherchais des jeunes à la fois inspirés par les sujets du film et animés par un désir de cinéma.

Je souhaitais aussi que les jeunes qui jouent dans le film soient payés pour leur participation car même si le film naviguait entre la vie et le cinéma, il me semblait important d’acter qu’il s’agissait d’un travail. Par ailleurs, il me semblait important que tous les membres de l’équipe soient payés au même tarif sans établir de hiérarchie entre les différents participants.

Pour choisir les jeunes j’ai procédé à une sorte de casting. Avec Manon, nous en avons rencontré une cinquantaine, tous habitants des Mureaux, dont plusieurs jeunes des ateliers. Je n’avais jamais fait de casting auparavant, j’ai donc improvisé ma méthode. Nous avons fait des entretiens filmés, de quinze à quarante-cinq minutes, avec chacun d’eux, pendant lesquels nous les avons interrogés, entre autres, sur leur imaginaire cinématographique, le film qu’ils souhaiteraient jouer pour raconter leur vie quotidienne et ce qu’ils pensaient d’un film racontant une histoire d’amour dans le quartier. Ces entretiens étaient très intéressants, la parole et la présentation de soi des jeunes étaient différentes de celles des ateliers. Ils étaient dans un rapport beaucoup moins théâtral. Jouer le rituel du cinéma avec ce casting a contribué à leur implication dans le projet.

J’ai ensuite revu une quinzaine de jeunes pour faire quelques improvisations avec eux. Le choix final s’est fait en fonction de ce qu’ils avaient à dire sur les rapports filles/garçons, de leur aisance de jeu, de leur motivation, mais aussi de la cohésion du groupe. La correspondance avec les personnages du scénario n’était pas une priorité, puisque j’attendais des acteurs qu’ils jouent le plus possible en s’inspirant d’eux-mêmes. Je n’attendais pas d’eux qu’ils jouent un rôle de composition ; leur personnage était à trouver.

Sur les six jeunes retenus, trois d’entre eux avaient participé aux ateliers.

Concernant les rôles de Tom et Emma, j’ai proposé à un ami réalisateur et à une comédienne qui avait l’habitude de faire des ateliers en banlieue, de les interpréter. Comme pour les jeunes, je cherchais des acteurs qui puissent jouer des situations proches de leur vie. Je n’attendais pas non plus d’eux qu’ils jouent un rôle de composition.

Faire surgir la vie au tournage

Après une courte préparation de deux semaines, le film s’est tourné avec une équipe technique de dix personnes (deux chefs opératrices, un assistant caméra, un ingénieur du son, une perchman, une assistante à la réalisation, une scripte et trois personnes à la régie), ce qui est à la fois peu et beaucoup pour un film qui cherche à se concentrer sur l’expérience de vie du tournage. Être en nombre était nécessaire pour donner vie à de multiples séquences du film, néanmoins cela rendait parfois difficile l’improvisation et la recherche au tournage, car plus nous étions nombreux, plus il fallait être organisé et savoir en amont ce qu’il fallait tourner.

J’ai tenté le plus possible d’ouvrir des brèches dans le scénario et de donner de l’importance aux événements qui surgissaient au moment du tournage. C’est principalement dans des scènes de discussions collectives que cela s’est produit.

Il s’agit par exemple d’une scène du début où les jeunes discutent avec Tom et Emma du film Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears, qu’ils viennent de visionner. Les jeunes l’ont découvert au moment du tournage et y ont réagi à chaud. Je ne savais pas quelle allait être leur réaction, j’étais vraiment curieux de savoir si, comme moi, ils verraient des correspondances entre la société aristocratique dépeinte dans le film et leur vie dans le quartier. Entre les enjeux de réputation, la place des rumeurs, des amours cachées, il y avait de nombreux parallèles à établir.

Le procédé a plutôt bien marché car les jeunes ont compris au fil de la projection quel rôle ils joueraient dans le film de Tom, c’est-à-dire quels personnages des Liaisons dangereuses ils devraient adapter. Ce rapport de projection-identification aux héros du roman était vraiment intéressant car il a d’emblée permis aux jeunes de se décentrer pour se raconter. Ils ont pu dire dans quelle mesure ils ressemblaient ou se distinguaient du personnage qu’ils devaient adapter. Ainsi, le film de Frears a stimulé les discussions et a servi d’objet transitionnel pour aborder la question des relations filles/garçons dans le quartier.

Une autre scène significative est celle où les filles du groupe sont allongées dans l’herbe et discutent avec Emma de leurs relations amoureuses respectives. Cette scène était très peu écrite au scénario et s’est véritablement inventée au tournage. Les filles avaient insisté pour inclure une chicha dans la scène. Je trouvais intéressant que le film soit l’occasion pour elles de construire cette image d’elles-mêmes, sachant que l’on voit plutôt les garçons fumer la chicha dans l’espace public. Nous avions choisi un endroit un peu en retrait de la cité, au milieu des herbes hautes, pour qu’elles se sentent moins exposées au regard des autres et à l’aise pour parler.

Langoureusement allongées les unes sur les autres, les filles ont d’abord répondu aux questions d’Emma tout en écoutant quelques chansons sirupeuses lancées depuis leur téléphone. Assez réservées dans un premier temps, elles se sont petit à petit prises au jeu de la discussion en inversant les rôles et en se mettant à poser des questions à Emma sur ses histoires amoureuses de jeunesse, sur comment à trente-six ans elle allait faire pour avoir des enfants, ou encore si elle s’imaginait avec un petit copain noir ou musulman… La scène est devenue l’occasion pour les filles de s’emparer du film et de poser leurs propres questions sur les sujets abordés.

Dès lors, il ne s’agissait plus de documenter la vie des jeunes du quartier mais plutôt ce qui naît des rencontres suscitées par le film. C’est précisément cela qui était visé : s’ouvrir sur des potentialités nouvelles, donner la possibilité à chacun de se déplacer, de sortir des places qui lui sont assignées. Au montage, nous avons fait en sorte que ce genre de scènes occupe une place centrale dans le film.

En dehors de ces scènes, il y a eu plein de modifications à l’intérieur des scènes, la plupart des dialogues ont été inventés au tournage, et des personnages imprévus se sont invités dans le film. Néanmoins nous n’avons pas réellement ré-envisagé les grandes lignes de l’histoire au tournage car nous ne disposions pas de suffisamment de temps pour cela (le tournage a duré dix jours). En fin de compte, l’enjeu a plus été de faire émerger des moments documentaires ainsi que la parole des jeunes, de laisser s’exprimer leur façon d’être, plutôt que d’improviser complètement l’histoire du film.

Le travail avec les imprévus était un cap assez délicat à tenir. Se donner plus de temps pour laisser naître des imprévus dans une scène, c’était prendre du temps sur une autre scène. Il fallait en permanence faire des choix : improviser, ouvrir sur de nouveaux possibles ou s’assurer de la continuité narrative en tournant les scènes écrites au scénario. Comme nous avions fait le choix de travailler à partir d’une histoire, il était difficile de s’en détacher complètement. Sans certains piliers narratifs, le film risquait de perdre en cohérence.

Nous avons épuré le scénario au fur et à mesure en ne tournant pas certaines scènes qui étaient écrites, notamment des scènes autour du projet de Tom qui travaillait plus le côté « film dans le film ». Mais malgré cela, j’ai eu l’impression de ne pas avoir suffisamment de temps pour tourner des scènes à l’improviste non écrites, pour filmer des moments non narratifs avec les jeunes. Le scénario était autant une contrainte pouvant brider la vie au tournage qu’un appui solide nous aidant à poser les enjeux des scènes que nous improvisions.

Par ailleurs, en équipe, il était beaucoup plus difficile de s’aménager des temps de recherche pendant lesquels on ne savait pas exactement ce que l’on allait faire et ce que l’on attendait précisément des participants. Cette posture du doute n’était pas évidente à tenir face à une quinzaine de personnes qui n’étaient pas forcément toutes portées par le désir de tâtonner au moment où cela se présentait. Cette situation a créé beaucoup de débats, assez passionnants, au sein de l’équipe. Pour gagner du temps, certains proposaient de plus diriger les comédiens pour les amener plus vite à la scène que l’on devait jouer. Or cette solution me semblait antinomique avec le dispositif du film qui cherchait le plus possible à laisser surgir les imprévus, et à inventer avec les acteurs la direction de la scène. Mon envie était plus de poser une situation et de laisser ensuite la vie advenir en n’intervenant que ponctuellement.

Finalement c’est dans cet équilibre entre le cadre amené par le scénario et le jaillissement de la vie débordant de ce cadre que le film s’est trouvé et que les jeunes ont pu s’en emparer. Si dans La cour des murmures, le jeu, la vie, les rencontres s’inventent sous les yeux du spectateur, au gré de multiples rebondissements et bifurcations, c’est aussi parce que ces moments étaient pensés en amont. Les rencontres et les déplacements qu’a permis cette expérience collective sont aussi nés des contraintes amenées par l’objet film.

C’est donc en tâtonnant que nous sommes arrivés à un dialogue entre la vie et le cinéma. Le dispositif du film nécessitait surtout d’être expérimenté car, comme le faisait déjà remarquer Rouch : on ne connaît pas bien les règles de ce dialogue entre le réel et la fiction, dans ce domaine on est un peu comme un « apprenti sorcier ».


  1. Cette recherche est un travail de thèse mené à l’Université d’Evry-Paris Saclay. Elle est rendue à la fois sous la forme d’un film et d’un écrit.
  2. Situées à 40 km de Paris, en bord de Seine, les cités HLM des Mureaux ont été construites dans les années soixante pour loger la main-d’œuvre des usines Renault Flins, implantées quelques kilomètres plus loin.
  3. Le film de Manon Ott, De Cendres et de Braises, est un documentaire, en noir et blanc, qui propose un portrait à la fois poétique et politique de cette ancienne banlieue ouvrière. Il est également associé à une recherche de thèse qui s’interroge sur la rencontre entre sciences sociales et cinéma.
  4. Il s’agit de l’aide à l’écriture de scénario de la région Île-de-France, accordée à des auteurs écrivant leur scénario en résidence dans un lieu de leur choix. Les auteurs doivent en retour réaliser des ateliers pour le public de la structure dans laquelle ils sont accueillis. La forme et l’objet des ateliers sont libres. La région propose également l’accompagnement d’un scénariste tout au long de la résidence.
  5. Rohmer Eric, Marcorelles Louis, « Entretien avec Jean Rouch », Les Cahiers du cinéma, n° 144, juin 1963.

  • La Cour des murmures
    2017 | France | 49’
    Réalisation : Grégory Cohen en collaboration avec Manon Ott
    Production : TS Productions

Publiée dans La Revue Documentaires n°29 – Le film comme forme de vie ? (page 31, Août 2018)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.029.0031, accès libre)