La disparition de l’objet filmique comme dispositif de rencontre documentaire

Entretien avec Christian Barani

Barbara Tannery

« Christian Barani prend parti pour une implication de l’art dans le réel. Son engagement est permanent et invite le spectateur à devenir lui aussi spectateur du monde, à s’immerger dans la complexité des réalités humaines, sociales, économiques en prenant le temps du regard. Tout en conservant une autonomie vis-à-vis d’un projet politique, ses œuvres font de l’expérience de l’art une dérive dans le monde. », Mathilde Roman, revue Mouvement n° 66

Christian Barani, tu as voyagé et filmé, pendant de nombreuses années dans des pays qui ont connu de grandes transformations liées à la disparition de la modernité et du régime socialiste, cette notion de perte imprègne-t-elle ton cinéma ?

— J’ai commencé à travailler sur la disparition de la modernité avec les films que j’ai coréalisé avec Guillaume Reynard au Kazakhstan sur une période de dix ans.

La disparition de la modernité soviétique pour ce pays a constitué un effondrement social gigantesque. C’est ce que nous avons filmé durant toutes ces années. L’eau de la mer disparaissait, l’utopie disparaissait, le statut social disparaissait, l’éducation disparaissait, tout s’effondrait. Et en contrepartie la liberté qui était promise n’était pas la même liberté que celle désirée par les Kazakhs. Les vieilles personnes, surtout les hommes, sont tombées dans l’alcoolisme car elles ne comprenaient pas les transformations qui s’opéraient. Le monde s’effritait. Les gens qui avaient entre 35 et 45 ans savaient qu’ils devaient changer de rapport au monde mais n’en n’avaient pas les clefs car ils avaient été éduqués dans un monde soviétique, sans notion de propriété, de concurrence… Les seuls qui s’en sortaient étaient les jeunes qui eux, n’avaient pas connu le passé politique du pays et entraient avec une grande facilité et joie dans la société de consommation telle que nous la vivons chez nous.

Le projet que nous avons mené au Kazakhstan est de montrer cette transformation, la mutation d’un pays soviétique en un pays libéral, capitaliste. C’était difficile de filmer cet effondrement car forcément nous étions affectés par tout cela, et les gens que nous connaissions étaient devenus au fil des années des amis. Nous ne pouvions rien faire, si ce n’est représenter cette disparition. Les films sont d’ailleurs très chaotiques, très fragmentés, ils sont à l’image de ce que nous vivions là-bas. Je me méfiais beaucoup de l’esthétique de cette disparition.

Ce sont des films emplis d’énergie.

— Il me semble que chez toi, c’est aussi la disparition de la posture traditionnelle du cinéaste qui permet de faire apparaître l’image et le sens du réel.

— En effet, je me débarrasse de tout ce qui peut faire habituellement cinéma : l’écriture du film, le repérage, puis la diffusion en salle, pour aller ailleurs. Au tournage je traverse les situations souvent sans en comprendre la langue. Seule la confiance crée le plan. Mais pour être en confiance et faire confiance, il faut beaucoup travailler en amont : connaître le contexte, l’histoire, la situation géopolitique, la culture, les rituels, la littérature, l’architecture, tout ce qui construit les lieux et les êtres que je vais filmer. Tout ce qui me permettra d’être à l’aise pour appréhender les situations, car je vais vers les réalités pour en témoigner de manière physique, pour m’y perdre. C’est avec tout ce savoir que la perte peut intervenir, qu’elle peut se produire.

Plus j’accepte de perdre mes repères spatiaux et culturels et d’être dans la confiance avec les lieux et les personnes que je rencontre, plus ce qui se donne est important.

Je marche beaucoup, entre 8 et 10 heures par jour, sans savoir réellement où je vais. La dérive me permet d’être en tout instant attentif à ce qui se passe autour de moi. Je me dois d’être en tension permanente pour accueillir le moindre événement qui pourrait entrer dans ma recherche. Je suis un corps/caméra qui circule dans des espaces que je découvre dans l’instant. C’est pour cela aussi que je pratique l’improvisation, pour être en adéquation avec les situations qui se révèlent sans les avoir pensées au préalable.

Les rencontres se forment sans que l’on ait à les définir.

Je ne construis ni une esthétique du récit ni du « sujet » documentaire. Mais un témoignage subjectif de la complexité et des contradictions de ce que l’on nomme le « réel ». C’est un cinéma de l’expérience composée avec les moments où deux êtres se rencontrent et ont envie de créer une image, ensemble. C’est un état de grâce. Souvent cela se produit dans le silence. Et c’est ce silence qui conduit la personne filmée à se mettre en scène. Moi, je n’ai plus qu’à cadrer ce rapport entre un corps, un espace et une lumière. Il me faut quitter la toute-puissance du cinéaste et son désir de maîtrise pour ouvrir sur d’autres voies, en toute humilité. Lorsque je suis en tournage, je ne sais pas du tout ce que sera le film. Et je ne me pose pas la question puisqu’il se donne à moi.

— C’est ensuite au montage que le film se compose ?

— Oui. Je reviens du tournage avec un ensemble de séquences, un corpus d’images qui peut être hétérogène mais qui donne une forme à ma recherche. Le dérushage est un moment difficile. Car c’est à ce moment-là que je découvre ce que j’ai fait et pas avant. Je ne regarde jamais mes images quand je filme. Donc cela se fait toujours dans une certaine tension. Je suis face à mes réussites et à mes ratés. La perte est toujours là.

Je peux mettre des mois à trouver le premier plan. Celui-ci va déterminer tout ce qui se passera derrière. C’est ce plan séquence qui va donner la clef musicale du film, le rythme, la couleur. Après les associations naissent de façon fluide et inconsciente. Je me laisse guider par les images, ce qu’elles provoquent, suggèrent. Je ne sais jamais ce qui va se produire car je n’ai pas de trame, de structure a priori, je n’ai pas écrit de scénario. Donc tout est à faire, à créer dans l’instant, dans la confrontation avec les images. Ce sont elles qui décident.

Je cherche la musicalité des plans les uns par rapport aux autres. Au montage, je suis comme un musicien qui crée une œuvre musicale, une symphonie contemporaine. Mais encore une fois je ne cherche pas l’uniformité. Tout comme les réalités sont plurielles, le film est composé d’un matériau fragmenté. Le montage doit assembler et parfois dissocier ces fragments de narration. J’aime les heurts entre les séquences ; pour éveiller le spectateur, pour provoquer en lui une réaction physique. Cela lui permet d’être sollicité à différents niveaux. Je pense que le réel comme totalité n’existe pas, qu’il n’y pas d’universel. Et lorsque deux plans se dissocient cela permet de faire apparaître le manque, le trou, le vide, l’impossibilité ou la difficulté de représenter, car entre ces temps, il s’est passé quelque chose qui n’est pas montré.

— Un sentiment du vide sans lâcher la présence...

Alors que le cinéma est souvent associé au pouvoir, ta caméra semble révéler le désir gratuit de présence. Et c’est très fluide.

Ce qui s’échange n’est pas de l’ordre de se qui se raconte, lorsque je filme je pense souvent à la danse.

— Ma gestuelle s’en rapproche et je cherche cette synchronicité avec le corps de l’autre. À ce moment là, la relation au pouvoir disparaît : se retrouver seul, isolé, dans des lieux inconnus, à la merci de l’autre fait que le peu de pouvoir que tu peux avoir en tant qu’étranger disparaît. C’est une histoire de confiance qui naît et non pas de pouvoir. On sait que 70 % du langage se fait par le corps. Il s’agit plus d’un abandon de soi, d’une certaine transe, un état de lâcher prise sur tous les aprioris et c’est dans cette posture là que naît l’image, que je trouve un rapport juste pour filmer.

Je revendique le fait que la caméra puisse être un objet de réception, et non pas un objet agressif. Souvent on fait référence au fusil/caméra de Étienne-Jules Marey. Mais la caméra est un outil qui accueille, qui me permet de créer un lien avec les personnes.

Dans les pays où je filme, les personnes comprennent très vite l’intérêt politique de faire un film avec moi. Ils ont le désir d’images. Donc la caméra retrouve son potentiel de passeur.

— Cela ne t’empêche pas de construire un récit, une narration...

— La narration est faite de la représentation des expériences que je vis dans l’instant du tournage, nourries du travail de recherche, mais la narration naît au montage. Toute narration est fiction.

La fiction nourrit nos vies notamment au travers des récits historiques. Nous construisons nos vies et nos situations, qu’elles soient humaines, politiques, artistiques… en grande partie par ces fictions. Donc nos vies sont des fictions et nous ne pouvons prétendre les représenter objectivement car il est très difficile de dissocier la fiction de ce que nous appelons le réel, d’autant plus quand nous sommes en charge de représenter le monde.

Les frères Lumière, ces chers « inventeurs » du cinéma, ne se posaient pas cette question. Ils ne différenciaient pas ces modes de représentation. Leurs désirs étaient pluriels. Certes l’objectivisme a été un courant de création au début du xxe siècle et il a produit des films et de la littérature extrêmement justes. Le poète Resnikoff avec son livre Holocauste atteint des sommets de justesse. Mais cette pensée correspond à une époque. Maintenant nous savons que nous voyons principalement grâce à nos mémoires. C’est d’ailleurs passionnant. Nous voyons les temps présents avec un calque du passé. Simultanément, les temporalités se superposent, le regard se construit en subjectivité et personne ne voit la même chose et c’est ainsi que se crée le récit. Les images n’ont pas vraiment de sens en soi. Un autre sens apparaît lorsque l’on les associe entre elles. Là, chacune d’elles se transforme. Une notion de temps étrange émerge. Car le plan d’avant, qui appartient au passé, et le plan d’après qui appartient au présent se transforment simultanément au moment de l’association.

Il n’y a pas un monde mais des mondes.

— Tu rends compte de cette diversité en construisant des installations. Et tu as été invité à produire des images pour plusieurs grosses expositions sur l’architecture. C’est une expérience que tu offres au spectateur pour qu’il puisse à son tour se perdre.

— Après avoir travaillé pour la biennale de l’architecture de Bordeaux, Agora, des commissaires d’exposition ont compris que je ne filmais pas la ville par son design, mais que je la rendais vivante car je filme le corps dans l’espace. Je filme la façon dont on vit la ville, et je construis des séquences en relation. Je témoigne de ses ouvertures, de ses déchirures, de la façon dont les humains se la sont appropriées, et cela révèle ses enjeux. C’est pourquoi j’ai été sollicité pour l’exposition Chandigarh, 50 ans après Le Corbusier où avec 14 heures de films répartis sur 8 écrans, et le travail de son de Bertrand Gauguet, nous avons pu rendre compte de la vitalité de cette utopie.

En ce moment je construis un film sur 5 écrans pour une exposition sur le paysage en Géorgie. Le paysage comme représentation de la chute d’une utopie.

— Toute ton œuvre se constitue de corpus.

— En effet, la notion de corpus est apparue dès mon premier film documentaire, sans que j’en aie pris pleinement conscience à l’époque.

Pour ce projet je suis parti à la recherche d’un endroit en Italie que j’avais découvert quelques mois auparavant : un lieu avec des cabanes et des pêcheurs récoltant les moules. Mais lors de mon arrivée, je ne retrouvais rien. Au volant de ma voiture, je traversais un paysage sombre, empli de brouillard et de terre noire. C’est alors qu’une idée m’est venue à l’esprit : comme j’avais découvert ce lieu en étant perdu, je décidais d’opérer la même stratégie. J’ai pris la première route qui arrivait sur ma gauche, une route en terre. Après quelques instants cette route s’arrêtait devant une ferme. On me proposa d’y passer la nuit car le lendemain quelqu’un pourrait m’amener à l’endroit que je cherchais. Le lendemain matin c’est la gardienne du parc elle-même qui était attendue, elle m’apprit que le lieu se situait à 150 km de là ! Quelques heures plus tard, après avoir suivi ses recommandations, j’arrivais sur les lieux que je cherchais.

Pour trouver il faut donc se perdre. C’était le point de départ de mon processus de travail.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là : lorsque j’ai voulu filmer ces pêcheurs, bien sûr, ils refusèrent ma présence. « Personne ne nous a jamais filmés ! » me dit un pêcheur (sous-entendu « Personne ne nous filmera jamais ! »). Déboussolé, je continuais malgré tout à filmer les alentours. Mon projet se modifiait car je ne pouvais filmer ces corps au travail.

Pendant mes dix jours de tournage, de 7 h du matin au coucher du soleil, je rôdais autour, filmais, marchais. La veille de mon départ. Un des pêcheurs de moules, voyant que je voulais vraiment faire ce film, et que je travaillais comme eux, vint me voir et me proposa de partir avec lui en barque pour aller filmer son travail de récolte de moules.

A mon retour, j’étais heureux, mais j’avais un matériau essentiellement non prévu.

Je commençais donc à faire le montage d’un film, en noir et blanc, avec une narration poétique. Puis quelque temps plus tard, je regardais à nouveau certains rushes et je me demandais pourquoi je n’avais pas utilisé ces images. Je décidais de faire un autre film, celui-ci en couleur, de fibre documentaire avec toutes les images que je n’avais pas utilisées dans le premier film. Et puis toujours avec la même matière, je me suis posé la question du désir et du rejet. Pourquoi je décidais de déclencher et d’arrêter un plan. Quelles étaient les images du désir et celles du rejet. J’appliquais alors une règle du jeu, un principe : à toutes mes images tournées, qu’elles soient réussies ou pas. J’ai pris la première image-son du plan et la dernière et les ai assemblées. Ce collage s’opéra pour l’ensemble des plans et 5 heures de rushes furent réduites à 45 secondes.

Un objet plastique apparut. Un éclatement visuel et sonore bien différent de mes deux premiers films.

J’ai compris que les images n’avaient d’intérêt qu’en fonction du regard que nous portons dessus, en fonction du filtre que nous y posons. Et depuis à chacune de mes recherches je constitue un corpus et je procède à des formes différentes à partir d’une même expérience. Pourtant ce n’est que plus tard que j’ai vraiment compris et assumé ces formes éclatées.

— Dans le corpus autour de Dubaï (deux films, une vaste exposition installation multi-écran et des carnets photographiques), le triptyque Suspended Spaces, ou ta première exposition sur l’expérience de la marche au Népal (deux vidéos, des panoramiques, un récit sonore, et un journal photographique), j’ai le sentiment que ton matériau permet de rendre compte de la fragmentation du réel. Avec le travail sur Beyrouth, travail collaboratif avec un philosophe, un musicien, une historienne, il me semble que la composition se trouve plus être en relation à la superposition.

— A Beyrouth, je questionne le mythe du paradis, là aussi il s’agit de disparition. Non seulement c’est une mythologie qui confronte la réalité à celle de la mort, mais la plupart du temps je ne montre pas à l’image les femmes interviewées, par respect pour elles. En effet de nombreuses strates se superposent, c’est lié à l’histoire même de ce pays qui a été plusieurs fois envahi et qui ne cesse de jouer avec le feu, de contenir une énergie de tensions, dans une trame territoriale complexe. J’ai bénéficié d’une bourse de recherche et j’ai pu inviter d’autres artistes et chercheurs à venir faire l’expérience de la dérive et à questionner les espaces de réalités avec moi. Nous avons poussé le degré d’improvisation plus loin.

— Tu as choisi un mode métaphorique et la superposition d’éléments poétiques, littéraires, historiques à ta propre expérience du réel...

— Oui, avec Paradis j’ai travaillé dans l’espoir que de nouvelles représentations apparaissent d’une manière poétique, j’ai abordé la situation contemporaine du pays, en utilisant en trame de fond une histoire mythologique : Paradise Lost de John Milton.

John Milton veut y rendre humain l’archange qui a voulu combattre Dieu, et a perdu. C’est le personnage de cet archange perdant, perdu, qui m’intéresse. Satan est un perdant et au Liban tout le monde a perdu. Ce roman poétique est écrit à l’époque de la Renaissance, lorsque les artistes et les écrivains se détachent des représentations entièrement religieuses pour y introduire la question de l’Homme, c’est aussi le moment où les guerres de religion se terminent en Europe. Cette expérience de la violence et de l’idéologie imprègne le récit. Le parallèle s’établit naturellement avec le Liban. Ce corps allié au feu traverse des espaces perdus à la recherche d’un lieu désiré. Le deuxième axe est associé à ces traversées, à ces dérives dans la ville de Beyrouth, dans le pays, à la recherche de ces espaces et désirs perdus. Ces dérives sont des plans subjectifs de ce corps vibrant à la quête d’espaces où l’homme et la femme vivent en paix. La marche et le trajet sont placés cette fois au cœur du projet.

Le troisième axe a été de récolter différents points de vue sur le paradis. Celui d’un philosophe français et celui de femmes croyantes, quelles que soient leurs confessions.

Le récit pour moi se fait par strates. J’ai longtemps travaillé sur Fra Angelico, un peintre du Quattrocento qui construisait ses œuvres par strates. En fonction de la culture que tu avais, tu pouvais avec une même peinture, avoir des niveaux de lecture et de ressenti très différents.

C’est avec cet esprit que je procède lorsque je construis des polyécrans synchronisés pour rendre compte de la vitalité d’une architecture, ou lorsque j’articule dans un long métrage, des séquences d’improvisation avec des entretiens très intimes qui ont eu lieu au sein d’une réalité troublée par de multiples guerres.

— Tu circonscris au gré des déambulations, des espaces de jeux, de réflexion et de représentations qui permettent d’invoquer la complexité du réel, mais il semble que le personnage principal reste le hasard. Me permets-tu définir cet entretien par quelques lignes issues du journal de bord de Beyrouth ?

La géographie me pénètre.
Filmer c’est découvrir, accueillir et récolter. Un autre rapport au monde. … Nous marchons sur les sentiers. Nous ne savons toujours pas ce que nous allons faire. Nous marchons le sac à dos plein de feux d’artifice et de poudre. Laisser le paysage nous pénétrer, sentir le sol, respirer l’espace. La marche sera le déclencheur. Le travail commence. La question centrale de ce début de tournage est de savoir comment représenter ce personnage de Satan.
(…) « Tout être parlant cherche dans le temps de sa vie des lieux où le désir et l’inconnu nouent le hasard à l’existence. » (Bernard Salignon)
Le hasard continue de construire le projet.


Publiée dans La Revue Documentaires n°28 – Disparition(s) (page 35, Mai 2017)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.028.0035, accès libre)