Michael Hoare
Quelle notion de responsabilité peut poser le documentariste dans son rapport au monde et au cinéma ? Ce numéro est organisé dans une volonté de discuter largement avec des cinéastes, avec des critiques ou des théoriciens autour des deux volets — inséparables — de cette question.
Il est de plus en plus difficile, dit Robert Kramer, de penser le cinéma en dehors de notre vie. Et ce qu’on vit, cela semble de plus en plus clair, est un monde en guerre larvée, un monde où les explosions de violence réelle ne sont que des éclats brûlants d’un feu qui couve dans les fonds.
La guerre en Bosnie est une de ces situations symptomatiques qui nous révèlent où en sont les grandes questions éthiques de ce monde, et où nous nous situons par rapport à elles.
Une sale guerre a été gagnée, sur le plan militaire, par ceux qui veulent imposer des États ethniquement purifiés contre ceux qui souhaitaient construire un État pluriculturel. Parce que les perdants refusent l’asphyxie dont ils sont menacés, et résistent à un découpage ethnique de leur propre capitale, ils ne capitulent pas ; leur pays entre-temps subit une régression physique et culturelle inconnue sur ce continent depuis la dernière guerre. La France, l’Angleterre, l’Allemagne, bref, l’Europe « civilisée » dont nous sommes tous citoyens, somment la population musulmane, et la population bosniaque qui refuse une identification ethnique, d’accepter un état d’apartheid sur un bantoustan peu viable. Nos États attendent tranquillement, si on ose dire, la capitulation de l’État bosniaque. Pour la galerie (c’est-à-dire, les médias, les journalistes et l’opinion), les convois humanitaires, nos braves casques bleus et la « confusion » tiennent lieu de façade derrière laquelle se cache une politique réelle de complicité avec les ambitions serbes et croates 1. Pour cette Europe-là, la légitimité d’États « ethniquement purs » est d’ores et déjà entérinée. Quant aux vainqueurs, ils ne seront pas condamnés pour les crimes contre l’humanité dont ils sont les coupables directs. Voir à ce propos Le procès qui n’aura pas lieu de Nedim Loncarevic 2, produit hors télé, et programmé sur ARTE dans la soirée thématique « Sarajevo » du 19 décembre 93. 3
Chez les intellectuels, les étudiants, les journalistes en France, on ne peut pas dire que, depuis deux ans, il y ait eu, à part quelques engagements individuels, un grand branle-bas de combat pour dénoncer à la fois cette politique et les pourvoyeurs de ses masques. Depuis l’été 93, une mobilisation plus conséquente commence à devenir visible. Et cet hiver, notamment dans le cadre d’une campagne (à laquelle les ministres de la culture de la CEE ont refusé de donner un caractère officiel) pour faire de Sarajevo la « capitale culturelle de l’Europe » 4 il y aura une série de manifestations et d’échanges à laquelle il est nécessaire de participer dans la mesure de nos forces et de nos possibilités.
Les images sont des armes de guerre
De même qu’en Afrique, où guerres civiles, sécheresses, pauvreté et dépendance entretenues créent des catastrophes à répétition, les « images » sont des armes de guerre ici et pointées sur nous. Au fur et à mesure que nous avançons, je me dis que, quels que soient les qualités et l’intérêt particulier d’images spécifiques, passées à la télévision, elles contribuent à un effet de fatigue sensorielle et émotive qui devient à lui seul un puissant facteur d’extension. Car tout se passe comme s’il y avait une masse critique quantitative qui fait basculer l’image d’un pouvoir mobilisateur capable d’interpeller le citoyen, à un pouvoir de brouillage ou d’assourdissement qui tend à l’anesthésier ou le faire fuir. C’est ce que Jean-Louis Comolli suggère quand il parle du « trop plein » d’images qu’est le monde dans lequel on travaille. Ceci semble d’autant plus vrai que la différence entre une « information » et une « image » est le pouvoir d’affect, le pouvoir de manipulation sentimentale de cette dernière. L’effet de blindage semble d’autant plus efficace que l’appel aux sentiments et réactions fortes par le biais du spectaculaire a lieu dans un environnement où les spectateurs sont seuls, isolés, dispersés devant leur écran, pesamment renvoyés à leur impuissance.
Le problème alors est de penser à la relation possible entre un cinéaste et son spectateur dans ce monde du « trop plein ». Jean-Louis Comolli parle d’un spectateur-citoyen idéal qu’il considère comme un facteur actif dans la construction de sa mise en scène. L’industrie de production et de diffusion considère plutôt les téléspectateurs comme une commodité qu’il s’agit de quantifier, de vendre aux annonceurs, de manipuler. Et dans la vie réelle, l’homme moderne semble se comporter plutôt selon le deuxième modèle que selon le premier. Le téléspectateur branché sur monde ignore son propre quartier. Les « spectateurs » n’agissent pas en tant que citoyens, mais en tant que « sondés », ils sont de la matière à réaction, non d’action, d’« opinions », non d’initiatives.
Les pères du communisme, notamment Lénine, avaient l’ambition de forger un « nouvel homme » en créant de nouvelles conditions sociales. D’honorables écrivains nous ont décrit dans L’Homo Sovieticus le résultat réel de cette expérience. Notre société de consommation élargie, de productivisme forcené, n’est-elle pas aussi en train de créer dans la plasticité de l’espèce un nouveau type d’homme ? On n’en a pas encore réellement le nom. Mais on peut l’imaginer consommateur dans un sens très large, imagophage, largement impressionné par le nombre de choses sur lequel il n’a pas de pouvoir, par la menace de violence dont on lui gave quotidiennement le spectacle, précarisé dans l’ambiance d’inutilité humaine qu’est le nôtre, peureux, défait et déconnecté des lieux et des liens de solidarité traditionnels, préoccupé par la seule survie de lui-même et de ses proches, et donc individualiste, résigné ou débrouillard, sceptique ou égoïste.
Ce serait un type de petit salaud, largement involontaire, mais produit et reproduit à l’échelle de masse sur le continent européen. Créer un nouveau rapport au public, y compris pour le cinéaste, s’adresser à un public de citoyens n’est nullement une chose qui va de soi. Contrairement à ce que suggèrent quelques lieux communs, les hommes ne naissent pas citoyens.
Être citoyen exige un travail, une lutte, c’est un rapport au monde à constituer.
Le spectateur — citoyen ou non — est un des thèmes de ce numéro, une des idées qui reviennent souvent dans les textes, remarques, entretiens. Mais pour que l’idée de « spectateur-citoyen » ait un sens, il faut sûrement que le cinéaste lui-même se considère comme citoyen, acteur intelligent du monde, et responsable de sa place, de ses œuvres et de leurs effets. Or le combat pour un cinéaste-citoyen n’est pas d’avance plus facile que celui pour un spectateur-citoyen. L’hypothèse de ce numéro, qui a commencé avec un séminaire aux États Généraux du Documentaire à Lussas en août 1992, est que le cinéaste-citoyen est, elle aussi, une idée à construire.
Le cinéaste citoyen
Le principe du séminaire était très simple : demander à une série de cinéastes et de critiques-théoriciens comment ils réagissaient au mot de « responsabilité ». Ce séminaire s’est déroulé dans des conditions et selon une logique qui, pour moi, en dit déjà long sur l’état des choses. Curieusement, le succès en termes d’audience dépassait largement ce que les organisateurs avaient prévu. Le nombre de gens voulant assister au débat débordait le cadre du petit camion de projection où il avait été programmé, de telle sorte que la moitié de l’assistance était contrainte d’écouter les discussions sous le soleil, pour ensuite se disperser, découragée par la chaleur. La question en tout cas « interpellait ». Ensuite, le terme de responsabilité a été décliné dans un double registre par les critiques-théoriciens, d’une part comme exigence de construire par la mise en scène une compréhension du non-visible, non seulement de montrer des traces du visible ( Gérard Leblanc), d’autre part comme volonté de se considérer acteur du monde ( Sylvia Harvey). Si les cinéastes ont bien voulu discuter de leur « responsabilité » de créateurs sur le plan des formes, la problématique d’une « responsabilité » directe dans le monde a été diversement rejetée.
Noël Burch, dans la section sur les « sujets de non-fiction » de son Praxis du cinéma, parlait déjà, à la fin des années 60, d’un effet castrateur sur la liberté de création du cinéaste exercé par la notion d’une responsabilité sociale culpabilisante telle qu’elle est portée par des documentaristes dans la tradition anglophone. Et il est vrai que des cinéastes ont été attirés par le documentaire, je suis l’un d’entre eux, parce qu’il permettait de nouer un rapport au cinéma sur un mode qu’on voulait direct, impliqué, au monde.
Dans le séminaire, Noël Burch critiquait quelques films de la « sélection française » de l’année pour indiquer un trou au cœur de la sélection. Tout se passait comme si le documentaire français était incapable de traiter, de manière forte sur le plan cinématographique, les questions sociales centrales à la crise multiforme que, en tant que pays et société, nous sommes tous en train de vivre. Cette intervention a suscité un débat vif, non pas sur le bien-fondé ou non des remarques, mais sur la prétention qu’aurait un théoricien de faire de la critique de films !
Il sera clair pour les lecteurs qu’en toile de fond de tout ce séminaire existait toujours le bilan du passé « militant » de nombre des cinéastes invités et la conclusion qu’ils en tirent aujourd’hui.
Les travers dogmatiques de ce passé, largement dus à mon avis au fait qu’on considérait que notre rapport au monde nécessitait la médiation d’un « parti », voire du Parti, ne nous dispensent pas, je crois, de la nécessité de penser aujourd’hui ce qu’est un cinéaste-citoyen dans la participation directe, l’engagement non médiatisé et individuel dans le corps social et politique qui est le nôtre aujourd’hui. C’est ce qu’a suggéré Sylvia Harvey dans son intervention à consonance volontairement « étrangère ». C’est vrai qu’en Grande Bretagne, le lien entre le documentaire et la critique du fonctionnement social n’a jamais disparu.
La contradiction de l’industrie et de notre art en France est là. Ce lien n’existe plus de manière forte dans ce pays. Pour l’essentiel, du point de vue de leur fonction sociale, les documentaristes en France se divisent entre les tâcherons des Journaux Télévisés et formats annexes (spécialistes d’enquêtes exotiques proches ou lointains), et les tâcherons de la « télé de qualité » (auteurs soucieux par-dessus tout de leur « auteurisme »). Être dans cette dernière catégorie a ses gratifications, dont l’auteur de ces lignes ne saurait ni mépriser, ni nier l’attrait. Nous pouvons gagner notre vie en donnant libre cours à nos capacités de création; nous pouvons participer, des dizaines d’heures durant, à des échanges sur le rapport à « l’Autre ». Notre narcissisme est pleinement gratifié. Nous exerçons nos neurones, et touchons à quelques vérités, en formulant notre pratique à la lumière du discours lacano-barthien, référence de vérité du moment chez nous autres cinéphiles parisiens.5 Cela n’engage à rien, et ne coûte pas grand-chose. Nous pouvons même nous conforter du prestige d’être « acteur » d’un monde — l’image — qui renvoie la majorité de la population à un simple état de consommateurs, un « acteur » se parant des robes d’un dissident, puisque nous nous donnons le temps, puisque nous nous battons pour la « qualité » de notre œuvre. Mais à la fin du processus, notre film bouche un trou de la grille. Et on passe. Et au suivant. Et quand dans les interviews, on pose la question — « et la diffusion hors télé? », la plupart du temps la réponse est convenue — « Pas le temps, il faut commencer le prochain projet. » Est-ce cela, un cinéaste-citoyen ?
Il devient urgent d’explorer d’autres pistes aussi, d’inventer d’autres rapports aux spectateurs, d’autres publics, au risque de voir le documentaire englué dans le magma audiovisuel indifférencié vers lequel la « télé de qualité » l’attire, au risque de nous trouver petits fonctionnaires cloisonnés d’une « qualité » sans enjeu ni effet, au risque de perdre une autre bataille de la guerre.
S’il est définitivement acquis que, dans la situation actuelle, la seule manière dont le documentariste puisse gagner sa vie, c’est de travailler pour la télévision, il me semble que ce rapport-là au spectateur, et en conséquence au sujet et aux personnes filmées, n’induit pas un rapport de citoyen au monde.
Le cinéaste-citoyen doit-il organiser la projection de son œuvre ? Non pas uniquement dans des séances spéciales des cinémas d’art et d’essai — encore que de telles projections soient précieuses et utiles. Aujourd’hui la technologie de vidéo-projection fait que des séances dans une énorme variété de lieux redeviennent possibles. Qu’est-ce que l’expérience de Jean Michel Carré avec Galères de femmes nous enseigne dans la situation actuelle à ce propos ? Nous pouvons ne plus être prisonniers du petit écran. J’imagine volontiers le cinéaste-citoyen responsable de l’effet de son travail, non seulement en amont, mais aussi en aval. Ce serait une nécessité pour lui-même de se regénérer au contact non pas d’une masse, mais d’un groupe.
Et qu’on ne m’accuse pas d’être un simple nostalgique du cinéma militant. Il est clair que le langage, les formes, le rapport des films et des cinéastes au monde ont bougé depuis vingt ans, et ont plutôt bougé en mieux. Mais je suis militant de la nécessité de casser la télé-passivité, la télé-consommation, je suis militant de la nécessité de rompre la censure et l’auto-censure sur des sujets comme sur des formes exercées par la demande télévisuelle. Un cinéaste-citoyen n’existe pas si dans son action, il ne permet pas l’espace du spectateur-citoyen.
Les rencontres et discussions qui ponctuent ce numéro sont toutes traversées par ce souci. Parfois les textes publiés ici existent comme « rebonds » du séminaire de Lussas. Ainsi, Gérard Leblanc a tenu a élaborer son intervention dans une contribution plus dense. Avec Robert Kramer comme avec Jean-Louis Comolli, les entretiens trouvent leur origine dans une volonté d’approfondissement sur les rapports entre le cinéma et les bouleversements politiques. De quelle expérience pouvaient provenir des remarques au séminaire qui, aussi légitimes qu’elles puissent paraître, n’en signifiaient pas moins, pour moi, un complet renversement de perspective ? Quelle expérience de cinéma ayant pour sujet la politique est née d’une subjectivité qui de part en part est ancrée dans le continent de l’analyse ?
Le Cinéma du Réel, comme Vues sur les Docs nous ont donné l’occasion de prolonger ces questions avec une large gamme des documentaristes mondiaux. Tous nous racontent comment, face à un monde qui change, ils essaient de trouver les repères, l’énergie, l’inventivité des formes. Nous avons aussi tenté de cerner ce qui semble constituer des crises du cinéma documentaire aux États-Unis, en Allemagne de l’Est, chez certains auteurs (Kieslowski). Nous nous faisons aussi l’écho de démarches d’urgence notamment celle organisée par l’Addoc et le Cisia en soutien au documentaire algérien. Nous espérons que ce sera le début d’une collaboration future fructueuse.
Nous soumettons donc ce numéro, dans sa diversité, aux appréciations et aux critiques de nos lecteurs. N’hésitez pas à nous contacter avec vos remarques ou commentaires. Il est évident que nous considérons ce travail comme une participation à un débat qui, dans nos conditions actuelles, est loin d’avoir atteint sa maturité.
- Notons au passage quelques ressemblances entre cette attitude et celle des puissances occidentales vis-à-vis de la République espagnole il y a 55 ans, où une neutralité apparente et un embargo « équitable » sur les armes laissaient le rapport de forces décider de l’issue — prévisible — du conflit.
- Nedim Loncarevic, à Radio Sarajevo.
- Saluons aussi l’initiative d’ARTE qui programme aussi à partir du 21 décembre et pendant les trois mois de l’hiver une histoire de trois minutes sur la vie quotidienne à Sarajevo. Cette action est prise en commun avec la BBC, la TSR, PBS aux États-Unis et d’autres chaînes de télévision où existent des responsables pour lesquels la « responsabilité » afférente à leur poste fait partie de leurs préoccupations quotidiennes.
- « Sarajevo, capitale culturelle de l’Europe », le Festival d’Avignon
- Marie-Christine Peyrière a fait la remarque que la caractérisation ou l’exploration d’une autre manière, et qui soit moderne, de parler du cinéma nécessiterait à elle toute seule, un numéro de la revue et que cette phrase était peut-être un peu légère. Dont acte.
Publiée dans La Revue Documentaires n°8 – Engagement et écriture (page 5, 1er trimestre 1994)