La liberté de chercher

Rencontre avec Sarah Benillouche

Michael Hoare

Beaucoup de films documentaires intéressants et singuliers ont été faits ces dernières années en coproduction avec les chaînes locales câblées. Pour de nombreux réalisateurs, cela a représenté un espace de création contraignant mais réel. Ce dont je parle ici relève de mon expérience, une parmi de nombreuses autres…

Je suis réalisatrice de documentaires depuis presque dix ans maintenant. Le premier documentaire important que j’ai moi-même écrit était Le temps de naître, un projet autour de la naissance réalisé dans les années 1991-1992 pour M6.

J’ai continué à écrire des projets et je les ai proposés à des sociétés de production mais aucun n’a abouti. Ensuite, j’ai eu l’occasion de travailler pour les chaînes câblées. Les quatre derniers films que j’ai faits ont été produits dans ce cadre.

Les deux premiers étaient pour IO Production, Boxe le sort et On n’est pas des bêtes. Boxe le sort faisait suite à un sujet de 26 minutes que j’avais réalisé pour « Saga-cités », un portrait de femmes dans la cité des Francs-Moisins à Saint-Denis. J’ai passé beaucoup de temps dans cette cité. J’y ai rencontré un manager de boxe thaïlandaise, et c’est à travers lui que j’ai eu envie de faire un travail avec les jeunes.

C’est un film sur l’action, le combat, l’envie de se dépasser, sur la dévalorisation de soi par les autres et par soi-même, et sur comment le sport travaille ces éléments.

Le film suivant, On n’est pas des bêtes, est un regard sur un univers clos, un camion du Samu social du 1992. Des gens entrent, sortent et appartiennent plus à la nuit qu’à la société que nous connaissons.

Ces deux films m’ont demandé énormément de temps, de vrais repérages. Pour Boxe le sort, j’ai passé trois mois dans la cité. Pour le Samu social, j’ai passé beaucoup de temps de repérage de nuit.

Il s’agit de milieux difficiles, et tant qu’on ne se sent pas le droit d’y être, jusqu’au moment où la caméra est acceptée, c’est difficile de tourner. Donc, il a fallu du temps pour me sentir le droit de tourner avec eux, dans ces endroits, le temps d’établir une relation vraie.

Pour moi, c’était des épreuves. Quand je regarde l’expérience avec le recul, je ressens que j’ai traversé ces milieux comme une épreuve personnelle, qui est sans doute la raison profonde du film.

Les repérages à mes frais…

Quant aux contraintes « IO », dix jours de tournage, trois semaines de montage et 25 000 francs de salaire, je dois dire qu’au départ j’ai essayé de faire bouger les choses. En fait, j’ai accepté ces contraintes sans les accepter d’une certaine manière. Car le travail n’a pas du tout été fait dans ce cadre-là. Il y a eu un investissement de beaucoup d’énergie, beaucoup plus de travail personnel, de travail en amont. Je n’ai pu me sentir bien que parce que les films n’ont pas été produits réellement dans ce temps-là.

Les trois mois de repérage ont été à chaque fois très importants pour le film et à mes frais. Donc le jour où j’ai commencé à filmer sur dix jours, je parle pour le film sur le Samu social, j’étais complètement prête, j’avais travaillé avant avec l’équipe. Au moment où on est arrivé, il y avait une justesse intérieure qui a fait que la contrainte des dix jours, dans une certaine mesure, a pu être « dépassée ».

Pour le montage, là aussi, il a été prévu quatre semaines de montage-finition, mais moi j’avais travaillé sur mes rushes en VHS plus d’un mois avant. La monteuse a pris le temps de voir les rushes en amont. Donc je suis entrée en montage, non pas avec un plan de montage, parce que je trouve qu’il y a un temps d’élaboration au montage et il faut laisser cette ouverture, mais avec un travail préalable. Sur tous ces films, je dois dire que j’ai eu la chance – malgré les contraintes financières – de travailler avec une équipe dont je respecte le travail et qui a accepté de partir dans l’aventure. À l’image Isabelle Razavet, au son Graziella Barrault et au montage Emmanuelle de la Morandière. C’est vrai que ces quatre films ont été faits à coup d’énergie, aussi bien au niveau de l’équipe qu’au mien.

On accepte les contraintes parce qu’on pense qu’on ne fait pas des films par hasard. On essaie de les dépasser dans la mesure du possible, de rendre la contrainte productive, ce qui est à la fois très étrange et très épuisant.

Ensuite j’ai fait L’autre sérénade – un documentaire autour de la musique traditionnelle cubaine avec comme producteur Jean-Stéphane Michaux. Ça fait partie des projets dont on peut dire qu’on les porte seule, en tout cas jusqu’au tournage car c’est moi qui avais trouvé le diffuseur, Muzzik. Le producteur est intervenu en fin de parcours. Je dois dire que ça s’est plutôt bien passé. La production était plus coûteuse parce qu’il y avait un voyage pour l’équipe ; on est parti à Santiago de Cuba pour un tournage de dix-sept jours. L’ensemble a marche parce que j’avais pu repérer à l’avance, même si c’était encore dans des conditions acrobatiques. Pourtant, l’expérience était différente car, avec Jean-Stéphane, j’avais un interlocuteur sur le plan artistique. On savait qu’on avait une enveloppe, mais c’était un cadre à l’intérieur duquel on pouvait discuter. Ceci est très important même si ce n’est pas toujours le cas. J’ai d’ailleurs pu monter en Avid un peu plus de six semaines, ce qui nous a permis de mieux tisser le climat poétique, musical du film.

A propos de Celui qui raconte, le portrait de Michel Boujenah, comme pour les autres films, j’ai eu le sentiment que je me donnais la liberté de chercher. J’ai essayé d’aller à l’encontre de certains clichés qu’on attend lorsqu’on traite un personnage public comme lui. Quant au cadre de la production, Sombrero essayait de lancer une série de portraits d’artistes connus pour Paris Première. Comme je souhaitais depuis longtemps faire quelque chose sur Boujenah, sur son travail au théâtre comme conteur de l’exil, je leur ai proposé l’idée, et c’est ainsi que le projet est né. Après huit jours de tournage, j’ai travaillé un mois seule sur les rushes et j’ai dérushé une semaine avec la monteuse. Ce travail en amont n’a pas été payé par la production. Le montage proprement dit a duré quatre semaines en Avid en intégrant des archives de ses spectacles au théâtre.

La fin d’un espace de création

Il faut quand même dire que tout cet effort, tout cet investissement personnel n’a pu se faire jusqu’à ce jour que parce qu’on avait un système Assedic qui nous permettait de chercher du travail en tant que réalisateurs, ce qui veut dire prendre le temps d’écrire et de repérer sans être payés par les productions. Pour les techniciens, les Assedic servent à chercher du travail. C’est légitime, c’est juste. Pour nous réalisateurs, chercher du travail, ce n’est pas envoyer nos CV chez les productions ou les chaînes de télévision, c’est repérer et écrire des projets. Notre travail salarié dépend entièrement à chaque fois de notre capacité à convaincre un producteur et un diffuseur de se lancer dans un nouveau projet. Et faire cela, suivre une idée, en faire un sujet, repérer les lieux, discuter avec les gens, écrire enfin, tout ce travail de « recherche de travail » n’est reconnu par personne, n’est véritablement rémunéré dans aucun film, même dans ceux avec un budget confortable, ne parlons pas des films câble. Le système câble n’est plus viable aujourd’hui car les réalisateurs sont indemnisés par les Assedic à des tarifs insuffisants pour leur permettre de tenir entre deux projets. D’autre part, les modifications apparemment en cours pour le Cosip vont fortement dissuader les producteurs de se lancer dans ce type de production. Ne pourrait-on pas imaginer qu’une partie du Cosip (compte automatique généré par les films actuellement donné au producteur) revienne aux auteurs-réalisateurs – qui sont en fait les seuls à prendre des risques –, leur permettant de monter un nouveau projet ? On pourrait envisager aussi un type de contrat avec les productions qui permettrait de compenser l’insuffisance des salaires par un pourcentage sur les ventes ultérieures.

Je connais beaucoup de réalisateurs, et c’est mon cas, qui ont fait – dans le cadre du câble – des films singuliers, des films sur lesquels ils se sont donné la liberté d’explorer de nouvelles écritures. Cela peut paraître bizarre de continuer à défendre un circuit aussi serré sur le plan financier, mais je pense que réellement les contraintes programmatiques des chaînes sont si importantes qu’il est nécessaire que ces films d’auteur puissent continuer à se faire.

Si ce système n’est plus viable, le résultat risque d’être de formater encore plus le documentaire. Tous les projets vont devoir rentrer dans les quelques cases qui existent sur les chaînes nationales, et cela veut dire qu’il y a plein de projets qui ne vont pas y entrer. Du point de vue des auteurs, on sait qu’un 52 minutes met entre un et deux ans à se faire. Pour un auteur-réalisateur, tenir pendant deux ans avec deux, trois projets au maximum sur lesquels on lui demande de repérer, de ré-écrire le plus souvent à ses frais, me semble extrêmement difficile.

Un certain nombre de réalisateurs avec ce système câble ont été extrêmement peu payés, sous-payés. Là, je parle de réalisateurs confirmés, aussi bien que de jeunes réalisateurs.

La plupart ont pu « tenir » seulement parce que le système Assedic était lié au statut et pas au salaire reçu. En fait, au statut de réalisateur correspondait une indemnité qui permettait d’être payé si on avait fait 507 heures de travail déclarées. C’est comme ça que beaucoup de gens ont réussi, en vivant modestement, à faire « leurs » films dans le système câble. C’est un système qui n’est plus viable puisque actuellement, avec la modification Assedic, c’est suivant le salaire réel que l’allocation chômage est accordée. Le salaire dans ce type de film étant largement en dessous du salaire normal, je dirais le quart du salaire syndical pour un 52 minutes, tous ces réalisateurs se trouvent au salaire réel et ont perdu environ 50 % de leurs Assedic. Le résultat, c’est qu’ils vont être obligés de regagner le circuit officiel très rapidement, d’essayer de monter leurs projets dans le circuit des chaînes nationales, ou d’avoir un autre métier, ou de proposer des commandes, ou bien encore, comme on m’a conseillé, d’avoir une dizaine de projets dehors à tout moment, dont certains seraient des commandes, d’autres alimentaires, semi-alimentaires, un projet personnel de temps en temps, etc. L’idée, c’est qu’il faut se vendre comme réalisateur, ne pas être seulement auteur-réalisateur, mais se proposer comme réalisateur prêt à tout faire comme dans le vieux système ORTF, sauf qu’on n’a plus les avantages de l’ancien système ORTF – salaire régulier, sécurité de l’emploi, etc. – on est free-lance et extrêmement précarisé.

Ce n’est pas exactement comme ça que j’avais vu ce métier. Peut-être avions-nous en France une situation un peu particulière, un peu privilégiée – certainement par rapport au reste de l’Europe. On défendait des projets parce qu’on y croyait, on pensait avoir quelque chose à dire filmiquement sur certains sujets, et je pense que c’est cela qui change.

En même temps, actuellement, il me semble que si une vraie réflexion était menée – pour repenser le système de financement des films pour le câble et les chaînes thématiques – par des responsables de chaînes prêts à se lancer dans une véritable politique d’auteurs, il y aurait une formidable chance pour le documentaire de création.

La diffusion

Ces films « câbles » devraient pouvoir toucher un public plus large. Ce sont des films qui, parce qu’ils ont souvent une diffusion confidentielle, ont ensuite tendance à « dormir ». Ils ne sont pas portés par les productions, qui sont en général de petites structures avec peu d’argent. Souvent, les auteurs arrivent à la fin de la réalisation épuisés, et donc ont du mal à s’occuper de leur diffusion. Il y aurait un vrai travail de distribution et de revalorisation autour de ces films qui n’ont pas encore trouvé leur place.

Je pense qu’il faudrait un créneau hebdomadaire d’une heure sur une chaîne nationale, même tardive, pour tous ces films inédits. Un peu comme l’émission « La Lucarne » sur Arte, ou « La 25e heure » sur France 2…

Ce que je fais actuellement ? Je suis sur un film dont je ne peux pas encore parler, un film sur lequel j’investis encore énormément de temps et d’énergie, un film qui me tient à cœur…

Propos recueillis le 19 août 1999 à Lussas et mis en forme par Michael Hoare


  • Boxe le sort
    1995 | France | 45’ | Vidéo
    Réalisation : Sarah Benillouche
  • Celui qui raconte – Portrait de Michel Boujenah
    1998 | France | 50’ | Vidéo
    Réalisation : Sarah Benillouche
  • L’Autre Sérénade
    1998 | France | 54’ | Vidéo
    Réalisation : Sarah Benillouche
  • On est pas des bêtes
    1996 | France | 48’ | Vidéo
    Réalisation : Sarah Benillouche

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