Maryse Borettaz
« L’amour ce n’est sale que lorsque c’est bien fait. », Woody Allen 1
Pureté du corps biologique et pureté du corps social, pureté de artiste, pureté de la démarche artistique : objet des deux films phares de la manifestation, Une mort programmée et Leni Riefenstahl, le pouvoir des images (projetés en salles du centre-ville les deux soirs des rencontres), la pureté fut à Toulouse au goût du jour durant trois jours, lors du colloque organisé par le CLÉMI 2 autour du thème Documentaires et images du corps. En corollaire, l’impureté du signe. Ce fut ici le voile islamique, dans le lycée excentré accueillant les débats, et fut projeté le film de Yousry Nasrallah À propos des garçons, des filles et du voile.
La pureté donc, un peu, beaucoup, rarement pas du tout. Au retour même le ciel s’en mêle, si limpide et si bleu, le ciel sous lequel je rentre. Presque j’oublie la désagréable impression. Mais le Ciel ne se confond pas à l’azur, le rappel à l’ordre est brutal. Dans le journal du week-end, retour à la pureté des origines, 1996 sera l’année Clovis ! Le baptême fondement de la nation, le Ministère de la Culture inaugure. Avec ou sans Jean-Paul Goude ? Le coup d’envoi sera de Le Pen en tout cas, à la Mutualité qui plus est. Entre Église et République, s’affiche le Front national. Dixit un certain Bernard Antony, présenté comme responsable des actions culturelles auprès de Le Pen : « La substance spirituelle, intellectuelle et morale, mais aussi biologique de notre pays, s’en va. La France est diminuée, envahie, occupée, avilie. » Appel, pour la sauver, à la « résistance nationale et chrétienne » puisqu’« une efficace subversion religieuse, culturelle et morale a progressivement déchristianisé le pays, déformé l’Histoire, occulté sa mémoire, annihile ses défenses immunitaires. »
La substance biologique du pays, c’est-à-dire l’équilibre naturel du corps social, mis à mal par la subversion religieuse et morale, en clair l’Islam et l’homosexualité masculine. Le discours est explicite, qui associe sida et homosexualité, homosexualité et dépravation des mœurs. Le sida, punition divine d’un corps social trop complaisant à l’égard de ses éléments malsains. L’Arabe et l’homosexuel par qui le Malin nous arrive. Le voile et le sida comme figure fantasmée de l’autre.
Retour donc à la case départ, et à l’anthropomorphisme dont il fut aussi question à Toulouse, comme ici avec le corps de la France.
Dans leur film Une mort programmée 3, Peter Friedman et Jean-François Brunet ont choisi, pour en faire entendre le fonctionnement, de prêter aux cellules de l’organisme les qualités de l’être humain. Les quelques extraits du film introduisant le débat avec les réalisateurs nous suffirent à mesurer ce que le procédé peut avoir de pervers quand il s’agit comme ici d’appréhender l’individu dans sa structure biologique. Le parallèle est en permanence établi entre ce qui est présenté comme véritable société des cellules et la société des hommes, par la mise en regard constante des représentations de l’une et de l’autre, des déplacements et des agissements de leurs individus respectifs, et de cela qui les régit. Ponctué des explications de plusieurs biologistes, le dispositif soutient le film sur toute sa durée. Et c’est bien ce qui fait problème, au-delà la lassitude vite engendrée. La répétition mécanique du dispositif, opérant à l’infini, joue en preuve d’une répétition mécanique, à l’infini, de nos comportements individuels et collectifs. Ainsi, via la démonstration sous-jacente d’un comportement programme de la société et de l’homme, glissons-nous très vite de la mort programmée de la cellule à la mort programmée du sujet.
Ici, le parti d’attribuer aux cellules le langage – autrement dit, d’inscrire la cellule non plus dans la nature mais dans la culture ; ou de fondre encore nature et culture – opère de façon majeure. Car en prêtant aux cellules, unités fondamentales de tout organisme vivant, les propriétés qui me distinguent de tous les autres êtres vivants, le procédé me retire cela même qui fonde mon appartenance à l’espèce humaine. Dans cette mise en scène-là non plus de l’organisme mais de l’être, je n’ai plus de visage et l’autre n’a plus de visage. L’espace inviolable disparaît. Et disparaissent avec lui les corps, anéantis par la mécanique parfaite. Suicide-toi pour que le corps sain puisse vivre, et la cellule mauvaise se détruit. Ainsi purifié le corps est sauf, mais là c’est du corps social qu’il s’agit, derrière lequel le point de vue laisse entrevoir le corps du chef.
Deux autres partis pris contribuent à boucler la boucle, celui du rire et celui du rejet de tout vocabulaire scientifique. Le rire, l’été dernier à Lussas, nous nous demandions avec Michael Hoare de quel côté nous plaçait celui que déclenchait le film de Raymond Depardon Faits divers, et sur le dos de qui alors nous riions. Dans Une mort programmée, il fonctionne à l’identique. Inscrivant d’emblée, dès le générique, le spectateur dans la connivence – comme le font les animateurs de bon nombre de programmes télévisés – le rire ici travaille contre le citoyen que je suis, tendant à me faire approuver la démonstration d’une organisation sociale autorégulée. Le rire ici, aliénation du spectateur.
Quant au nivellement du vocabulaire, il pose l’éternelle question de l’endroit d’où ça parle. Ainsi lavée de toute spécificité, de tout caractère, lisse, uniformisée, la parole est dans ce film celle de personne et de tous, anonyme et parole de vérité, qui impose le discours consensuel du tout biologique. Il fut heureux, sur ce point-là particulièrement, qu’à la tribune se trouvât, une fois n’est pas coutume, une psychanalyste, Marie Balmary, pour rappeler la part du symbolique également constitutive de l’être humain.
Film primé par la profession et internationalement diffusé, son succès interroge. Si ce succès permet assurément de vérifier l’intérêt – plus important que ne le dit l’audimat – porté au savoir et à la connaissance, et du rôle en cet endroit du cinéma, il semble attester encore d’un désir collectif d’identification, né d’une société en mal de représentation – et cela l’audimat nous le dit plus justement (le succès des psy-shows par exemple). C’est bien ici qu’il y a leurre. La vision totalitaire du corps social que le film nous offre en réponse, et que sous-tend le mythe d’une nature purificatrice, fait écho à l’idéologie sécuritaire qui ne cesse de s’affirmer en même temps que grandit le besoin d’une réinscription des origines.
Cette idéologie, on la vit à l’œuvre dans le débat qui succéda à celui-là. Débat sur le port du voile islamique, à partir du film de Yousry Nasrallah À propos des garçons, des filles et du voile 4, et en présence du réalisateur. Du film même, il ne fut jamais question. Son sujet suffit à faire prendre feu à la salle. 5
Pourtant son objet était tout autre qu’une appréhension binaire de la question, à laquelle s’obstinèrent les interventions de la salle. Yousry Nasrallah eut beau expliquer que par-delà sa propre dénonciation du phénomène, il lui était apparu plus pertinent de comprendre à quelle demande le port du voile répondait et dans quel contexte politique et social il réapparaissait aujourd’hui en Égypte, rien n’y fit. Et point non plus le fait que souligna pourtant le réalisateur à plusieurs reprises, que le port du voile n’avait pas, dans son pays, était dicté par les intégristes islamistes.
Comme à chaque fois sur le sujet, la diabolisation fit son travail. Et l’on n’échappa point aux sempiternels amalgames géographiques et historiques, culturels et sociaux, que semble devoir immanquablement susciter chez nous l’évocation des pays situés de ce côté-là de la Méditerranée. Quant à analyser ce que le voile nous fait de ce côté-ci, le questionnement fut entendu comme une approbation de l’excision (dont nul jusqu’ici n’avait parlé). L’échange effectif eut lieu à la tribune, entre Yousry Nasrallah et Marie Balmary, sur fond d’affect, de sexualité et de social, et après un rappel bienvenu de la situation égyptienne, qui conclut à la nécessaire distance pour envisager l’autre. Ainsi, quelques secondes, fut-il question de cinéma.
Concluant le colloque, cette dernière discussion renvoyait à la question explorée le premier jour : Images du corps et propagande, qu’introduisit un extrait du film de Ray Müller Leni Riefenstahl, le pouvoir des images. 6
Le travail de Ray Müller dans ce film est en permanence équivoque, jusque dans l’énoncé du titre. La ligne de démarcation y est toujours difficile à cerner, entre faiblesse de réalisation, fascination du sujet et ambiguïté du point de vue. Ce qui apparaît le plus clairement est le manque de rigueur du dispositif, qui place le réalisateur sous la coupe du personnage. Inversion des rôles donc, c’est Leni Riefenstahl qui met en scène son personnage, tissant la toile où elle placera le plus souvent Ray Müller dans l’obligation de la questionner à partir de l’endroit précis où elle-même entend dresser son portrait.
Comme il fut souligné lors d’un premier débat, les seuls plans où le film prend épaisseur et dimension sont ceux où Ray Müller poste Leni Riefenstahl à son banc de montage, face aux images du Triomphe de la volonté et des Dieux du stade qu’elle tourna en 1934 et 1936, et qu’elle fait défiler à l’envi sur l’écran.
Mais l’écran est miroir magique, où la réalisatrice se mire. Corps des guerriers valeureux, corps d’athlètes, corps puissants des conquérants. Dans le corps mâle de l’Empire sur l’écran réincarné, Miroir, Miroir, dis-moi qui est la plus belle, Leni Riefenstahl retombe dans l’enfance du troisième Reich, retrouve l’éternelle jeunesse. La jouissance la fait s’oublier. Transportée dans ce temps où elle fut parmi les dieux, la vieille dame tombe le masque de ses dix-huit liftings 7. Et dans ce temps-là ne ment plus.
Elle apparaît celle qu’elle est, la grande amoureuse des corps sains et robustes, sangles, bottés, casqués, ou quasi nus dans le soleil de l’Olympe, derrière lesquels se profilent en négatif le visage au nez crochu, la bouche lippue, le regard cupide et la main rapiat, le corps malingre et puant. Elle apparaît celle qu’elle est, toute au plaisir de ces éphèbes qu’elle contribua, par le pouvoir de ses images, à ériger en modèle d’un corps social faisant corps avec son Führer, purifié, débarrassé de ses Juifs et de quelques autres. Elle apparaît celle qu’elle est, et de fait démontre qu’ailleurs elle nous ment tout le temps.
Le film aurait pu s’ancrer là, où quelque chose se passe, où Leni Riefenstahl se révèle si pareille à ses images, pareillement kitsch et pareillement obscène. Quand elle chantonne la marche nazie, en rythmant des doigts la cadence du pas de l’oie exécuté sur l’écran, elle prend posture de petite fille. Et prend langage de petite fille quand elle explique qu’elle pouvait tourner avec sa caméra autour d’Hitler parce que, dira-t-elle, cela ne dérangeait pas le Führer que l’on gambade autour de lui. Ici la réalisatrice rejoint l’imagerie de bazar dont elle use pour inscrire le corps du maître à travers les corps des grands. Les grands comme disent les enfants et comme ils se les représentent, magnifiques et tout-puissants. Dans cette représentation du corps que livre Leni Riefenstahl, s’incarne le paradis perdu. Alors on croit saisir pourquoi dans son indignité la vieille dame parcourra l’Afrique jusqu’à retrouver, en nature, les corps qu’elle découvrit au hasard d’un album, et qui la fascinèrent. Le nègre, objet plastique et naturel. Aryen ou nouba, l’autre n’existe pas dans ses films. Dans l’objectif de la caméra de Leni Riefenstahl, nul n’existe en tant que sujet.
On mesure combien fonctionne ce dispositif confrontant Leni Riefenstahl à ses films, et l’on regrette que Ray Müller ne s’en soit pas mieux saisi. On pense à la gravité de l’entreprise, qui aurait dû imposer toutes les exigences. On pense à la beauté du film de Syberberg, Winifred Wagner, à sa grandeur y compris dans l’ambiguïté de la relation que tisse au cours du film le cinéaste. Il semble qu’à la différence de Syberberg, Ray Müller n’ait pas porté d’intérêt véritable au personnage de son film.
La complaisance dont il fait preuve à l’égard de Leni Riefenstahl et ses tentatives, tout à la fois, de ridiculiser celle-ci par des truchements grotesques, donnent à penser que Ray Müller a balancé tout au long de la réalisation de son film entre fascination et rejet du personnage. Rien n’a lieu puisque rien ne peut avoir lieu, la mise en scène de la parole ne pouvant se fonder dans le rejet ni la fascination. Le réalisateur ne tenant pas sa place empêche au spectateur la sienne.
Le plan est insupportable où la foule en liesse acclame dans le stade le Führer que Leni Riefenstahl devient le temps de l’artifice, comme est insupportable l’opinion que Ray Müller nous livre d’elle, dans un commentaire en voix off, plaqué sur une mise en scène romantique de la réalisatrice donnant du personnage un sentiment de grandeur et de solitude, et par lequel il nous explique que si Leni Riefenstahl a payé cher d’avoir servi le régime nazi, d’autres qu’elle, plus impliqués, n’ont pas eu à rendre de comptes. Leni Riefenstahl cristalliserait, dit Ray Müller, la mauvaise conscience du peuple allemand
En comparant l’engagement de Leni Riefenstahl – que celle-ci au demeurant ne reconnaîtra jamais, à aucun moment du film – à d’autres plus affirmés à ses yeux, Ray Müller minimise le sens et la portée d’une telle implication dans la propagande nazie. Nous ne sommes plus très loin de l’argumentation de Leni Riefenstahl, basée sur l’irresponsabilité politique de l’artiste.
Outre qu’ainsi il contredit l’affirmation qui fonde son film, le pouvoir des images, il conforte aussi celle des limites de la responsabilité individuelle, en rappelant que Leni Riefenstahl fut une parmi beaucoup d’autres. Mais en faisant encore de Leni Riefenstahl le bouc émissaire d’un peuple dont elle aurait endossé la culpabilité, Ray Müller fait d’elle une victime. Une victime du peuple allemand, dans cette histoire-là du peuple allemand. Le discours devient lors absolument intenable, qui gomme qu’elle fut du côté des bourreaux, et dépossède les victimes. Il y a du reste quelque ironie, bien noire certes, dans ce renversement d’image qui inscrit le corps de Leni Riefenstahl parmi ceux des déportés, si peu esthétiques se plaindra-t-elle à Ray Müller.
Leni Riefenstahl, le pouvoir des images, mais de quelles images réellement s’agit-il ? Et du pouvoir de qui sur qui ?
Le film est bien jusque dans son titre équivoque, dont la virgule, qui fonde la qualité au nom, paraît seule s’inscrire en juste place, entre fascisme et fascination.
- J’emprunte la citation à Francis Marmande, qui lui-même la choisit en exergue d’un texte titré Fin de partie (bis) et répétition générale, et sous-titré La pureté des cimes, qu’il signa dans le numéro 24 de la revue Lignes consacré à Limpur, limpropre (Lignes, Editions Hazan, 35, rue de Seine 75006 Paris).
- Centre de liaison de l’enseignement et des moyens d’information de Toulouse (Tél. : 62 13 10 19).
- 1995 – 75 mn. Production Les Films du Bouc, Strange Attractions / Salammbo
- 1995 – 73 mn. Production Misr international films, Ognon pictures, La Sept-Arte.
- À propos de la circulaire Bayrou, renvoi à l’article de Jean-Jacques Delfour, paru dans Libération le 20/10/94, dont ce court extrait interroge le refus de la salle de l’analyse du signe : « Donc ou bien l’École est l’École et alors elle a pour mission de penser l’usage des signes ; ou bien elle doit reproduire dans l’ordre des signes le contrôle et la répression s’exerçant ailleurs, dans le reste de la société, et alors elle n’est plus l’Ecole de la République mais un sous-département du ministère de l’Intérieur, voire une annexe du ministère de la Communication. C’est grave car cela implique que l’espace clef dans l’école, aux yeux de son ministre, est celui des signes. L’éducation ne consiste-t-elle pas à prendre du recul face aux signes, de la distance, n’est-elle pas la promotion d’une relation herméneutique aux signes ?»
- 1992 – 182 mn. Production Prod Oméga film, Nomad film, Channel 4, Arte.
- Je reprends ici l’information dans le même esprit que lors du débat François Niney la souligna, qui s’interrogeait sur la correspondance qui pourrait être établie entre l’exaltation des corps jeunes et virils, à l’œuvre dans les mises en scène fascisantes, et le refus de la perte, en particulier celle de l’enfance.
Publiée dans La Revue Documentaires n°12 – Entre texte et image (page 118, 3e trimestre 1996)