À Claudie Jouandon
Elle nous disait « Laisse la porte ouverte ! ». Elle attendait du monde et, en effet, nous étions nombreux à nous croiser pendant ses longs séjours dans les différents hôpitaux de Paris. Pour certains, nous nous connaissions déjà de par nos activités dans le cinéma documentaire. Mais pour d’autres, appartenant à divers cercles de famille et d’amis, c’était la première fois que nous nous rencontrions. Dans sa chambre d’hôpital transformée en salon impromptu, Claudie nous présentait les uns aux autres et nous révélait ce que nous pouvions avoir en commun.
Bien que ses amis ne se connaissaient pas encore, nous avions déjà entendu parlé les uns des autres. Claudie était une conteuse de grand talent. Dans son récit familial, il y avait de véritables personnages de roman, des histoires d’amour qui défiaient les familles ou les classes sociales.
Et il y avait la dimension politique : selon elle, son passage aux Éclaireurs de France — scoutisme laïque où des jeunes construisaient leur projet au sein d’un espace sans adulte — avait été une expérience d’autogestion marquante.
Elle aimait l’école, y compris les mathématiques et les sciences, et prétendait qu’un prof de littérature lui avait « gâché sa vie » en lui faisant découvrir cette matière qui est devenue sa passion et en la détournant des sciences exactes (« Ma vie aurait été bien plus simple », affirmait-elle).
Ainsi racontait-elle sa propre découverte des auteurs classiques et modernes et le plaisir qu’elle avait éprouvé à les faire découvrir à ses élèves plus tard. Comme disait une amie justement rencontrée à l’hôpital, « Claudie avait toujours des idées originales sur la façon d’enseigner tout un tas de matières aux jeunes et aux moins jeunes. C’était vraiment une enseignante-née qui savait intéresser les ados à la littérature et on sait comme c’est difficile ».
En effet, Claudie racontait avec délectation la période où elle enseignait le français au lycée. Et par la suite, elle garda le contact avec d’anciens élèves, de même qu’elle resta amie avec des patients dans un centre d’aide psychologique où elle avait travaillé après ses études de psychologie. Là aussi, sa démarche attentionnée et sa qualité d’écoute avaient réussi avec des patients en crise.
Une autre période de sa vie dont elle parlait avec fierté était celle du théâtre, parfois lié aux méthodes expérimentales avec les personnes en difficulté. Des « recherches révolutionnaires », disait-elle. Elle voyait dans le cinéma documentaire une poursuite de cette réflexion et de son engagement.
Puis elle effectua un retour vers les sciences, travaillant huit ans comme secrétaire de rédaction aux éditions du Collège de France, à la revue Biochimie, jusqu’à sa vente à un éditeur étranger. C’est au cours de cette période qu’elle rejoignit la structure de production associative La Cathode et La Revue Documentaires, s’impliquant dans les rencontres et les programmations du cinéma engagé.
Pendant ces longs mois où nous nous sommes côtoyés autour de notre amie commune, nous avons pu partager notre vécu et notre affection pour elle. Nos différentes expériences ont confirmé à quel point, ouverte et curieuse d’esprit, passionnée par tant de domaines, elle stimulait et encourageait les uns et les autres.
Intelligente, érudite, communicative, elle parlait facilement à tout le monde et facilitait les contacts entre les gens. Nombre de réalisateurs ou d’organisateurs de rencontres ont pu apprécier ses prises de parole lors de débats ! Ses questions mettaient les films ou les autres interventions en valeur, relançaient la réflexion et l’échange. Et que ce soit en petite équipe ou au sein d’un groupe plus large, elle soutenait les propositions, œuvrait à trouver des formulations en commun et des fonctionnements démocratiques. Authentiquement désintéressée, elle était disponible et généreuse de son temps et de son énergie qu’il s’agisse d’une lutte politique ou de la solidarité envers ceux qui en avaient besoin.
Dernièrement au Cinéma du réel, en écoutant Jean Rouch dans Mammy Water, j’ai entendu le reproche des survivants envers la défunte : « Maintenant tu es partie, tu nous laisses tout seuls avec nos soucis. » et pensé qu’il pourrait être aussi le nôtre.
Et puis je me souviens d’un bel éloge à ses obsèques : « Claudie a trop existé pour cesser de le faire… » Et cela aussi me semble vrai. Son exemple d’intégrité, de générosité, de sensibilité et de courage restera. Claudie ne nous quittera pas.
Publiée dans La Revue Documentaires n°28 – Disparition(s) (page 191, Mai 2017)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.028.0191, accès libre)