Gérard Leblanc
Le spectateur fait l’objet de multiples scénarisations qui prétendent toutes savoir ce qu’il est et ce qu’il désire. Chaque groupe d’intérêts / construit ainsi un spectateur à sa propre image et s’efforce de faire en sorte que le spectateur réel s’y ajuste. Il est vrai que le spectateur scénarisé n’est jamais entièrement imaginaire. Il est produit socialement et la société cherche à le reproduire pour se reproduire elle-même. Il existe avant même qu’il ait eu à manifester son existence. Ce spectateur-là revêt alors la figure impersonnelle du marché. Il a déjà vu le « nouveau » film qu’on lui propose de voir, on peut anticiper ses réactions en s’appuyant sur des schémas comportementaux pré-construits. Mais aucun spectateur réel n’est réductible au marché.
Le scénario dominant procède de mécanismes élémentaires qui s’enracinent dans l’organisation de la vie sociale. Évasion est le maître-mot. Il s’agit tout autant de s’évader de la réalité que de la relation que l’on entretient avec elle — certaines enquêtes qualitatives du Centre National du Cinéma évoquent un double mouvement, celui d’évasion — invasion : on ne s’évade jamais de la réalité que si le film parvient à vous envahir.
On ne peut considérer la question du spectateur indépendamment de la fonction sociale du cinéma. Si l’immense majorité des films propose des représentations conformes à la reproduction du désordre existant, la première de ces représentations leur est externe. Elle a trait à la programmation sociale du désir de cinéma. Avant d’interroger le rapport du spectateur à tel ou tel film particulier, il est nécessaire d’interroger celui qu’il entretient avec le cinéma. Que peut-on attendre, espérer, des moments de cinéma que la vie nous ménage ? Le scénario dominant sollicite le désir d’évasion, et ce désir est d’autant plus puissant qu’il répond en premier lieu à un besoin physiologique : se libérer des tensions de toutes sortes, quitte à en rencontrer d’autres dans des mondes imaginaires, déconnectés du réel.
Changer la programmation sociale du désir de cinéma suppose une action externe au film, et d’abord qu’il soit possible d’agir sur la réalité du besoin qui la fonde. Seul le passage du mode exclusif (où le rapport travail/loisir est vécu de façon antagoniste, et il en est encore ainsi pour la majorité d’entre nous) au mode inclusif (où les deux temps interagissent de façon positive et productive) est susceptible de permettre un changement qualitatif de la programmation sociale du désir de cinéma. Mais il ne s’agit pas là d’un déterminisme qui ne laisserait aucune possibilité de choix au spectateur. Comme l’être social dont il est l’une des composantes, le spectateur vit sous le régime de la contradiction. Il aspire à la fois à s’évader de la réalité et à la transformer. Il est à la recherche de plaisirs de substitution et ne se résigne jamais tout à fait à ce que la vie ne lui procure pas davantage de satisfactions. Le désir de cinéma fluctue entre ces deux pôles et si le pôle évasion est en position dominante, le pôle transformation n’est jamais totalement absent de l’horizon d’attente du spectateur réel.
Si le spectateur, dans son désir de cinéma, est programmé par la société, il l’est également par le film. Les deux programmations ne se confondent pas, ne sont pas substituables l’une à l’autre, mais le film peut contribuer à changer la position du spectateur dans la société par la place qu’il lui propose d’occuper dans le film.
Tout film construit un spectateur fictif à la recherche d’un spectateur réel, et il existe toujours un écart entre les deux. La diffusion permet d’évaluer, sinon de mesurer, cet écart ou plutôt ces écarts, car il y a autant de films que de spectateurs.
Un film n’est généralement vu qu’une fois. Aucun de ses spectateurs occasionnels ne le perçoit tel qu’il se présente matériellement à lui (il faut pour cela substituer une autre temporalité au temps continu de sa projection, celle, nécessairement discontinue, de son analyse). Il en imagine un autre à partir de celui qui lui est montré. Non pour s’imposer à lui, ni pour le remplacer, mais parce qu’il ne peut pas faire autrement. Il projette sur le film son vécu recomposé et le film entre dans une scénarisation dont la vie, hors film, du spectateur constitue le sujet toujours recommencé.
En ce sens, le spectateur est aussi éloigné du film réel que le cinéaste l’est du spectateur réel — qu’il ne connaît pas et dont il espère qu’il correspondra à la représentation qu’il s’en fait. Il arrive pourtant qu’une rencontre se produise entre ces deux fictions et que des éclats de réel, générés par le film, surgissent de cette rencontre. Le spectateur réel fusionne alors avec le spectateur fictif, ne serait-ce que par instants.
Le spectateur assiste au spectacle du film, tout en le reconstruisant pour son propre compte : c’est l’évidence, le sens commun. Il faut pourtant effectuer la trajectoire inverse pour comprendre ce qui se joue du film dans sa réception. Tout film regarde son spectateur à travers la place qu’il lui propose d’occuper et, pour s’impliquer dans un film, le spectateur réel ne peut être indifférent à l’hypothèse de spectateur qui est celle du cinéaste. Il doit accepter la place qui lui est offerte et qui peut varier au cours du même film : la position réflexive, celle de l’observateur et du témoin, la position contemplative, participante ou militante.
Mais il est des façons bien différentes, pour un film, de regarder son spectateur. La plus répandue consiste à résorber l’écart entre spectateur fictif et spectateur réel dans l’ordre de la reconnaissance. Le spectateur n’a plus qu’à se laisser glisser dans des rôles, des actions, des situations qui lui sont familières — ou bien, à l’opposé, qui lui sont extérieures et qui excitent sa curiosité indépendamment de toute implication personnelle. Le spectateur adhère alors au film car il lui permet de se retrouver tel qu’il s’éprouve, se représente, se rêve autre qu’il n’est — une sitcom, où un spectateur reconnaît des éléments de sa vie ordinaire et un film hollywoodien standard, où un spectateur ne reconnaît rien de sa vie ordinaire, mais aspire à la reconnaître, procèdent fondamentalement de la même démarche. Le spectateur adhère spontanément au film car il n’a pour cela aucun effort à faire, aucune transformation à opérer sur lui-même. Confirmé dans ses repères, il est dans le film comme chez lui.
Dans le cinéma d’auteur, le cinéaste tend à construire un spectateur fictif à sa propre image et à nouer une relation spéculaire avec lui. Il en va de même du spectateur réel dans son entreprise de reconstruction du film. Il tente, de son côté, d’adapter le film à son identité — qu’il voudrait conserver telle quelle –, à ses présupposés, à ses désirs, à sa culture, à l’horizon d’attente qui est le sien au moment où il le voit. Au terme de la projection, rien n’a changé chez le spectateur, sinon qu’il a vu un film de plus et qu’il s’en est, dans le meilleur des cas, culturellement « enrichi ».
S’il arrive qu’un film regarde autrement le spectateur réel, et lui renvoie une image où il lui est difficile de se reconnaître d’emblée, c’est d’abord parce que le cinéaste a pensé le spectateur fictif sur de toutes autres bases et que lui-même a accepté de s’exposer. Les deux mouvements sont intimement et indissolublement liés. Le spectateur fictif n’est plus, pour le cinéaste, une construction institutionnelle visant à séduire le spectateur réel, d’après ce que l’on sait des satisfactions qu’il va chercher au cinéma. Il n’est pas non plus la projection du cinéaste, son double, son interlocuteur complaisant. Le film regarde le spectateur réel en ce point où le cinéaste se sent regardé par ce qu’il filme. C’est quand le cinéaste pose la question du spectateur fictif en termes d’altérité (et non de ressemblance ou de stéréotypes), quand la place qu’il occupe en tant que cinéaste devient un objet de questionnement, que le film peut diriger un regard différent vers le spectateur réel et instaurer un écart productif avec lui.
Le film regarde le spectateur réel en ce point où le cinéaste se sent regardé par ce qu’il filme. Ce regard prend souvent la forme d’une interpellation, qu’elle soit directe ou indirecte, explicite ou implicite. Un réseau d’interpellations se met en place et fonctionne dans toutes les directions. Le cinéaste regarde celui qu’il filme et il est regardé par lui. Le spectateur réel regarde celui qui est filmé et il est regardé par lui. Le cinéaste regarde le spectateur réel et il est regardé par lui… Nul ne peut regarder l’autre sans être lui-même regardé. Les frontières se brouillent et se déplacent entre celui qui filme, celui qui est filmé et celui qui regarde le film. Il n’y a plus de complicité possible entre le cinéaste et le spectateur réel à travers la construction d’un personnage idéal qui les préserverait l’un et l’autre d’une remise en question. L’unité du couple est menacée par la mise en crise du spectateur fictif. Encore moins cette unité peut-elle s’édifier sur la constitution de celui qui est filmé en objet de spectacle.
En fait, c’est la possibilité même de constituer un spectateur fictif qui est interdite. La relation spéculaire se voit, sinon empêchée, du moins fortement perturbée. Cinéaste et spectateur ne peuvent plus se projeter dans un autre qui leur ressemble et, n’ayant plus la possibilité de fuir leur réalité dans le spectacle, sans aucune échappatoire possible, sont renvoyés au travail qu’ils ont à opérer sur eux-mêmes pour exister à l’intérieur du film. Le plaisir filmique est ici indissociable des effets de l’interaction qui se produit à partir de l’entre-croisement des regards.
C’est certainement dans la démarche documentaire que la position du spectateur fictif est la plus aisément déstabilisable. La personne filmée appartient à la réalité, même si elle joue un rôle au même titre qu’un acteur de fiction, à cette différence près que le comportement d’un acteur de fiction est programmé par la scénarisation, la mise en scène et, précisément, la direction d’acteur. L’acteur d’un film documentaire peut refuser de se laisser constituer en objet de spectacle et interdire au cinéaste, comme au spectateur réel, de porter sur lui un regard à leur convenance. La caméra n’est plus alors le représentant du spectateur réel ni l’instrument docile du cinéaste. Sa place et sa fonction sont interrogées comme éléments d’un dispositif cinématographique et social où rien ne va plus de soi.
Mais le cinéaste peut refuser l’interpellation ou la censurer. Aussi bien la mise en crise du spectateur fictif procède-t-elle avant tout de l’exigence du cinéaste qui, au besoin, la provoque chez la personne filmée. Il s’agit dans tous les cas de figure de se confronter à la résistance du réel et de faire un film qui soit à la mesure de ce qu’on filme qui, dès lors, comporte nécessairement une part d’inconnu et d’indétermination. L’exigence dont il est ici question consiste, pour le cinéaste, à accepter de ne plus se reconnaître dans ce qu’il filme et, pour le spectateur, à accepter de ne plus se reconnaître dans le spectacle. Cinéaste et spectateur s’ouvrent alors à une altérité réelle, où rien n’est joué d’avance. C’est accepter à la fois que l’autre ne soit pas identique à soi et accepter de découvrir un autre en soi.
Jusqu’à quel point le cinéaste et le spectateur peuvent-ils acquiescer à la contestation de leurs positions respectives ? Jusqu’à quel point peuvent-ils accepter de se reconstruire dans la différence avec l’autre ? Jusqu’à quel point un film peut-il participer à la refonte, à la transformation des subjectivités ?
Ces questions recoupent un enjeu de société parmi les plus importants aujourd’hui. La dualité du même et de l’autre est menacée par l’émergence d’une multitude d’identités groupales ou tribales à la recherche d’un moi homogène, où l’autre n’existe plus que dans la reproduction et la répétition d’un même qui s’apparente à un clonage généralisé.
En prenant le risque de fonder la posture spectatorielle sur la recherche de l’altérité — de l’autre et de soi, un certain nombre de films ouvrent le cinéma à l’hétérogène et au métissage.
Publiée dans La Revue Documentaires n°13 – La formation du regard (page 34, 1997)
