Note sur le film de Gérard Raynal
Michael Hoare
Les films sur l’histoire nous ont habitué à trois modes narratifs, trois manières d’utiliser les images pour raconter une suite d’événements passés.
Le plus ancien, mais aussi le plus trouble par les questions qu’il ne cesse de poser, est le film d’archives. Dès son adolescence, le cinéma a produit des documentaires s’appuyant sur la cinématographie précédente, remonté des bobines muettes tournées lors d’événements passés, ou lors de tournages d’événements passés, reconstitués précisément pour les raconter. Difficile de distinguer les uns des autres.
Combien de films sur la révolution russe ont utilisé les images d’Octobre ou La Grève comme si c’étaient des archives authentiques. Dès le départ, se pose la question du statut des documents en eux-mêmes, de leur signification, pour les personnes qui les ont tournés, pour leurs publics originaux, aussi bien que pour le cinéaste qui les réutilise, qui se les réapproprie à ses propres fins.
Malheureusement, une longue et coriace tradition, qui s’étend jusqu’au documentaire historique télévisuel actuel, fait l’impasse sur ces questions pour se contenter d’utiliser d’anciennes images pour confirmer ce que la narration nous dit qu’elles veulent dire. En fait, elles fonctionnent trop souvent comme simples garants de plausibilité, de vraisemblance à défaut de preuves à des paroles énoncées par le commentateur invisible, si ce n’est comme simple illustration destinée à garder l’œil distraitement amusé tandis que l’oreille s’imprègne, toute attention critique endormie, une interprétation historiographique le plus souvent incomplète et contestable.
Comme le message et le sens sont transmis par les paroles de la narration, les documents sonorisés résistent mieux, peut-être, à une utilisation immédiatement manipulatrice de l’image. Une image d’un cadavre est une image d’un cadavre et, pourvu qu’elle soit vieillie et le grain visible, il est difficile de distinguer entre un cadavre français, tchèque, russe ou américain. Un premier ministre belge qui lit une déclaration peut difficilement se faire passer pour autre chose, puisque l’objet filmé parle, se raconte même. Le spectateur a plus d’armes pour distinguer ce que le document dit et ce que la narration du film pourrait en dire.
Deuxième technique discursive probablement en fréquence d’utilisation et d’usure, l’interview du témoin ou l’interview de l’expert. Elle peut être filmée dans un environnement domestique ou professionnel (le visage nous parle de la table de sa cuisine, sur fond de sa bibliothèque ou derrière son bureau) ou sur le terrain, in situ vis-à-vis des événements racontés. Le réalisateur amène l’interviewé à revisiter le site de l’événement dont il témoigne. C’est un des principes de dramatisation des interviews visibles dans le Shoah de Lanzmann. Parfois la mise en situation de l’interview est poussée plus loin, vers une mise-en-scène de l’expérience du témoin. Ainsi dans certains films de Richard Dindo, le réalisateur demande aux témoins d’arpenter les chemins, de retracer leurs pas, voire de refaire les gestes qu’ils faisaient en vivant leur histoire, en la narrant. Ce n’est pas toujours vrai qu’un tel témoignage est plus crédible, voire plus émouvant, que des paroles captées au coin de la table de cuisine. Mais ce qui est certain, c’est que la mise en situation rappelle au spectateur son statut de témoin d’une reconstitution, et donc d’un discours narratif artificiellement provoqué et construit.
Enfin, troisième principe, le tournage actuel sur les lieux du drame passé. Technique discursive là aussi largement développée depuis Shoah, ses prémices étaient là dans Nuit et brouillard de Resnais, si ce n’était que les espaces indiqués par les longs travellings sur les ruines d’Auschwitz étaient largement remplis, voire saturés par le commentaire et la musique. Souvent aujourd’hui, la caméra arpente et quadrille un lieu vide, silencieux, « lourd d’histoire ». Cela peut représenter un paysage, un bâtiment, un mur, c’est en tout cas une interrogation. Car qu’est-ce qui remplit le vide et le silence si ce n’est les cris des morts et la tentative du cinéaste de sonder le sens de l’événement absent de l’écran ?
Gérard Raynal utilise toute la panoplie des techniques de narration filmique à sa disposition pour raconter les mutineries du Chemin des Dames. Il utilise des archives cinématographiques de la Grande Guerre, sans prendre de soin particulier pour nous identifier lieux ou dates. Les experts sur lesquels il s’appuie, le père Courtois et Thierry Bonzon, sont filmés, le premier se baladant de long en large sur la crête du chemin, assis sur les ruines (il est filmé aussi à domicile, lisant, parlant, pensant derrière son bureau), et le second sur les bancs de l’Assemblée Nationale. Les lieux actuels sont évoqués, le Chemin des Dames, une longue route surplombant légèrement des étendues de champs de chaque côté, filmé le plus souvent en noir et blanc, épuré, silencieux, une église en ruines, l’assemblée nationale, vide, comme abandonnée, en couleur elle, ses fauteuils rouge sang.
Enfin les témoins sont convoqués. Ils ne sont pas là, ces témoins. Certains ont été fusillés, quasiment tous sont aujourd’hui morts. Mais ils ont laissé des traces, lettres, carnets, billets, tracts, procès-verbaux, tous filmés en tant que tels. L’écrit devient le lien réel, fort vers ses voix du passé. Et c’est une force du film de ne pas avoir « illustré » ces paroles mortes, oubliées, couvertes de poussière par des images inutiles, mais de nous montrer le papier jauni et écorné, l’écriture vieillotte, les tampons de la censure fanés, cartons et cartons de textes, de papiers enterrés dans les archives de l’armée comme autant de cadavres momifiés attendant de nous parler. À vingt-neuf minutes dans le film, pour la première fois nous avons une image de ces témoins. Un travelling arrière précède un chariot portant un dossier rempli de papiers. Pas funèbre. Solennité militaire. Éclairage en berne. Les archives de l’armée deviennent elles-mêmes un personnage, la clef d’accès à des milliers de personnages enfouis, oubliés, ensevelis, longtemps méprisés. Seuls convoqués par l’image, ceux qui y avaient droit, les chefs : Nivelle, l’assassin ; Pétain, le héros national qui a rendu « supportable » la poursuite de la boucherie, une fois que les grévistes à l’arrière avaient gagné leurs augmentations de salaire. Et puis un rebelle, un survivant, le chanceux Vincent Moulia, condamné à la potence, évadé, échappé en Espagne, touchant à la fin de sa vie sa retraite de l’armée.
Ajoutons la dimension qui crée la très forte charge émotive du film, sa plasticité poétique. A plusieurs reprises, le montage affirme pleinement ses droits comme écriture cinématographique, les archives ne sont pas utilisées pour une quelconque valeur illustrative, mais pour leur expressivité poétique, les images des lieux vides se glissent pour former un fond, encore visible, mais superposés sur elles surviennent des textes, des lettres, des fantômes d’hommes qui montent, qui partent, qui meurent. La surimpression, le panoramique en montage alterné entre lieux vides et archives pleines de bruit et de fureur deviennent techniques d’expression comme, sur les plans sonores les roulements et grondements lointains des canons ajoutent une percussion surnaturelle et guerrière aux cordes graves de la musique et à la lecture solennelle des textes.
En faisant Adieu la vie, adieu l’amour, Gérard Raynal convoque les archives de l’armée contre la guerre, fait resurgir les mots des défunts qui s’y trouvent enfermés pour nous dire combien avaient raison les quelques antimilitaristes de l’époque. Il nous montre pourquoi il faut résister à l’abjection nationaliste, celle dans laquelle se sont complus toutes les élites européennes de 1914, celle qui, jusqu’à nos jours dans les Balkans et ailleurs, ne produit que massacres et perversion des esprits.
Publiée dans La Revue Documentaires n°16 – Mémoire interdite (page 79, 4e trimestre 2000)