La Terre des âmes errantes de Rithy Panh

Emma Baus

À l’heure où la nouvelle économie squatte les Unes de nos journaux, le cinéaste Rithy Panh (Les Gens de la rizière, Bophana, une tragédie cambodgienne) a choisi d’en dévoiler l’envers du décor. Dans La Terre des âmes errantes, pas de bureaux clinquants encombrés d’ordinateurs, pas de start-up ni de business angel : juste des hommes et des femmes qui creusent le monde réel pour permettre au virtuel d’exister.

La terre des âmes errantes retrace quelques semaines de la vie d’une famille cambodgienne (une femme, un homme mutilé de guerre et sept enfants dont l’aîné n’a pas dix ans) dépourvue de toutes ressources. Pour gagner quelque argent, ils travaillent comme ouvriers. Leur chantier du moment : creuser le sol sur un mètre de profondeur pour enfouir un câble de fibre optique destiné à relier l’ensemble du Cambodge au réseau Internet. L’intention est louable : les nouvelles technologies permettent de donner un travail aux plus défavorisés des habitants du tiers monde… La réalité, elle, est bien loin de cette image d’Épinal pour occidentaux grassement nourris. Sur le terrain, les Cambodgiens déterrent chaque jour des mines, des grenades, voire des ossements humains et tout cela pour quelques liasses de riels (monnaie locale) qui ne valent plus grand chose. Le câble, certes, passe, les habitants de Phnom Penh pourront se connecter au web, mais ceux qui se sont cassé le dos à piocher au soleil crèvent toujours de faim et continuent à se nourrir de fourmis rouges !

Le constat du fossé nord/sud est ici doublé de pertinentes réflexions sous-jacentes sur la globalisation de la communication. Tout au long de La Terre des âmes errantes, Rithy Panh tisse en effet un parallèle entre les informations numériques qui passeront dans ce câble optique et ses « effets invisibles » , semblables aux mythiques « yeux et oreilles magiques » qu’évoquent les Cambodgiens. Génies, âmes errantes de ceux qui sont morts sont l’équivalent immatériel de cette terre qui porte en elle les stigmates du génocide, mines ou squelettes. Mais la question du contenu de l’information qui passera au travers de ces tuyaux reste, elle, en suspens… L’avenir dira si le progrès ne fera que passer ou se répandra le long du câble optique !

Nous distinguons ce film « pour son souffle épique qui touche à la mémoire, au présent et à l’avenir d’un peuple, et pour l’ampleur de son langage cinématographique » a souligné le Jury du Festival du Cinéma du Réel en lui attribuant le Grand Prix. Tout est dit.


  • Prix du cinéma du Réel et prix Louis Marcorelles au Festival du Cinéma du Réel 2000

  • Bophana – Une tragédie cambodgienne
    1996 | 59’ | Vidéo
    Réalisation : Rithy Panh
  • La Terre des âmes errantes
    1999 | 1h16
    Réalisation : Rithy Panh
  • Les Gens de la rizière
    1992 | France, Suisse, Cambodge | 2h05 | 35 mm
    Réalisation : Rithy Panh

Publiée dans La Revue Documentaires n°16 – Mémoire interdite (page 125, 4e trimestre 2000)