La Vocation

Un film documentaire de Puck Goossen

Rina Sherman

Dès l’âge de seize ans, Puck Goossen, réalisateur néerlandais, voulut devenir cinéaste. Mais la mort soudaine de son père orienta ses choix vers des études d’art. Ce fut seulement vers l’âge de vingt-sept ans qu’il retrouva, comme il dit la vocation, de « raconter des histoires ». Une rencontre par hasard dans un bar fut l’amorce de ce qu’il considère comme son premier film, Charlotte’s Diary (Le Journal de Charlotte, 1988). C’est l’histoire de Jacob que, par mépris, les gens appelaient Charlotte. Jacob était un transsexuel. Goossen l’a accompagné pendant neuf mois, jusque dans la salle d’opérations où il s’est fait changer de sexe. La télévision néerlandaise refusa dans un premier temps la diffusion du film. Selon Goossen, ce fut à cause du trop véridique portrait du personnage de Charlotte. Il figurait dans le film sans la présentation des paramètres socio-médicaux caricaturant l’anomalie sociale que constitue la transsexualité. Goossen en garde un souvenir troublé.

Pour Puck Goossen, l’amorce de son dernier film, La Vocation (De Roeping), a son origine dans le film sur Charlotte. Il y avait une phrase, dit Goossen, j’étais alors en train de faire le montage de Charlotte. Je lui demandais pour la quarantième fois de m’expliquer ce qu’est la transsexualité. Elle m’a dit: « Je ne peux pas l’expliquer, c’est comme un ordre souverain qui provient de mon for intérieur, on ne peut pas le décrire mais c’est là et c’est ça, c’est si fort ». Je me suis identifié avec cette phrase, non pas pour ce qui est de la transsexualité, mais plutôt dans les termes des motivations et des choix que l’on a dans la vie. Pour son prochain film, Goossen voulait retrouver ces deux mêmes éléments: les motivations et les choix de vie. Il décidait alors de faire un film sur une novice. Aux Pays-Bas, il n’y a qu’une vingtaine de novices par an, et la proposition d’en faire un film ne trouvait guère d’écho favorable dans le monde des monastères en raison des effets troublants que l’œil de la télévision pourrait avoir sur la vocation. Cependant, après de longues recherches, Goossen obtint l’accord d’une novice, Emmanuelle, une jeune femme de vingt-six ans qui allait entrer en religion à la suite d’un séjour de trois ans dans un monastère, et le film La Vocation a pu se faire.

La Vocation a été réalisé dans la clôture d’un monastère où certaines des religieuses n’avaient aucun contact avec l’extérieur depuis vingt ans. Le film a coûté environ 160 000 francs et a été tourné dans un rapport d’un à quatre en 16 mm. Goossen a dû être très sûr de ce qu’il voulait faire ressortir avant le tournage même.

Il ne lui a donc pas été possible de tourner d’interview avec Emmanuelle et, d’ailleurs, à quelques exceptions près, elle ne s’adresse pratiquement jamais à la caméra, le film se composant principalement de séquences illustrant son point de vue ou bien de séquences montrant les rites de la vie profane ou religieuse de la vie dans le monastère. Avant le tournage, sur une période de trois mois, Goossen a enregistré cinq heures d’interviews purement sonores avec Emmanuelle. Ceci lui permettait de la connaître et de préparer son tournage en détail. Tout au long du film, on avait d’ailleurs l’impression que l’équipe était « invisible » et que la présence de la caméra n’entraînait aucune gêne.

Afin de préserver l’intimité du milieu très fermé qu’il allait pénétrer, Goossen a décidé de composer son film à partir des interviews où Emmanuelle évoquait souvent des images de sa vie antérieure. Le film se compose de trois parties: La première partie porte sur le père d’Emmanuelle. Depuis sa mort, et encore au moment d’entrer en religion, elle souffrait d’un sentiment de culpabilité pour avoir eu trop peur de venir auprès de lui au moment où il mourrait. La deuxième partie offre un regard sur le présent et la façon dont elle perçoit sa vie dans le monastère. La dernière partie se concentre sur sa nouvelle profession et son apparente insouciance par rapport à l’avenir. Emmanuelle le dit ainsi : « Se marier avec Dieu a l’air banal, je ne connais pas l’avenir. »

Mis à part le son direct, on n’entend, tout au long du film, qu’Emmanuelle en voix off. Goossen ne commente à aucun moment son film: « Je voulais avoir ce monologue de la voix intérieure d’Emmanuelle. Au départ j’avais préparé un commentaire mais un jour, je faisais une présentation du film sur la table de montage. Je ne disposais donc uniquement des deux pistes sonores. J’étais obligé de montrer le film sans mon commentaire. C’est à ce moment-là que j’ai compris que c’était l’histoire d’Emmanuelle, il fallait la laisser se raconter toute seule. »

Il est possible que le parti pris du réalisateur s’inscrive, tout au moins en partie, dans les contraintes que lui imposait l’univers monastique et un budget très limité, éléments donnant au film son ambiance théâtrale.

Habillées en de longues robes blanches et toutes rayonnantes de sérénité, Emmanuelle et les autres nonnes, offraient souvent l’aspect plastique de statues en marbre se déplaçant sur des socles. En se croisant, elles s’inclinent les unes vers les autres, se prennent dans leurs bras, s’embrassent délicatement et se parlent avec une douceur émouvante. Parfois, l’on avait envie d’accompagner Emmanuelle dans sa chambre, de la voir assise au bord de son lit ou d’être admis aux moments non officiels de la vie monastique, mais l’écriture visuelle du réalisateur est réduite, pour la majeure partie du film, aux rites communs. Goossen attribue effectivement cet aspect dominant de son film, d’une part au manque de pellicule et de temps de tournage, et d’autre part à la nature même de la vie monastique. « C’est très traditionnel. La façon dont elles s’inclinent lors de la cérémonie, cela se fait réellement comme ça, ce n’est pas parce que l’archevêque ou la caméra est là. Bien sûr, il est regrettable que je n’ai pas pu aller plus loin, parce que, à certains moments, elles sont comme des collégiennes. Par exemple, quand l’une d’entre elles commence à chanter trop tôt durant la messe, elles commencent à rire. Mais pour capter cela, il faut être capable de tourner constamment. Cependant, c’est aussi simplement dû à la personnalité d’Emmanuelle et à l’ambiance qui règne dans le monastère. De l’extérieur, il est difficile d’imaginer comment tout s’y passe très lentement ».

Quelques mois après avoir vu le film, Emmanuelle a écrit une lettre de remerciement à Goossen, car beaucoup de choses par rapport à son père se sont clarifiées pour elle grâce au film. Goossen en dit ceci: « Dès le début, je pensais que la mort de son père et le grand vide qu’elle ressentait était à l’origine de sa quête d’autre chose… Il ne faut pas oublier que, lorsque l’on fait un film, la vérité existe mais il y a toujours plusieurs vérités. Ma vérité n’est pas forcément la sienne. Au montage, j’ai donné ma vérité tout en essayant de garder les normes éthiques que je respecte en tant que réalisateur. Mon prochain film d’ailleurs portera sur la vérité et la réalité. » Pour Goossen, la vérité dans ce film réside en ce que chacun de ses films est en fait un acte d’autobiographie. Faire des films est pour lui une chose désastreuse, mais c’est la meilleure chose qui lui soit arrivée jusque-là. Il ne voit pas de correspondance entre la mort de son père et de celle du père d’Emmanuelle. La ressemblance se trouve dans les choix individuels auxquels ces situations proches ont donné lieu.

« Les origines de la vie doivent être quelque part » dit Emmanuelle, et elle compte se donner les moyens de les trouver. Constatation de puissance énorme ou aveu inconscient d’impuissance ? Le film commence et se termine sans jamais donner de conclusion par rapport à la quête de vérité d’Emmanuelle. C’est peut-être en cela sa force. Goossen est d’avis que l’on se cloître dans ses choix, car les vrais choix sont des choses que l’on ne met pas en question après les avoir pris. « Quand Emmanuelle dit qu’elle n’est pas sûre d’avoir pris la bonne décision après avoir vécu dans le monastère pendant trois ans, et cela le jour même où elle entre en religion, elle fait preuve d’un grand courage, car en général les gens ont très peur de reconsidérer leurs choix ».

Bien que Puck Goossen dise que La Vocation n’est pas un film sur Dieu ou la religion, mais qu’il s’agit plutôt de l’histoire personnelle du protagoniste, le choix qu’a fait Emmanuelle est un choix religieux avec tout ce que cela comprend en termes de foi, de doute et d’attente. Est-ce que ce film ne nous renvoie pas de façon fondamentale au fait que « ce qui est exprimé dans toutes les religions est un sentiment de dépendance dans son aspect double, et c’est en maintenant de façon constante ce sentiment de dépendance que les religions remplissent leur fonction sociale » ? 1 Bien que dans notre société où l’existence de structures religieuses indépendantes estompent le rapport entre religion et structure sociale, le film La Vocation nous renvoie de manière inéluctable à l’un des fondements de notre éducation, qu’elle ait été laïque ou religieuse, celui de la dépendance où l’ultime responsabilité ne réside pas en nous mais est située ailleurs. Ainsi se crée un fossé entre soi-même et le soi-même idéal, puis fond le désir de franchir ce fossé pour que s’installe le tandem de la dépendance. Enfin, quelle extase choisir, celle où la vérité morale et la connaissance spirituelle s’accomplissent par d’intenses, voire violentes, sensations, comme celles que proclament Lautréamont, Nietzsche et Dostoïevski pour ne citer qu’eux, ou bien celle où l’éthique de la constance récompensée par Dieu promet la transcendance comme ravissement ?


  1. A. R. Radcliffe-Brown, Structure and Function in Primitive Society, Routledge & Kegan Paul, London, 1952, p. 177 (notre traduction)

  • La Vocation (De Roeping)
    1990 | 50’
    Réalisation : Puck Goossen
    Production : Springfilm
    Image : Erik van Empel

Publiée dans Documentaires n°3 (page 10, Juin 1991)