Yann Lardeau
Le documentaire est en mal de critique. Les revues spécialisées en parlent peu, et surtout en parlent mal. On analyse le contenu, jamais la forme. C’est oublier que le documentaire de création n’est pas un simple document mais une œuvre de cinéaste, avec un point de vue et une écriture qui lui sont propres. Yann Lardeau, un « ancien » des Cahiers du Cinéma, en témoigne ici à sa manière à propos du film de Denis Gheerbrandt, Question d’identité 1.
Pendant six mois, Denis Gheerbrandt a suivi, d’Aulnay-sous-Bois, où ils vivent, à la Kabylie de leurs parents, Farid, Naguib et Abdel Ouad Taalba, trois jeunes qui nous disent, à travers des images de leur vie quotidienne, ce que signifie « être beur ».
Photographe, caméraman, réalisateur, Denis Gheerbrandt travaille seul. Comme Raymond Depardon, il est à lui-même sa propre équipe de tournage, son caméraman et son ingénieur du son. Mais si, pour Raymond Depardon il s’agit de passer inaperçu, pour Denis Gheerbrandt il s’agit d’intensifier le contenu en un point unique, de concentrer au maximum toute l’énergie du champ sur le regard-écoute de la caméra. Affaire de dispositif: la caméra n’est plus un stylo qui court à la surface du monde et écrit avec sa matière même les objets et les êtres pris sur le vif, elle est d’abord une force énorme d’attraction, un puissant pôle magnétique qui courbe et déforme toute réalité à son contact.
Ce n’est pas le monde qui est exotique, contrairement aux rituels dionysiaques d’un Jean Rouch. Il y a une monstruosité première, antérieure à toutes les autres et fondatrice : la caméra elle-même, androïde électronique à corps bestial, cyclope ou éléphant-man. Littérale, cette monstruosité contient une critique implicite du cinéma direct de Raymond Depardon ou de Frederic Wiseman: si ceux-ci sont particulièrement habiles à démasquer la mise en scène des autres, des media, de la presse, de la police ou de l’armée, de la classe politique ou de la mode, et s’ils se montrent particulièrement cruels et incisifs à ce jeu, ils restent par contre extraordinairement discrets sur leur propre mise en scène.
Denis Gheerbrandt, lui, a opté pour filmer un milieu, des gens et un paysage qui n’ont pas de place dans le cinéma français, ni image ni existence. Non pas tant parce qu’ils seraient marginaux que parce que leur univers est trop commun, trop banal pour retenir sur lui l’attention d’une industrie du cinéma et d’une télévision narcissiques. Tous symboliquement insolvables, les personnages des films de Denis Gheerbrandt présentent, sans exception, le même défaut, viscéral : ils sont eux-mêmes et rien de plus. Porteurs d’aucune imagerie, d’aucun discours — ils ne sont que le reflet de leur existence, avec ses rêves et sa mélancolie. Qui sont ces gens ? des Beurs, des adolescents, des clients du Balajo, un bistrot des couples légitimes et illégitimes, rue de Lappe.
Visage/paysage
Printemps de square. Amour rue de Lappe. Question d’identité, chaque fois un lieu unique, clos, un territoire homogène, concentré, de petites dimensions : une rue, un square, une résidence, ou plutôt, dans cette résidence, un hall d’HLM, une cage d’escalier Pour ceux, adultes ou enfants, riverains ou adolescents qui l’habitent, ce territoire forme un microcosme, une mini-terre, qui épouse les contours de leur vécu, les frontières de leur monde intérieur. À eux tous, il confère une identité, et pas n’importe laquelle : une identité choisie, rêvée, voulue — la possibilité pour une fois, dans une parenthèse du social, d’être maître, un court moment, de son destin.
En fait, c’est le portrait, un art du portrait à main levée, en extérieurs, sans recul, qui caractérise le mieux les films de Denis Gheerbrandt. Qu’est-ce que l’art du portrait ? Extérioriser l’intimité profonde d’un être, faire passer ce qu’il peut y avoir de plus secret, de plus privé, de plus enfoui, sentiments, émotions, souvenirs, en une personne. Et le faire sans avoir l’air de toucher à ses apparences.
Le risque
Il y a bien pourtant quelque chose qui casse les magnifiques panoramiques de Denis Gheerbrandt, ses plans-séquences lisses comme des caresses sur la peau usée et granulée du monde, et qui réintroduit la conscience de sa matière originelle, brute et déchirée — la voix du cinéaste. De brèves questions. Un déchirement de la toile de l’écran. Il s’agit pour lui, un peu comme Pasolini dans ses enquêtes filmées, d’ouvrir une brèche dans la défense carapacée que constituent l’appareillage et toutes les manipulations de la prise de vue. Parce que la caméra est identifiée à un œil de verre, on a tendance à oublier qu’elle est aussi pour son opérateur un heaume fortement protecteur et dissuasif. Pour rétablir un rapport d’égalité avec les protagonistes du film, il faut au cinéaste risquer sa propre image sociale et, au-delà, sa personne elle-même. Tout se passe comme si la sincérité, la spontanéité des uns étaient directement tributaires de l’acceptation première de l’homme à la caméra de s’exposer lui-même sans filet et sans calcul.
La chair de l’image
Le dispositif initial des films de Denis Gheerbrandt est aussi le point de départ de toute fiction, de tout récit romanesque. C’est le temps de naissance des fictions romanesques et cinématographiques, quand elles sont encore encloses et embrouillées dans la coquille de la réalité, prises dans la boue du monde, qui fait toute l’originalité d’Un Printemps de square, d’Amour rue de Lappe, ou de Question d’identité.
Se retrouve là une humanité aujourd’hui disparue des écrans, la richesse et la générosité atypiques des personnages secondaires du cinéma de Renoir, de Pagnol, de Prévert. Les micro-histoires que racontent ses personnages sont celles-là mêmes dont les scénaristes et metteurs en scène hollywoodiens se délectent et dont ils ont toujours su, dans un propos évident d’identification des spectateurs, relever, colorer la toile de fond de leurs récits. Cette humanité-là, on ne sait plus aujourd’hui, dans un univers déréalisé, peuplé d’images de synthèse déshumanisées, comment la diriger, la faire revivre…
- Un film de 55 minutes, 16 mm, couleur. Date d’achèvement : 1986. Une co-production de l’INA, du FAVI et des Films d’Ici avec la participation du FAS (Fondation sociale pour les travailleurs immigrés et leurs familles). Distribution : Les Films d’Ici. Question d’identité attend toujours d’être diffusé à la télévision.
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Question d’identité
1986 | 55’ | 16 mm
Réalisation : Denis Gheerbrandt
Production : INA, FAVI, Les Films d'Ici
Publiée dans Documentaires n°2 | Première série (page 8, Mars 1987)