Le cinéaste et le poète : un rigoureux vertige…

Simone Vannier

La définition que Jean-Daniel Pollet donne de son film Dieu sait quoi 1 a les allures d’un avertissement : « Manuel pour apprendre à regarder les choses ».

Et d’emblée il plante le décor, en montre les éléments : des pierres sèches, des galets, de l’eau. Ce n’est pas un inventaire, c’est une mise en alerte : quelques signes pour guider notre regard vers ce que d’ordinaire nous oublions de voir. Comme un manuel, c’est simple, précis, sans redondance, avec le seul désir de nous écarquiller les yeux et de nous aider à rejoindre l’évidence. Avec une certaine objurgation : voyez ! À l’exemple du poète.

Puis nous entrons dans la maison dont le dieu lare est ce poète, qui mérite digression dit le cinéaste. Nous entrons dans le royaume de Francis Ponge et prenons le parti pris des choses, ces choses qui nous regardent, expectantes de toute éternité et nous abjurent de revenir à elles et de cesser nos vaines cabrioles.

Pour nous inviter à la contemplation, le film utilise toute les figures de l’art poétique : la répétition, la variation, voire l’allitération, le leitmotiv incantatoire : « Nous ferons des pas merveilleux, l’homme fera des pas merveilleux » et ces longs plans fixes qui sont autant de points de suspension.

C’est rare un film qui sache sécréter sa propre musique et qui sache aussi écouter le silence. Et quand la caméra bouge, en longs travellings fluides, c’est pour se mettre aux aguets et pour déchiffrer la vérité de ce monde muet, de cette matière qui nous fonde et que nous ignorons. Il y a quelque chose de liturgique dans ces glissements circulaires autour de cafetières rouillées assorties de cruches ébréchées, dans ces réitérations vers le monde des origines : la mer, l’eau, les rochers, le ciel, et dans la déclinaison de l’abécédaire du poète : le verre, le savon, la carafe – le flacon de la beauté – et ô fraîcheur, l’escargot.

Mais sans cesse, comme par remords, le cinéaste nous ramène à l’intérieur de la maison et parcourt inlassablement cette pièce à l’écran allumé où défilent des images. Des images qui ouvrent sur de vastes territoires où l’homme – otage lui-même – fait des objets ses otages. Nous revenons à l’homme et à son enfer, c’est l’incartade de Jean-Daniel Pollet : les images sont des citations de ses films, nous quittons l’immanence pour la tragédie du monde.

Et c’est en cela que ce film-dédicace – le premier plan séquence conduit à la photo de l’ami disparu, comme à un autel – est avant tout un film à la première personne. Jean-Daniel Pollet poursuit une recherche de langage cinématographique inaugurée avec Méditerranée, qui convoque l’imaginaire du spectateur sans faire appel à la narration, et il applique ici les méthodes d’appropriation du réel de Francis Ponge. Il avance sur la même voie et trouve ses propres marques. Sa connaissance profonde de l’univers pongien lui permet de le faire avec le plus grand naturel – il qualifie lui-même son film de « naturel » – et il est vrai que le film a un rythme de source, et s’il crée un enchantement, c’est l’enchantement que procure la Nature.

Les textes sélectionnés soulignent un même positionnement artistique mais ils jouent dans le montage une partition à part – comme la musique – laissant les images aller plus loin pour exprimer un sentiment d’urgence, un lyrisme contenu qui n’appartiennent qu’au cinéaste. Jean-Daniel Pollet réussit là un remarquable travail d’alchimiste faisant intervenir sa propre nécessité sans jamais cesser de célébrer le monde de son ami.

Le moment le plus émouvant de cet envol qui n’est pas une trahison mais une sublimation est certainement la séquence de la fenêtre, située comme une césure au milieu du film, au cours de laquelle toutes les variations de lumière d’un plan fixe plein cadre se succèdent : jour, nuit, chien et loup, matin, petit matin, pluie, etc. avec en arrière-plan le jardin: visible, invisible, espace immobile de silence.

Le texte de Thibaudeau s’interroge, nous parle d’apparence et de cinéma. Instant de pure réflexion qui nous tient dans le ravissement, suspendus à cette idée de temps incarné. Nous sommes quelque part, « entre l’image et le son », nous avons quitté la terre des mots pour la terre des hommes.

Il y a dans cette œuvre de Jean-Daniel Pollet une aspiration secrète qui nous aspire, une question en suspens, informulée – Dieu sait quoi – qui nous fait basculer dans un vertige, le vertige de la contemplation.

Le paradoxe est que ce vertige soit le fruit d’une exigence forcenée dans la représentation du réel – aucune licence poétique, aucune complaisance – mais une tension maîtrisée, comme si la beauté métaphysique naissait d’une morale, la morale de la vérité intérieure.

Tout grand film propose une représentation du monde, ce dernier ne manque pas à la règle.


  1. Le film de Jean-Daniel Pollet Dieu sait quoi sortira en novembre au Studio des Ursulines.

  • Dieu sait quoi
    1993 | Belgique, France | 1h25 | 35 mm Réalisation : Jean-Daniel Pollet

Publiée dans La Revue Documentaires n°12 – Entre texte et image (page 44, 3e trimestre 1996)