Pour une contre-histoire de la Chine maoïste
Anne Kerlan
« Tel Orphée, l’historien doit descendre dans le monde inférieur pour ramener les morts à la vie. Jusqu’où suivront-ils ses charmes et ses évocations ? Ils sont perdus pour lui lorsque, resurgissant dans la lumière du présent, il se retourne par peur de les perdre. Mais n’est-ce pas à ce moment même qu’il prend possession d’eux pour la première fois, au moment où ils s’éloignent pour toujours, pour s’évanouir dans une histoire de sa propre création ? Et qu’arrive-t-il au Joueur de flûte lui-même, dans sa descente et sa remontée ? Gageons que son voyage n’est pas qu’un simple aller et retour. 1 », Siegfried Kracauer
La violence sociale, en Chine, magistralement mise en scène par Jia Zhangke dans A Touch of Sin par exemple, n’est pas qu’un phénomène contemporain. Elle prolonge celle de la période maoïste (1949-1976), aussi noire que le fut l’ère stalinienne 2. Dans la Chine d’aujourd’hui, l’injustice et l’impunité prennent diverses formes : par la corruption, par la domination d’un Parti unique, mais aussi par le refus de reconnaître et de rendre réparation aux millions de victimes des violences du maoïsme. Que faire lorsque l’État occulte volontairement des pans entiers de la mémoire d’une Nation ? Que faire lorsqu’une jeune génération, avide de développement et nourrie au nationalisme, refuse d’écouter les témoignages de ses aînés, eux qui ont payé parfois de leur vie leur désir de justice et leur rêve d’une Chine meilleure ?
Face au silence des autorités et à la surdité de la société chinoise, Hu Jie a fait le choix du cinéma. Ce choix est le résultat d’un parcours personnel étonnant qui a conduit Hu Jie à abandonner toute sécurité matérielle et professionnelle pour donner une voix aux oubliés (et opprimés) de l’Histoire chinoise. Avec des moyens techniques et financiers extrêmement réduits, Hu Jie enregistre et restitue depuis vingt ans les témoignages de ceux qui ont vécu le maoïsme, bien souvent des personnes âgées et marquées. Sans cette entreprise, combien de ces voix, de ces vies, seraient à tout jamais perdues, oubliées ? La solitude de cet artiste et activiste est double : il travaille seul, aidé uniquement par sa femme, compagne fidèle et soutien financier nécessaire, mais à cette solitude de la fabrication s’ajoute celle de la diffusion, car en Chine, ses films ne peuvent être montrés sinon de façon très confidentielle et risquée. Filmer et réaliser ses films en artisan solitaire garantit bien sûr à l’artiste une totale indépendance. Nul doute que celle-ci lui permet d’approcher des témoins qui n’oseraient parler autrement. Mais Hu Jie souffre aussi de ne pouvoir montrer ses films dans son pays ou d’être si mal compris de ses compatriotes.
Le choix du cinéma documentaire : un choix de vie
Revenons un instant sur le parcourt de Hu Jie. Né en 1958 dans une famille dont il dit qu’elle fut relativement protégée durant l’ère maoïste 3, Hu Jie a d’abord été soldat puis peintre, formé à l’École des Beaux-Arts de l’Armée populaire de libération. Par la suite, il travailla à l’Agence Chine Nouvelle tout en continuant son activité de peintre. Il m’a raconté comment, en 1995, un Japonais lui avait fait don d’une caméra numérique et l’encouragea à filmer ce qu’il voyait d’une Chine alors en pleine transformation. Aussitôt, Hu Jie s’intéresse aux marginaux, aux laissés-pour-compte. Il découvre avec la caméra un moyen de témoigner des conditions de vie, souvent effarantes, de ses concitoyens qui lui paraît bien plus efficace que la peinture 4. Il explore alors le pays, filme les mineurs dans les montagnes reculées du Qinghai, les travailleurs migrants, une troupe d’opéra itinérante, etc. 5
Hu Jie a maintenu cette activité de documentariste du contemporain jusqu’à aujourd’hui, seul, ou en duo avec l’universitaire et cinéaste Ai Xiaoming, notamment sur une série de films décrivant la catastrophe du sang contaminé dans la province du Henan 6. Mais sa démarche cinématographique prend un tour nouveau lorsqu’il entend parler de Lin Zhao, une intellectuelle chinoise qui s’opposa à la politique maoïste au moment de la campagne anti-droite de 1957 et continua de critiquer Mao de sa prison jusqu’à son exécution en 1968, à l’âge de trente-six ans.
Cette histoire, alors peu connue en Chine, le bouleverse. Il décide d’enquêter et de faire un film sur la jeune femme. Nous sommes en 1999. Le film sera terminé six ans plus tard. Son processus de réalisation a profondément transformé la vie de Hu Jie, le révélant à lui-même d’une certaine façon. D’abord parce que son employeur d’alors, l’Agence Chine Nouvelle, voyant d’un mauvais œil ce projet pourtant personnel, le contraint à la démission. Depuis, Hu Jie n’a jamais repris le travail. Grâce à sa femme, qui assure la subsistance de la famille, il choisit de se consacrer entièrement à son activité de cinéaste et de peintre. C’est pour lui la garantie de pouvoir agir en toute liberté, à l’abri des pressions, et aussi de protéger ceux qu’il va rencontrer et filmer. Mais ce choix n’est pas sans risque : Hu Jie se retrouve seul, exilé en quelque sorte dans son propre pays, vulnérable quand le système politique se durcit comme c’est encore le cas aujourd’hui. La solitude est sa liberté autant que son risque.
Mais la réalisation de ce film n’a pas que des conséquences matérielles pour de Hu Jie. À la recherche de l’âme de Lin Zhao (Xunzhao Lin Zhao de linghun), s’ouvre par une séquence révélatrice. Face à la caméra, le cinéaste raconte les faits concernant Lin Zhao et s’expose lui-même, expliquant sa décision de quitter son emploi. Suivent quelques plans pris depuis la fenêtre d’un train : avec ce film, Hu Jie entreprend un long voyage vers un passé qu’il méconnaît alors lui-même, comme de nombreux Chinois, mais qui hante la Chine d’aujourd’hui. Depuis, le voyage n’a pas cessé.
L’histoire selon le Parti Communiste Chinois
Le passé examiné par Hu Jie, c’est la Chine maoïste, cette période de construction de l’état socialiste sous la direction de Mao Zedong entre 1949 et 1976. Période fondatrice de la République Populaire de Chine, elle est inattaquable encore aujourd’hui, même si, depuis la mort de Mao Zedong en 1976, et avec l’ère d’ouverture initiée par Deng Xiaoping, cette histoire a pris en charge sa part d’ombre et tenté de faire une place aux « moments difficiles » : la campagne anti-droite de 1957-58, le Grand Bond en avant et la Révolution culturelle 7.
Le passé que découvre Hu Jie est tout autre. Il n’est plus possible, comme le demande l’histoire officielle rédigée par le PCC, de passer par-dessus les « erreurs » au nom des réussites. Ce ne sont pas des erreurs, que rencontre Hu Jie, mais des individus, qui témoignent, par leur histoire ou par celle de leurs disparus, de la violence d’État dont ils ont été les victimes. Et ces victimes sont nombreuses, bien plus que les chiffres officiels ne le disent ! Ainsi, si la campagne de 1957-58 toucha officiellement 500 000 individus, accusées d’être des « droitiers », autrement dit des ennemis du régime, ce furent plutôt près de trois millions de personnes qui furent, selon des archives secrètes, exclues de leur emploi, emprisonnées, envoyées dans des camps de rééducation, exécutées ou battues à mort. Et pour cause : chaque unité de travail devait remplir des quotas d’accusés, sans tenir compte de la réalité de la « faute » éventuellement commise par les malheureux. Quant au Grand Bond en avant et la famine qu’il causa, ils provoquèrent la mort d’au moins trente-six millions de Chinois, entre 1958 et 1962, principalement dans les campagnes 8. Là encore, ces morts auraient pu être évitées si le gouvernement avait changé de stratégie politique et économique. Quant à la Révolution culturelle, si le décompte final est difficile à tenir, on sait que plusieurs milliers de personnes au moins furent battus à mort par leurs voisins, élèves, collègues rien qu’au début du mouvement, entre 1966 et 1968, en réponse aux mots d’ordre lancés par Mao Zedong 9.
Lorsque Hu Jie entreprend son enquête au début des années 2000, les victimes encore en vie sont invisibles et silencieuses. Même leurs proches ignorent parfois ce qu’elles ont enduré. Beaucoup d’entre elles ont peur de se souvenir et de parler. D’autres attendent depuis longtemps le droit de raconter et souffrent de ne pouvoir le faire. Le pays entier organise le déni de leurs souffrances, car reconnaître celles-ci serait reconnaître la nature néfaste de la pensée maoïste qui demeure la base inébranlable du régime communiste chinois actuel. Depuis, grâce à l’entreprise d’individus isolés et courageux comme Hu Jie, grâce aussi à internet, une certaine vérité émerge peu à peu 10. Mais le combat est loin d’être gagné. Le temps presse : la génération qui a traversé les années Mao, née dans les années 1930, est en train de disparaître et la jeune génération n’a cure des mauvais souvenirs qui ternissent leur vision conquérante de la Chine du XXIe siècle. Le régime, au nom du nationalisme et du développement économique, encourage cette amnésie. Hu Jie continue malgré tout de recueillir les témoignages des survivants, tant qu’ils sont encore là, espérant qu’un jour leurs paroles pourront être entendues de tous. À la douleur de découvrir le passé noir de son pays, s’ajoute pour lui le vertige de constater que la liste des victimes et des brutalités ne fait que s’allonger au fur et à mesure des enquêtes menées. Ce ne sont pas un, deux ou trois épisodes violents que connut la Chine. En remontant dans le temps au fil des documentaires, Hu Jie a dû faire le constat de la nature fondamentalement totalitaire et mortifère du régime maoïste.
Un cinéaste seul
À ce jour, Hu Jie a réalisé plus de trente films documentaires sur la Chine contemporaine ou maoïste. Parmi les documentaires historiques qu’il a fini de réaliser 11, cinq sont particulièrement marquants : In search of Lin Zhao’s soul (1999-2005), Though I am gone (Wo sui si qu, 2006), My mother, Wang Peiying (Wode muqin Wang Peiying, 2010), East Wind State Farm (Guoying dongfeng nongchang, 2010), Spark (Xinghuo, 2013) 12. Les trois premiers films sont des portraits de femmes victimes des mouvements politiques. East Wind est une extraordinaire mosaïque de témoignages sur un camp de rééducation qui fonctionna durant vingt ans et reçut les condamnés du mouvement anti-droite puis des jeunes citadins de la Révolution culturelle. Spark revient sur un épisode associé à la vie de Lin Zhao, autour d’un groupe de droitiers qui tentèrent, par la fabrication d’un journal clandestin, d’alerter les autorités sur la famine dont ils étaient témoins. Chacun de ces films repose sur des entretiens, des enquêtes dans les archives (quand cela est possible), des recherches sur internet, des lectures, des rencontres ou discussions avec d’autres activistes, journalistes, universitaires, historiens, simples citoyens. Si les motivations à l’origine des films divergent 13, les conditions de réalisation des films sont généralement identiques : Hu Jie travaille de façon entièrement indépendante, autofinancée.
Les témoignages, des centaines d’heure d’entretiens, constituent le cœur du travail de Hu Jie. Il se rend seul, ou accompagné de sa femme, à travers le pays pour rencontrer des témoins. Voyager est en soi un exploit, quand on n’a pas les moyens d’acheter des billets d’avion ou de train à grande vitesse : ce sont des dizaines d’heures passées dans des moyens de transport au confort tout relatif. Les personnes que Hu Jie rencontre sont dans des dispositions d’esprit diverses : certaines ont déjà fait un chemin, ayant écrit, parfois même publié de façon plus ou moins clandestine, leurs mémoires, d’autres vivent dans des sanctuaires à la mémoire du passé et des disparus, attendant qu’on les délivre d’une parole gardée scellée durant des années 14. Il y en a qui hésitent à parler, acceptent, puis reculent ou se livrent malgré eux. Il y a aussi tous ceux que Hu Jie aurait voulu rencontrer, mais que la visite opportune d’un policier ou un appel téléphonique inquiétant ont dissuadés. La terreur passée est rapidement réactivée. Le dispositif de Hu Jie, homme seul avec sa caméra, est fondamental pour rendre possible le témoignage. Hu Jie se glisse dans des vies bouleversées. Il demande aux uns et aux autres de lui raconter leur vie, toute leur vie, et même s’il ne retient en définitive au montage que quelques minutes de l’entretien, c’est dans cette discrétion et cette patience qu’il peut recueillir de véritables confessions, lorsqu’une parole émerge, ou même simplement un geste, un soupir, une faille dans la voix.
Le procès en attente
Dans les discussions que j’ai eues avec Hu Jie, celui-ci en est souvent venu à s’excuser de la « qualité artistique » de ses films, soulignant l’absence de moyens techniques – et de formation – dont il dispose. Il travaille en effet comme un petit artisan : son poste de travail, autrement dit son ordinateur, est situé dans une partie de son salon qui lui sert aussi d’atelier de peinture et de gravure. Il n’est assisté de personne au montage ou au son ; tout juste a-t-il de l’aide pour les sous-titres anglais. Mais s’il est déplacé de juger ses films simplement selon des critères esthétiques, ils ne sont pas dépourvus pour autant de qualités formelles. Il y a un style, chez Hu Jie, une véritable signature, même si le réalisateur s’est montré réellement surpris quand je lui en ai montré quelques exemples. Pour Hu Jie, le cinéma est au service d’une démonstration, d’une révélation politique comme d’une préservation historique.
En quoi le cinéma de Hu Jie est-il efficace ? Bien entendu d’abord par cette fonction d’enregistrement des témoignages, et cette idée selon laquelle l’image peut avoir valeur de preuve 15. Car dans un pays où le procès des bourreaux ne s’est jamais (doit-on espérer et dire « pas encore » ?) tenu, où même les chiffres sont discutés, les films de Hu Jie créent un espace où les victimes peuvent parler, témoigner, et où leur témoignage sert, ou servira, de preuve car le film devient aussi archive pour le futur 16. Dans leur structure même, sans être à proprement parler des procès, les films confrontent des paroles diverses, de victimes et de témoins, mais ménagent aussi, même en creux, une place aux bourreaux. Dans East Wind State Farm des anciens gardiens ou directeurs du camp ont la parole. Mais sont-ils des bourreaux ou les victimes d’un système politique qui les a placés là ? Et quel statut donner aux survivants, « simples » spectateurs de la tragédie de leurs amis ou collègues ? Certains n’osent pas témoigner autrement que par lettre anonyme, comme dans Though I am Gone. Est-ce par peur ou par culpabilité et honte d’avoir laissé faire ? La société chinoise dans son entier est minée par cette question non formulée d’une responsabilité partagée, ou d’un aveuglement collectif, d’une adhésion de la majorité à l’idéologie maoïste. Car pour Hu Jie, en dernier ressort, la responsabilité est celle de l’État chinois, et très précisément de Mao Zedong. Dans ses films, les images d’archives, juxtaposées aux témoignages, servent à remonter à la source du problème, à mettre à jour le mécanisme de la terreur. Et de façon récurrente, ce qui est montré dans ces images, souvent en noir et blanc, c’est Mao Zedong, président en exercice ou penseur politique orchestrant des campagnes qui mènent à la mort des millions d’individus. L’ombre de Mao Zedong, désigné explicitement par le montage comme le vrai coupable, plane sur les films de Hu Jie.
Le documentaire comme monument funéraire
Hu Jie ne se contente pas d’enregistrer des témoignages oraux. Il filme aussi des preuves matérielles : documents écrits, anciennes photographies, objets. On est là encore bien entendu dans une logique de la preuve, et la volonté de conserver toute trace du passé. Cependant ce ne sont pas n’importe quels objets qui sont filmés et leur présence dans le film transforme celui-ci.
Arrêtons-nous un moment sur le cas des textes écrits, présentés dans In search of Lin Zhao’s soul et dans Spark. Hu Jie filme longuement les réplicas de textes écrits par Lin Zhao en prison. Ces textes valent autant par leur contenu, une analyse lucide et sans pitié de la nature totalitaire du régime maoïste, quand par leur aspect, la jeune femme ayant dû écrire certains de ces textes avec son sang, faute d’encre et de crayon. Toute l’image est occupée par la page écrite, lue en voix off par Hu Jie. Spark reconstitue l’histoire d’un journal clandestin qui avait pris ce titre en souvenir d’une célèbre phrase de Mao Zedong. Au moment du générique du film une reproduction du journal apparaît progressivement dans la neige, avant de disparaître dans les flammes. Dans les deux cas ce ne sont pas les documents authentiques qui sont montrés et pourtant la force vibrante de leur apparition dans le film est indéniable. Car il s’agit bien d’apparitions, d’émanations du passé qui rendent celui-ci autrement plus présent que par les voix de ses survivants.
Que se passe-t-il avec ces textes lus autant que filmés ? Une forme de fascination se manifeste à l’égard du texte écrit qui me rappelle ce que disait Pierre Ryckmans à propos de l’attitude des Chinois à l’égard du passé. Seule compterait pour eux la « préservation spirituelle », qu’ils considéreraient transmise par les textes plutôt que par les objets 17. L’Histoire, activité humaine et littéraire, s’opposant aux monuments de pierres et de briques, serait alors « la mémoire de la postérité, par le truchement de la chose écrite » 18, la preuve aussi que « l’homme ne survit que dans l’homme », que « la continuité n’est pas assurée par l’immortalité des objets inanimés », mais qu’« elle se réalise dans la fluidité des générations successives » 19.
Le cinéma, flux d’images animées, enregistrant des paroles et des voix, n’est-il pas, y compris dans sa vulnérabilité matérielle et sa reproductibilité, du côté de cette transmission-là ? Le cinéma dans son impermanence assure une « présence spirituelle » du passé qui nous met au plus près de l’homme, des hommes passés et perdus. Voilà donc Hu Jie filmant et lisant des textes dont il n’existe que des reproductions, mais dont la puissance spirituelle nous est par là restituée.
Contrairement aux Chinois dont parle Pierre Ryckmans, Hu Jie cependant n’est pas indifférent aux traces matérielles du passé. Je crois même que pour lui la matérialité permet d’accéder à une spiritualité qui ne lui est pas transcendante. Il y a une porosité entre le monde matériel et le monde spirituel que les images filmées rendent possible, ou dont elles rendent compte.
Voyons les photographies. Celles-ci viennent certes donner un visage aux morts, mais dans l’économie des films de Hu Jie, qui montre également des photographies anciennes des témoins encore vivants, comme pour laisser exister auprès de leur visage d’aujourd’hui leur visage passé, elles font flotter dans le film la présence fantomatique des morts et plus largement instaure une temporalité où la frontière entre passé et présent est abolie, où le monde des vivants rencontre celui des morts. Le voyage que Hu Jie effectue dans le passé est en effet un voyage au pays des morts : le film sur Lin Zhao se termine comme il a commencé par un long plan pris depuis la fenêtre d’un train. On suit ensuite le réalisateur (invisible cette-fois-ci, sauf pour sa main) au funérarium où sont conservées les cendres de la jeune femme. Le réalisateur ouvre devant la caméra l’urne et prend dans ses mains une mèche de cheveux de la disparue. Et que dire de monsieur Wang, qui reproduit le geste de Hu Jie précédemment décrit, en dépliant et posant sur un lit devant la caméra les vêtements que portait sa femme le jour de sa mort ! Le sang, les excréments, les taches de souffrance sont encore visibles. La matérialité des objets est terrible, elle est cependant accompagnée d’un geste, de celui qui déplie, ouvre, pose et dispose, et d’une musique, religieuse, qui donnent un autre sens à ce qui est montré. Les objets sont devenus des reliques et les films de Hu Jie de véritables monuments funéraires.
C’est par une cérémonie funéraire que s’ouvre Spark : la spiritualité dans les films de Hu Jie est aussi religiosité. Si ses films laissent espérer qu’un jour justice humaine soit faite, ils ont aussi pour fonction d’apaiser les morts. Cette attitude religieuse est une autre façon pour Hu Jie de se distinguer de ses concitoyens et de marquer sa rupture d’avec la doxa maoïste. Car c’est la spiritualité chrétienne qui est convoquée, dans In Search of Lin Zhao’s soul et Though I am Gone notamment, par la musique comme par les propos. Mais il s’agit moins d’adhérer à la religion chrétienne que d’en reprendre le message central, si aisément transposable : la figure du Christ souffrant le martyr pour sauver l’humanité est celle que s’est choisie M. Wang pour donner un sens à la mort de sa femme, mais aussi à sa propre vie après ce drame. Et l’on peut parfois se demander, tant Hu Jie lutte seul contre tous en son pays, si ce n’est pas aussi un peu celle que lui-même s’est choisie, ou du moins celle qui l’aide à continuer.
Car, pour finir, il faut insister sur le silence auquel est confronté Hu Jie dans son pays. La censure est double. C’est à la fois celle d’un État qui n’autorise toujours pas que l’on puisse questionner librement la nature du régime en place. C’est aussi celle d’une jeune génération qui croit que le progrès de la Chine, sa modernisation, passe par l’oubli du passé. Ainsi les films n’ont aucune chance d’être distribués. Ils circulent de façon très ponctuelle sur internet. Les projections ont lieu en petit comité, dans des cercles restreints, dans les milieux universitaires, intellectuels ou artistiques. Même les responsables des festivals de film indépendants hésitent à les projeter, par crainte de voir leur festival interdit. Mais Hu Jie m’a aussi raconté comment, ayant montré un de ses films à des étudiants, ceux-ci lui avaient reproché de parler de façon négative de la Chine. Durant longtemps Hu Jie a attendu, espérant que la situation change. Pour ne pas s’exposer et exposer ses témoins, il avait pris le parti de montrer le moins possible ses films hors de Chine, car le gouvernement chinois accepte encore moins qu’une mauvaise image du pays soit donnée hors de ses frontières. Peut-être par lassitude, peut-être parce que la situation politique en Chine est loin de s’améliorer, Hu Jie a récemment changé de tactique. Il a montré son dernier film Spark, dans des festivals à Hong Kong et Taipei, et a remporté des récompenses. En France, son ami René Viénet œuvre à la reconnaissance de son travail et a permis la projection de ses films à la Cinémathèque française au printemps 2015. On peut donc espérer que le travail de Hu Jie sera peu à peu mieux connu dans le monde. Cela devient nécessaire, tant il lui est difficile de travailler de façon aussi isolée. Mais cela suffira-t-il à rendre moins douloureux le silence de ses compatriotes ?
- Siegfried Kracauer, L’Histoire des avant-dernières choses (History. The Last Things Before the Last, 1969), Paris, Stock, 2006, p. 140.
- Voir Lucien Bianco, La Récidive. Révolution russe, révolution chinoise, Paris, Gallimard, 2014.
- Les éléments de biographie repris ici sont ceux que Hu Jie m’a livrés lors d’entretiens donnés en févier 2014 à Nankin et novembre 2014 à Paris.
- Mais Hu Jie n’a jamais cessé de peindre, de graver, et son travail pictural est souvent associé à ses entreprises filmiques. Une exposition de ses œuvres s’est tenue au l’automne 2014 à Tianjin. Elle a été fermée au bout de quelques jours pour des raisons de censure.
- On trouvera une filmographie de Hu Jie dans la revue Monde Chinois, n° 14, 2008, où un dossier lui est consacré.
- Epic of Central Plain, Zhongyuan jishi, 2005-2006.
- Sur la mémoire de la période maoïste dans la Chine contemporaine, et sur les débats autour des moments de violence politique, voir Perspectives Chinoises, « La Chine et son passé. Retour, réinventions, oublis », 2007/4 http://perspectiveschinoises.revues.org/2213 et Perspectives Chinoises, « La mémoire de l’ère maoïste », 2014/4 http://perspectiveschinoises.revues.org/6926.
- Ce sont les estimations données par Yang Jisheng suite à son enquête. Voir Yang Jicheng, Stèles, 1958-1961, Seuil, 2012 (traduction de Yang Jisheng, Edward Friedman, et Stacy Mosher. Tombstone : The Great Chinese Famine, 1958-1962. Farrar Straus Giroux, 2012). Ces chiffres malheureusement probables sont toujours matière à controverse en Chine aujourd’hui.
- Il faut aussi souligner qu’aussi bien lors du Mouvement anti-droite que durant la Révolution culturelle, ce sont les classes éduquées, du petit instituteur de village au cadre du parti, en passant par les professeurs, étudiants, médecins, ingénieurs, qui ont été la principale cible des attaques.
- Mentionnons en particulier les sites internet Yanhuang Chunqiu (Annals of the Yellow Emperor) ou Jiyi (Remembrance) ou encore le travail de la revue Old Photography. Sur cette revue et son rôle dans le travail de mémoire, voir Dong Ding, « Publier la revue Old Photos en Chine », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2007/2 n° 94, p. 25-33.
- D’autres étaient encore en montage lorsque j’ai rencontré Hu Jie. Ils portent également sur le mouvement anti-droite et la grande famine.
- Les titres anglais sont ceux choisis par Hu Jie.
- Though I am gone (2006) et My mother, Wang Peiying (2010) sont en effet particuliers. Le premier film est le fruit d’une rencontre importante entre Hu Jie et un homme, Wang Jingyao, qui voulait témoigner, raconter son drame personnel : l’assassinat de sa femme au début de la Révolution culturelle. Le second film, fait unique dans le travail de Hu Jie, est le fruit d’une commande : un des fils de la victime dont le film retrace le calvaire est un riche homme d’affaire chinois. Il a commandité et financé le film à la mémoire de sa mère, organisant même une cérémonie en son honneur dans un grand hôtel pékinois. Le film fut alors projeté devant un public choisi et non moins prestigieux, sous le regard indifférent de policiers envoyés en surveillance. Preuve que l’argent peut tout en Chine !
- C’est le cas de Wang Jingyao, l’époux de madame Bian, qui fut assassinée par les élèves du lycée pékinois dont elle était le proviseur adjoint en août 1966. Monsieur Wang a tout gardé : les dazibao injurieux rédigés contre sa femme, les photographies de la morte prises à la morgue, jusqu’aux habits ensanglantés qu’elle portait ce jour-là. Le récit qu’il fait de la mort de son épouse devant la caméra de Hu Jie est un récit définitif pour cet homme qui a survécu à son malheur avec l’idée de lui donner sens et justice.
- Sur la question de l’image comme preuve, voir Christian Delage, La Vérité par l’image. De Nuremberg au procès Milosevic, Paris, Denoël, 2006.
- Comme l’avait imaginé Boleslas Matuszewski (1856-v.1943), qui voyait dans le cinéma une nouvelle source de l’histoire qui pouvait à tout moment ressusciter la réalité. Voir Boleslas Matuszewski, Une nouvelle source de l’histoire (création d’un dépôt cinématographique), Paris, fac-similé réédité et présenté par Madgalena Mazaraki (dir.), Boleslas Matuszewski, Écrits cinématographiques. Une nouvelle source de l’histoire. La photographie animée, Paris, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, La Cinémathèque française, 2006.
- Pierre Ryckmans, « L’attitude des Chinois à l’égard du passé » (1987), in Essais sur la Chine, Paris, Robert Laffont, 1998, p. 739.
- Op. cit., p. 749.
- Op. cit., p. 750.
Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 87, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0087, accès libre)