Entretien avec Jean-Louis Comolli
Michael Hoare
Pour parler de tes premiers films, tu semblais dans La Cecilia et L’Ombre Rouge, d’une part régler tes comptes avec la question de l’engagement militant, et d’autre part chercher un style de réalisation qu’à l’époque on trouvait un peu maniéré, précieux… J’aimerais que tu parles des enseignements que tu as tirés de ces expériences. Ensuite, tu pars quasi exclusivement vers le documentaire avec On ne va pas se quitter comme ça, réalisé en 1981. Depuis tu n’as pratiquement plus fait de fiction sauf un téléfilm en 1987. Quelles étaient les raisons pour lesquelles, après ces expériences de fiction, tu as voulu travailler surtout le réel ? J’aimerais que tu en parles d’autant plus que dans On ne va pas se quitter comme ça, il y a une mise en scène qui rappelle par beaucoup de côtés la Nouvelle Vague, avec des scènes quasi-scénarisées mais visiblement improvisées, des personnages légers, une photographie très souple.
Le rapport au documentaire a toujours été quelque chose d’assez fort dans ma réflexion. Mon première film, La Cecilia, a été tourné en partie comme un documentaire. C’est un film historique, donc en costume. L’action se passait à la fin du 19e siècle au Brésil. On a tourné en 1976 à côté de Rome, mais néanmoins c’était un documentaire. Pourquoi ? Parce que j’ai tout à fait consciemment choisi un chef- opérateur qui était un homme du documentaire, Yann Le Masson. C’est un choix qui a un sens. J’ai pris quelqu’un qui est un cinéaste presque militant, un cinéaste d’intervention, il avait fait de formidables documentaires. C’était pour donner au film d’entrée de jeu un certain style, traiter cette fiction historique un peu à la manière d’un documentaire comme si une caméra avait été là en 1893 et comme si on avait pu filmer d’une certaine façon ce qui se passait. C’était une tendance dans ce film ; tout le film n’est pas fait comme ça. C’était fait en partie à la main, en partie pas à la main. Il y avait quelque chose comme une hésitation stylistique dans l’écriture de La Cecilia qui faisait que ce n’était pas aussi clair que ce que je suis en train de dire après-coup, mais au moins c’était là. Beaucoup de séquences ont été improvisées, par exemple. Ça aussi c’était une dimension quasi-documentaire. On avait – c’était le seul privilège de ce film – l’avantage d’avoir le groupe des neuf comédiens en permanence sur le tournage. Ils n’étaient pas pris dans un plan de travail qui faisait que tel jour ils étaient là à telle heure, et après ils s’en allaient. Ils étaient là tous, et tous les jours. Et donc on a pu changer des choses dans le scénario, improviser, changer des scènes, et les tourner aussi vite qu’on les décidait dans un esprit assez proche de la pratique du documentaire. La direction d’acteurs aussi allait dans ce sens-là. Le fait d’avoir plusieurs personnes à la fois nous sortait un peu de la direction théâtrale. On entrait dans quelque chose de plus furtif, de moins organisé. Donc là aussi j’ai fait l’apprentissage de ce que j’appellerais la logique utopique de l’intervention minimum du cinéaste, qui est quand même une de mes clefs de fonctionnement. C’est d’essayer de trouver le moyen pour dire le moins de choses possibles et faire le moins de choses possibles pour qu’un film se fasse.
Le choix de la forme d’intervention
Ceci nous renvoie aussi à la problématique du documentaire. La question qui se pose au documentariste c’est celle de la forme d’intervention qu’il choisit. Très souvent on peut dire que le sort du film se joue dans le choix qu’il peut faire entre une forme d’intervention et une autre. Est-ce qu’il faut parler aux gens avant, est-ce qu’il faut les rencontrer ou pas ? Qu’est-ce qu’on leur dit ? Est-ce qu’on leur donne des indications ou pas ? Est-ce qu’il faut qu’on explique ce qu’on fait ou pas ? Toutes ces questions-là, qui peuvent se décliner plus loin, sont des questions centrales du documentaire parce que c’est ce qui va déterminer le type de relation qu’on va avoir avec les gens qu’on filme, le type de proposition que ces personnes peuvent être amenées à faire, et notre capacité d’accueillir ces propositions.
Il ne faut pas oublier que faire un film, c’est souvent s’empêcher de faire un film. On ne pense pas assez la dimension négative du vouloir. Vouloir quelque chose c’est peut-être ne pas vouloir cette chose, et ça se vérifie constamment dans la mise en scène. La mise en scène est de ce point de vue quelque chose d’assez complexe parce qu’on peut dire qu’on veut faire une chose et en fait la mettre en place de telle sorte que cette chose devient impossible. Et c’est ça qu’on a voulu en fin de compte. On a voulu que ça n’arrive pas. Et donc une des choses qui est difficile à imaginer sur un tournage d’un film c’est qu’on puisse sortir de ce qu’on a pensé, de ce qu’on a écrit, qu’il s’agisse d’un scénario ou d’un découpage. Il faut en sortir pourquoi ? Parce qu’on n’est pas content avec ce qu’on a imaginé. C’est donc faire violence à sa propre logique ou être capable d’accepter de meilleures propositions qui viennent des techniciens, ou des acteurs. Je crois que dans ces moments-là qui sont des moments littéralement tauromachiques sur un tournage se joue quelque chose de la vérité du film et de la vérité du désir du cinéaste. Je ne le savais pas avant, j’ai appris sur La Cecilia à écouter ce que les autres pouvaient me dire de mon propre désir. Comment mon propre désir pouvait être dit mieux par l’autre que par moi. Parce que moi j’en étais tout simplement incapable. J’étais dans un système d’écran, de fausse représentation, de leurre qui me paraissait être le dernier mot de mon désir, et qui était en fait ce qui précisément pouvait éventuellement l’empêcher. Alors que dans la relation dialectique avec les autres, on vérifie au fond ce qui passe réellement de son désir, c’est-à-dire où on peut le connaître réellement parce que c’est l’autre qui le renvoie à ce moment-là. Alors ça se fait beaucoup dans le documentaire, et je l’ai expérimenté pour la première fois dans La Cecilia.
Dans On ne va pas se quitter comme ça, que j’ai tourné juste avant L’ombre rouge, je considère que c’est mon premier documentaire, même si j’avais fait auparavant « Cinéastes de notre temps » avec Labarthe, mais c’est quand même mon premier vrai film documentaire. J’ai beaucoup admiré le cinéma de Perrault et donc j’avais envie d’essayer quelque chose qui soit un peu dans cette filiation. Je rappelle que Perrault sait filmer les vrais gens bien sûr, mais en les faisant raconter leur histoire auparavant au magnétophone etc., et en écrivant le scénario comme un scénario de fiction à partir de ce que les gens ont dit. Alors j’ai fait la même chose. On a enregistré pendant des semaines toutes les histoires de ce bal avec Alain Ilan-Chojnov qui a fait ce travail de scénariste qui consistait à faire parler pendant des heures et des heures tous ces gens du bal. Après on a transcrit tout ça et ensuite on l’a traité comme un matériel de scénario. On a dit, ça c’est une scène, là le dialogue c’est ça et ça. Et puis évidemment ça nous a fait choisir les personnages parce qu’il fallait bien sûr que ce soit les mêmes qui jouent le rôle qu’ils avaient écrit, qu’ils avaient parlé. On leur a proposé au fond de redire ce qu’ils nous avaient dit. C’est un peu la méthode de Perrault et ça s’est passé je dois dire à ma grande surprise d’ailleurs de façon extrêmement facile, parce que ces gens ne demandaient qu’une chose, c’était ça, de jouer leur propre rôle. Ils en avaient fortement envie. Alors plus ça s’approchait du vrai cinéma entre guillemets, plus ils étaient contents.
Alors j’ai compris, j’espère avoir compris ce qu’il pouvait y avoir de fort dans le désir de l’autre par rapport au désir du cinéaste dans le documentaire. C’est quand même la grande question. Est-ce que, oui ou non, on est capable de travailler avec le désir de l’autre ? Parce qu’imposer son désir à l’autre, c’est toujours possible, ce n’est pas forcément facile, mais c’est toujours possible. Mais c’est souvent pas très gai, quoi. On aboutit à des choses souvent un peu sinistres. Alors travailler avec le désir de l’autre, là on peut arriver à faire quelque chose d’intéressant et de bien. Et là je me suis senti presqu’en défaut par rapport au désir des gens qui étaient dans ce film, qui était un désir de forme, d’écriture, de danse. Bien sûr, il fallait qu’ils dansent, c’était tous des fous de la danse, des maniaques de la danse. Et là je me suis dit : c’est eux qui font. Non seulement, ils font le scénario, on est parti de leurs témoignages, leurs récits, leurs souvenirs etc. Mais c’est eux qui font carrément la mise en scène, parce qu’ils amènent la forme, la forme investie par du désir, c’est-à-dire quelque chose de fort dont j’étais obligé de tenir compte.
Le monde tourne en rond
Au fond, le cinéaste c’est quelqu’un qui fait son apprentissage en permanence, ça devrait être ça. On n’est pas plus malin que les autres, et de temps en temps il y a des circonstances qui permettent qu’on comprenne des choses qu’on n’avait pas compris auparavant. Et là j’ai compris quelque chose que je n’avais pas comprises avant.
Le personnage principal du film s’appelle Kiki, c’est ce personnage aux mille histoires d’amour toujours recommencées. Kiki est un personnage que je trouve tout à fait étonnant, extraordinaire. Elle m’avait raconté que souvent elle se faisait raccompagner en voiture après le bal par des mecs qui la draguaient et puis là elle faisait l’idiote, elle les faisait marcher pour voir jusqu’où ils iraient dans leur demande. Puis elle se faisait raccompagner, basta. Alors on a voulu faire cette scène. Donc on a filmé dans la voiture.
Comme tout avait été dit par les personnages eux-mêmes, on avait les textes de leurs entretiens, qu’on avait découpé comme dans un scénario. Donc avant chaque scène, on les faisait lire le texte, en leur disant : « voilà, ce que tu as dit ». On a fait la même chose avec Kiki et dans une voiture, très malcommode pour filmer. La caméra était dans la place arrière, on était à côté, l’ingénieur du son était en dessous, couché comme d’habitude. Et la scène commence. Et on avait demandé au gars, au dragueur, de faire le tour pour simplifier, il tournait en rond gentiment sans demander son reste. Et ce qui est formidable, c’est que Kiki disait ce qu’elle nous avait déjà dit, elle le répétait formidablement bien et comme je ne disais pas coupez, elle recommençait. C’est-à-dire qu’elle était remontée en boucle. Ça a duré vingt minutes. Et là j’ai compris brusquement, elle me disait quelque chose que je n’avais pas été capable de sentir auparavant. C’est que, au fond, c’est de la parole qui passait à travers elle. Et qu’elle avait déjà dit mille fois à tous ces hommes, et que c’était monté effectivement totalement en boucle. Elle pouvait le dire et le redire à l’infini et que c’était juste à moi de dire quand j’en avais assez, quand j’en avais marre. Et si je ne le disais pas, parce qu’en effet, je ne disais pas « coupez » parce que j’essayais de dire le moins possible « coupez » et bien, elle était prête à le continuer toute la nuit. Et c’était une grande leçon, parce que là j’ai pu saisir une expérience qu’on a eue dans la littérature, qu’on a eue avec Marguerite Duras à de nombreuses reprises, le moment où on comprend que la parole se détache du sujet, et qu’elle tourne pour elle-même, qu’elle n’est plus l’expression de personne, mais qu’elle devient quelque chose qui l’habite et qui évidemment la dépasse. C’est une expérience saisissante. Pour moi elle était là. Voilà le genre de choses que les personnages eux-mêmes peuvent apporter. On sort de l’anecdote là, on rentre dans une sorte de vérité analytique du sujet, dans un autre ordre de pensée que celui qu’on avait posé au départ. C’est évidemment ça qui est intéressant dans le cinéma.
Précisément sur ce film-là, pour le spectateur, le personnage de la jeune est essentiellement un personnage de fiction, et toutes les séquences où elle apparaît semblent des séquences de fiction.
Oui, c’est un personnage qui a été rapporté. C’est le personnage qui en gros nous sert à rentrer dans ce monde-là. Cette jeune fille joue ça. Elle joue celle qui vient pour la première fois et qui découvre le monde du bal musette.
Donc l’idée était toute bête, c’était – je ne sais pas si elle était très maligne mais en tout cas elle était simple – ce petit monde de la Boule Rouge, du bal musette, c’est un monde qui tourne sur lui-même. L’image de la valse musette, de la toupie, dit bien ça. Ces gens se voyaient tous les jours ou presque, dansaient ensemble tous les jours ou presque. Avaient des histoires d’amour les uns avec les autres tous les jours ou presque. C’est toujours les mêmes gens et toujours les mêmes histoires.
C’est pour ça qu’il y a un moment qui est tout à fait bouleversant, je trouve, dans le film, c’est quand les femmes qui arrivent au début de l’après-midi, s’installent dans la salle, et on ne fait entrer les hommes qu’après. Ils défilent devant ces femmes, et il y a eu une qui dit : « Tiens, il y a des nouveaux ». Ça en dit long sur le fait que les nouveaux c’est exceptionnel, c’est une rareté. C’est une sorte de chair fraîche, d’imaginaire frais dont on peut s’emparer à ce moment-là, parce que le reste du temps, c’est toujours avec les mêmes. Les gens sont forcément dans la répétition bien entendu, dans le côté, tourner en rond, tourner à vide, et puis dans une sorte d’incapacité de se considérer véritablement eux-mêmes comme l’autre de l’autre. C’est ça qui bloque tout, qui fait qu’on est dans un système qui tourne à vide. D’où la réponse qu’on a proposé, d’amener quelqu’un qui ne les connaissait pas précisément, qui ne faisait pas partie de leur monde, qui n’y était jamais allé d’ailleurs, et donc qui se trouvait dans des conditions justes. Et quelqu’un avec qui ils allaient devoir se coltiner, et là c’est Simone Réel la chanteuse qui est obligée de se coltiner cette jeune femme qui ne comprend rien, c’est évident. Qui est complètement à côté de la chose. Mais il me semblait nécessaire de créer cette confrontation là qui est la seule vraie confrontation du film. Tout le reste étant en effet en boucle.
L’art du détour
Tu n’as pas parlé des enseignements que tu as tirés de ton autre expérience de fiction, L’Ombre rouge.
Il faut dire qu’entre La Cecilia et L’Ombre rouge, qui sont deux films de fiction pour le cinéma, se sont écoulés quelques cinq ans et l’échec d’un grand projet que j’avais sur la Commune de Paris. C’est un film que j’ai essayé de faire après La Cecilia, que j’ai écrit et pour lequel j’ai eu l’avance sur recettes et aussi l’appui de pas mal de comédiens. Puis il coûtait trop cher, était trop lourd, trop complexe, et je n’ai pas vraiment trouvé les moyens de le faire, donc j’ai dû renoncer à ce projet. Je me suis réorienté vers L’Ombre rouge en catastrophe parce que cinq ans étaient passés ce qui fait beaucoup dans la vie d’un cinéaste, d’autant que je n’avais pas commencé très tôt en plus…
Les cinéastes comptent les années qui passent…
Exactement. Et donc, il fallait tourner et j’ai tourné L’Ombre rouge. C’est vrai que L’Ombre rouge était fait sur un système qui était fort différent de celui de La Cecilia. Tout le monde s’en est aperçu, moi y compris. Là on est très loin du cinéma documentaire. On est dans autre chose puisque dans L’Ombre rouge, tu avais raison de dire tout à l’heure que c’était un film où je règle mes comptes avec le militantisme. En partie, parce que j’ai continué à les régler après aussi, et c’est un compte qui ne sera jamais soldé. C’était pour moi, plus directement que La Cecilia, un film sur mon histoire, sur ma période historique, bien que je ne sois pas né avant-guerre, et que je n’aie pas vécu ça directement. C’est de ça au fond, plus que du mouvement anarchiste, que mon expérience politique s’est forgée. Elle s’est forgée de la guerre d’Espagne, de l’URSS, des procès staliniens, tout ce matériau politique est dans ce film-là, et donc en effet, j’ai voulu sortir de manière assez nette d’une contradiction qui était celle du naturalisme.
Je considère que je ne suis pas un cinéaste naturaliste, que je suis même un cinéaste anti-naturaliste. Donc je n’aime pas le naturalisme au cinéma. Et je voulais aussi en finir avec ce que j’appelais la reconstitution historique, quelque chose qui m’a toujours énormément énervé. C’est-à-dire au fond, du Visconti sans Visconti. Je trouve ça toujours assez médiocre. Et donc le problème c’était, comme toujours d’ailleurs, de faire croire aux choses au moment où elles arrivent sur l’écran. C’est-à-dire, que le référent ne m’intéresse pas finalement. Ce qui se passe réellement dans l’histoire, ça ne m’intéresse que comme moyen, source, stimulus, réservoir d’idées ou d’images. Mais ça ne m’intéresse pas comme but à atteindre du tout. Puisque ce qui m’intéresse c’est ici, maintenant et aujourd’hui. C’est pour ça qu’il y a quelque chose de paradoxal dans le désir de film historique. Mais pourtant c’est toujours pour parler d’ici et maintenant que j’ai fait des films historiques.
Avec une musique contemporaine.
Tout à fait, et avec des spectateurs contemporains aussi qui ne sont pas des spectateurs de 1936. C’est ça, ma théorie du cinéma est articulée entièrement sur le spectateur. Il suffit de dire ça pour comprendre que si je fais du cinéma historique, c’est pour parler de maintenant. Je me sers d’hier, je donne des aperçus, des regards, des perspectives, parce que ça fait partie de l’imaginaire d’un sujet comme celui-là, mais c’est bien sûr pour travailler des questions d’aujourd’hui. Je crois que c’est un peu ce que j’appelle le détour. Je pense que le cinéma est un art de détour. La frontalité au cinéma, c’est rare. C’est quelque chose qu’il faut, à quoi il faut arriver en cours de route, pas du premier coup, et parce que ce n’est pas possible. Le cinéma c’est un peu comme le billard. Le billard à trois bandes, la plupart du temps, il faut jouer sur des bandes opposés pour arriver à ce que les billes se touchent. C’est rarissime qu’on fasse des coups droits. C’est même interdit dans le billard à trois bandes. Je trouve que le cinéma c’est un peu comme ça. Pourquoi ? Parce qu’il y a toujours cette part dans le sujet du spectateur, il y a toujours cette part d’impensé, d’inconscient qui est sollicité dans l’événement cinématographique et qui fait que les choses n’ont jamais de trajets linéaires, directs. C’est toujours des trajets brisés. C’est souvent des trajets inversés, c’est-à-dire, un stimulus produit la réponse inverse. Ce n’est jamais transitif.
Donc, l’idée de parler d’aujourd’hui et maintenant à travers l’histoire me paraît une bonne idée. C’est une idée un peu compliquée, un peu bizarre, mais ça me paraissait la meilleure idée pour ne pas faire de Costa-Gavras, disons-le, qui était pour moi le mauvais modèle. J’avais envie d’alambiquer les choses, de compliquer, de sophistiquer le jeu et donc de jouer par la bande.
Alors L’Ombre rouge c’est un peu le reflet de ça, le refus du naturalisme, le désir de faire un film presque lyrique, mais pas dans le sens de l’émotion, dans le sens de la parole, c’est un film parlé chanté, où il y a beaucoup de texte, les dialogues sont consistants, et puis, je l’ai pensé comme une chorégraphie, comme quelque chose de très loin du cinéma réaliste et du cinéma historique.
Mais cela t’a fait toucher à une structure du cinéma, gros budget, vedettes etc., qu’après tu as quittée.
Là, ça a été une expérience, difficile n’est pas le mot, mais lourde. C’est vrai. J’ai réussi à improviser aussi sur ce film, mais c’était nettement plus difficile. Ça a été beaucoup plus difficile. J’ai réussi à avoir la complicité d’un régisseur. Quand on est dans la fiction lourde et on veut improviser, il faut absolument avoir un régisseur en accord, ça suppose de faire bouger le plan de travail, et c’est très compliqué, parce que les billets d’avion sont pris, les chambres d’hôtel sont retenues quand on ne travaille pas à Paris, et les cachets sont calculés sur tant de jours et donc, ça devient absolument impossible. C’est pour ça que beaucoup de films sont prisonniers d’eux-mêmes. Le cinéaste passe son temps à construire la cage dans laquelle il sera prisonnier. C’est ça qu’on appelle généralement un film de fiction. Dès qu’on veut casser les barreaux de la cage, c’est très difficile. Bien sûr qu’il y a plein de cinéastes qui le font et qui l’ont fait et qui le feront. Et heureusement. Mais pour moi c’est une expérience que chacun doit faire parce qu’elle est peu transmissible. Ce n’est pas parce que je sais que Godard peut laisser son équipe tourner en rond pendant trois jours et ne pas venir sur le tournage que je peux faire la même chose. Il faut que je trouve mes propres moyens pour déjouer le piège qui est toujours tendu dans le cinéma industriel, le cinéma lourd. Et dans L’Ombre rouge on a pu, ici et là, changer des choses, improviser, écrire sur le tournage même, mais peu, faiblement, moins que j’aurais voulu en tout cas, ça c’est sûr.
Moi je ne revois jamais mes films, c’est une règle que je me suis fixé, et donc je n’ai plus que des souvenirs. Et dans le souvenir que j’ai du film, je trouve que c’est un film rituel, où le rituel est très important, la chorégraphie.
Mais qui finit par le suicide, c’est cela qui est désespérant dans cette histoire.
Oui, ça finit très mal. J’ai toujours pensé que les happy ends étaient des fausses happy ends, et tout l’art du narrateur…
On peut avoir des fins ouvertes, mais là, entre le suicide de l’un et l’arrestation de l’autre…
Oui, oui, là c’est carrément clos. J’aime bien cette idée qu’il n’y a pas de bonne fin. C’est une idée d’enfant. C’est l’idée de quelqu’un qui ne veut pas que ça s’arrête. Je n’ai pas envie que le film s’arrête quand je suis spectateur et j’ai pris du plaisir à un film. Le fait que ça s’arrête me choque. Je trouve que c’est une violence. C’est comme si on me réveillait pendant un rêve, toute proportion gardée bien sûr. Donc cette violence a toujours été un problème. A mon avis, c’est un problème de tout film. Parce que non seulement le film s’arrête, mais les lumières s’allument, et puis on revient à la vie réelle, il y a quelque chose de fort. C’est comme sortir d’une séance d’analyse, on passe d’un niveau où l’inconscient est actif à un niveau où on le tient sous le boisseau. Et ça fait une grosse différence de régime. Et donc cette violence de la fin m’a toujours posé problème dans mes films. J’ai toujours un problème pour finir mes films. Et dans L’Ombre rouge j’avais décidé de faire plusieurs fins, qui est une solution adoptée à de nombreuses reprises dans le grand cinéma classique, c’est de multiplier les fins de façon à faire en sorte que ça soit fini sans être fini. Donc il y avait une fin dramatique, qui était la mort précisément, le film aurait pu s’arrêter là, puis après il y avait une fin logique qui permettait de résoudre deux ou trois fils de l’histoire qui restaient en suspens, et puis il a dû y avoir une fin cinématographique.
La fin logique, c’est : « je me rends », et la fin cinématographique, c’est l’arrêt sur l’image, dans le Palais de la Découverte.
C’était l’idée que puisque la fin est désagréable, mieux vaut en avoir plusieurs.
Conflits et croyances
Tu reviens sur cette question d’être militant et d’être dans la politique à plusieurs reprises.
C’est une constante de mon cinéma. C’est une question qui m’intéresse.
D’abord je continue à avoir une pensée politique du monde. Et ensuite les militants m’intéressent en tant que personnages puisque c’est à travers eux qu’on peut traiter les questions comme le groupe, l’appartenance à un groupe, le fait d’être ensemble, de faire des choses ensemble, donc les conflits qui peuvent se poser, qui se posent entre l’individu et le groupe. Et puis c’est à travers eux qu’on peut traiter la question de la croyance qui est une question fondamentale et dans une société et au cinéma. C’est une question à la fois politique et esthétique. C’est évident, la question de la croyance est la question essentielle du cinéma et c’est aussi la question centrale des sociétés parce que la croyance religieuse d’une part, la croyance politique d’autre part ont fait quand même que les sociétés ont tenu debout jusqu’à présent. Avec des crises certes, mais jusqu’à présent elles ont tenu.
À propos de la question de la croyance ou la confiance, il y a un moment dans Tous pour un que je trouve fort, c’est après une première discussion entre les deux militantes, l’une du Front National, l’autre cadre du RPR, qui discutent des vibrations qu’elles ressentent en écoutant telle ou telle grande personnalité politique, tu es allé Place de la Concorde, filmer en plan fixe cette militante en train d’écouter Chirac remercier ses partisans et, visiblement, elle est émue. Et il y a ce désir de s’engager, de participer au monde qui est repris plusieurs fois dans tes films.
Absolument. Moi, ce qui m’intéresse c’est le conflit, si tu veux. C’est le fait que ce désir n’est pas un désir simple. C’est un désir qui est à la fois contrarié parce qu’il y a d’autres désirs qui viennent le combattre. Et c’est un désir qui amène le sujet à se diviser. Ceux qui sont dans la croyance sont d’une certaine manière des sujets en crise. Quelque chose s’avoue – on dira ça comme on voudra – d’un manque, ou d’un trou d’angoisse. On peut le psychologiser, on peut le « métaphysicer », mais il y a quelque chose qui se noue là, qui s’avoue là de ce manque à être, qui est la dimension même de l’existence de l’homme sur cette terre. Et je pense que des militants activent ça, dans le désir d’adhérer, dans le désir de croire, dans le désir de faire corps avec une idée…
Et dans l’idée de transformer les choses.
Oui, bien sûr. En plus, être militant c’est être un bon militant, donc l’idée de travailler pour une utopie, une amélioration, c’est quand même ça qui est en jeu aussi, l’amélioration de l’homme, donc un homme meilleur. Tout ça exprime de manière positive quelque chose de négatif qui est précisément cette crise profonde, cette angoisse.
Je trouve que c’est plus intéressant de le dire de manière conflictuelle que de le dire aussi directement. C’est-à-dire que je trouve que c’est plus intéressant de traiter du vide à travers un personnage plein, politique, plein de discours, plein de croyances, plein de désirs, qu’à travers un personnage vide. Voilà.
Pour le dire d’une autre manière un peu caricaturale, j’aurais préféré que La Notte d’Antonioni soit dans une cellule du Parti Communiste Italien. Ça m’aurait vachement intéressé. Tel que c’est là, ça m’intéresse moins. Je trouve qu’il y a trop d’adéquation entre le vouloir- dire et les personnages. Or ce qui est intéressant, c’est des questions tout à fait centrales, importantes, et elles donnent une dimension précisément métaphysique ou philosophique aux personnages et au cinéma précisément, et d’autant plus et d’autant mieux que ces personnages sont pris dans des relations fortes au monde.
Un des points forts de ces films, c’est l’émergence de quelques grands personnages. Je pense que Michel Pezet dans le film sur Marseille devient une sorte de personnage tragique intéressant, que Jean Claude Gaudin arrive pratiquement à voler le film, et aussi dans le film sur la Campagne de Provence, il est très attachant. Mais est-ce que dans cette concentration sur l’humanité et le désir des personnages, il n’y a pas évacuation de ce qu’ils veulent faire sur le plan précisément politique, leurs programmes, l’effet de leurs idées et leurs actes ?
C’est indéniable, mais c’est le travail du cinéma. Le cinéma, c’est une machine à fabriquer de l’humain. On n’y peut rien. C’est comme ça et ça a toujours été comme ça. C’est-à-dire que quand on veut fabriquer autre chose que de l’humain avec le cinéma, ça devient de plus en plus difficile. La preuve, c’est ce qui se passe à Hollywood. L’espace se rétrécit considérablement. Ou alors il faut faire du cinéma de synthèse, ce qui va bientôt arriver. Là on va pouvoir faire de l’inhumain sans problème. Ça commence à exister ponctuellement ici et là, mais sinon le cinéma ça fabrique de l’humain. On peut s’en plaindre, on peut aussi s’en réjouir. En tout cas, c’est comme ça. Et donc si on filme vraiment quelqu’un, on en fait un personnage. C’est inévitable. On ne peut pas faire autrement. Pour ne pas en faire un personnage, il faut des ruses de sioux. Il faut avoir un point de vue très pervers. Il faut aller à contre pied du désir que l’on a de la chose, et du désir que l’autre aussi a de cette chose.
Toi, ta démarche c’est de rentrer dedans.
Moi, c’est de rentrer dans le désir. Au contraire, c’est de me servir de la force du désir de l’autre comme force pour faire mon film. C’est ça mon jeu.
C’est pour ça que je ne filme pas des gens qui ne veulent pas être filmés.
Pour moi c’est un interdit, non pas parce qu’ils ne veulent pas être filmés, mais c’est parce que ça me servirait à rien. Parce que je ne serais pas capable d’utiliser leur refus.
Pour répondre à ta question, ça met la dimension humaine des hommes politiques au premier plan. Je trouve que ce n’est pas une entreprise non politique ça. Ça a du sens. Précisément, par rapport à ce qu’on disait tout à l’heure sur la manière dont la figure politique, la figure de l’homme politique est réduite à sa plus simple expression par la télévision, je trouve qu’il y a un véritable enjeu à lui redonner un peu de profondeur, un peu d’épaisseur, de chair. Il y a un enjeu de réincarnation qui me paraît très utile parce qu’au fond, plus un homme politique est un homme, plus il me ressemble, plus on a des choses à faire l’un avec l’autre. Donc toute cette opération de déshumanisation, désincarnation, réduction en poupées, pantins etc. tout ça a un sens. Pour moi, ça a le sens : je n’ai plus rien à faire avec ça, je ne peux plus en faire grand-chose. Ça ne me sert à rien, ce n’est plus utile dans ma vie. Je crois que c’est pernicieux. Je crois que je préfère penser qu’un personnage comme Jean-Claude Gaudin est un homme avec ses faiblesses, ses complexités, ça ne me fait pas du tout peur. Je pense que j’arriverai mieux à comprendre la ligne politique qu’il peut suivre que si je pense que c’est un pur robot qui dit des choses sans y croire.
D’autre part, je crois que c’est beaucoup plus intéressant. Notre problème de cinéastes, quand on filme la politique, c’est précisément de la prendre au sérieux. C’est de ne pas en rester au niveau des énoncés tout faits. C’est d’être capable de confronter ces énoncés avec la densité de pensée, la densité d’existence qu’il peut y avoir dans l’énonciation de l’énoncé, c’est toute la question. Moi, ce qui m’intéresse, ce n’est pas ce que dit quelqu’un. C’est ce qu’il est en le disant, c’est ça qui m’intéresse. Le cinéma a à faire avec l’énonciation, il n’a pas à faire aux énoncés. Le cinéma a affaire à la vérité en tant qu’elle est au moment où quelque chose se passe.
Autrement dit, ce n’est pas un programme, ce n’est pas une idée politique qui fonctionne au cinéma, c’est l’intensité ou le creux ou le vide ou le plein avec lequel c’est dit au moment où c’est dit. Voilà. C’est-à-dire quelle dose d’émotion, moi j’appelle cela émotion, c’est un mot qui englobe tout, on peut ressentir quand quelqu’un te dit quelque chose.
Mais revenons sur l’exemple de Gaudin. Le message essentiel du film, c’est que finalement vous vous êtes très bien entendus. Vous l’aimez bien, il vous aime bien.
Lui, il nous aime. Nous on l’aime bien aussi, mais dans Campagne en Provence on a essayé de ne pas entrer avec lui dans la même connivence qu’on avait pas pu avoir dans Marseille, de père en fils. Dans ce film, on avait, une très belle séquence avec Gaudin, il nous avait invité dans son cabanon à Sornion que son père lui a légué, et c’est là où il nous avait parlé de son père. Et il y avait tout le dialogue sur le Front National d’un côté, et la mort de son père de l’autre. C’était un moment tout à fait formidable, et là on était véritablement ses invités, on était dans la complicité, dans la connivence plutôt. Connivence que quelqu’un comme Gaudin fabrique, crée, et dont il se sert très bien parce qu’il est très doué pour ça. On l’avait prévenu dans La Campagne de Provence qu’on allait changer cette règle de relation, et qu’on ne serait plus dans la connivence. On ne le reverrait plus en particulier. Il serait traité exactement au même titre que les autres hommes politiques, c’est-à-dire, qu’on recevait par fax le programme quotidien de chacun des partis, et on décidait par rapport au scénario – comme c’était une chronique, on écrivait le scénario au fur et à mesure qu’on filmait – donc on se disait : tiens on a besoin de filmer Gaudin maintenant. On allait plutôt chez Gaudin que chez Maigret ou chez Tapie tel jour à telle heure. Comme si on avait une sorte de rayon de marché avec le programme des actions quotidiennes, les gestes quotidiens de chacun des candidats et nous, en construisant notre scénario, on choisissait de tirer plutôt ce fil que ce fil à un moment donné. C’était une écriture simultanée au tournage qui est quelque chose de formidable. Le tournage a duré neuf mois, ce qui le rend possible évidemment. Donc, on a prévenu Gaudin qu’il n’aurait pas de traitement de faveur, qu’on n’aurait pas la même complicité que celle qui avait existé avec lui dans Marseille, de père en fils et qu’il serait filmé aussi platement que les autres, si je puis dire. Ce qu’on voit, c’est qu’il tente de transgresser sans cesse cette barrière purement formelle fictive, et qu’il tente constamment de toucher Samson, de le prendre par l’épaule. Il est tenté de faire ça, et on le sent, et Samson a du mal à s’en défendre. La règle du jeu est difficile à suivre pour les deux, parce que c’est vrai qu’avec Gaudin c’est comme ça que ça se passe, c’est la tape dans le dos, il prend le bras, il t’amène. Comme Tapie d’ailleurs, Tapie aussi fait ça. Il y a l’idée, il y a la séduction, et le contact physique, le fait de toucher le corps de l’autre, c’est très, très important en politique, chez ces deux-là en tout cas. D’autres peut-être pas, mais eux ils n’ont pas peur de ça. Au contraire, ils sont demandeurs. Donc, c’est difficile si tu veux garder une certaine distance, une certaine froideur, c’est extrêmement difficile et effectivement on sent ce conflit latent, derrière. Il est dans le film. Ça n’empêche pas qu’on a respecté la règle du jeu dans tous les plans où elle a été posée, comme de ne pas filmer les gens dans leur intimité ou chez eux, de les filmer en public, dans des circonstances publiques, même quand on faisait un entretien avec eux, c’était au milieu de la foule, etc. etc. Ces règles-là ont été suivies sans problème.
Il y a la question de la place de Jean-Louis Comolli parfois dans ces films politiques, et, notamment, il y a une différence entre la Campagne en Provence et les autres, finalement que c’est la musique qui nous dit ta place. Et notamment, dans ces séquences du Front National. Parce que dans Tous pour un, je n’ai pas remarqué de différences dans la manière dont tu filmais le Front National dans sa marche de Jeanne d’Arc, ou cette Marie-Hélène Février et les autres militants des autres groupes. Ça c’est quelque chose que vous avez tiré en bilan des films précédents ?
Dans Tous pour un la dimension était très différente, tout simplement parce que ce n’était pas un film politique, c’est un film sur le militantisme. C’est très différent. Ce n’est pas un film sur la politique. C’est un film sur la croyance.
Sauf qu’il y a constamment une question centrale qui traverse l’ensemble du film et ses personnages, c’est la question des immigrés.
Les questions politiques traversent le film d’autant plus facilement que ce sont des militants de partis politiques. Ces questions ne sont pas barrées. Elles sont là.
Mais tout de même la question de l’immigration est là en tant que telle.
C’est cette question-là, c’est tout à fait juste, mais ça, je pense qu’il faut la mettre au compte de l’écriture du film par le réel. On n’est plus dans l’intention de l’auteur, on n’est plus dans le désir du cinéaste. On est dans quelque chose qui se combine. Comme on dit que l’inconscient c’est quelque chose qui se passe entre l’analyste et l’analysant, c’est donc ni tout à fait à l’un, ni tout à fait à l’autre. De même, on peut dire que le film, notamment le documentaire, c’est ce qui se passe entre le cinéaste et le monde. Et que donc ce n’est pas forcément plus à l’un qu’à l’autre. En tous cas, c’est entre les deux. J’ai l’impression que dans Tous pour un c’est particulièrement vrai parce qu’il y avait beaucoup de raisons pour que ça soit comme ça. Le film a été décidé très tardivement. Je me suis mis en route peut-être une semaine, dix jours avant de tourner. Donc au dernier moment. Je n’ai pas eu le temps de méditer, de laisser les choses travailler, ce que je fais quand même. Il est assez rare qu’on tourne un film immédiatement après que l’idée ait été déposée, voilà. Donc ce travail de maturation qui fait travailler l’inconscient bien sûr, s’est fait à chaud et à vif, si je puis dire, sur le tournage lui-même. Et puis, au départ, c’est un film de commande en quelque sorte, c’est le désir d’un producteur. Donc moi je suis entré dans le désir d’un autre au fond. Je ne savais pas très bien quel était mon désir par rapport à tout ça. Toutes ces raisons-là font que j’ai tenté en cours de route, de comprendre où était mon sujet.
Ma manière de le comprendre c’était de rentrer des choses qui n’étaient pas dans mon sujet. C’est-à-dire de faire rentrer le Front National, qui n’était pas prévu au départ parce que ça devait être un face-à face entre les militants RPR et les militants socialistes, et j’ai fait entrer la grève à la SNECMA. Deux choses qui sont des verrues, en tout cas, des entorses, des greffes pas tout à fait prises dans le corps du film. Le film aurait été plus lisse, dramaturgiquement beaucoup mieux organisé si on était resté dans le face à face entre les deux camps. Il aurait été plus séduisant, il aurait été davantage diffusable, et le fait de vouloir faire entrer ces deux acteurs à coups de marteau, sans préparation scénaristique, sans avoir la possibilité de tirer des fils pour y arriver, c’était faire violence au corps même du film, à son propre imaginaire. Le Front National entrait tout seul en quelque sorte, mais j’aurais pu l’empêcher de rentrer. J’ai au contraire poussé pour qu’il rentre, de même pour les militants syndicalistes de la SNECMA. C’est pourquoi je dis que le film est un entre-deux, entre le réel et la pensée de l’auteur. A un certain moment, un compromis a été fait, et ce compromis c’était de faire rentrer des choses qui ne devaient pas rentrer dans le film. Alors ça donne un sens politique tout différent de la voie principale qui a été suivie.
Réduction musicale
Oui, mais je veux revenir à la question de ta place à toi, et à la manière dont tu exprimes un point de vue. À Lussas, tu as parlé à propos de la Campagne du choix de filmer le Front National dans ce train de montagne, ce qui était fait pour évoquer certains souvenirs, certains « détails » techniques que je trouvais un peu subtils pas toujours évidente à capter face à l’auto-mise en scène très bonhomme de Le Pen. Or, par contre, ce qui donne de manière très insistante cette impression sinistre à chaque fois qu’on est en compagnie du Front National, c’est la musique.
C’est un point qui est très important, mais qui est important dès La Cecilia, la musique me sert dans la plupart des films, pas toujours mais souvent, à dire mon point de vue. Je me sers de la musique comme d’une sorte de discours transversal de commentaire qui est perpendiculaire au film, qui ne se superpose pas, donc par conséquent avec le mouvement du film, c’est pour ça que ce n’est jamais la musique des personnages, jamais la musique des situations mais c’est une musique qui vient donner un point de vue sur les personnages et sur les situations. Donc ça peut être une musique parfaitement en désaccord avec ce qui se passe dans la scène du point de vue de la croyance dans la scène. C’est une musique qui n’a pas peur de jouer sur la distanciation. Et ça c’était vrai dans L’Ombre rouge si tu te souviens bien.
Là on a une musique qui joue un rôle bizarre par rapport à une musique de film parce que c’est une musique qui pointe les choses, qui attire l’attention sur les choses, qui change le climat des choses pas comme chez Rossellini.
J’aime beaucoup la musique de films chez Rossellini, mais c’est une musique qui amplifie toujours ce qui est en jeu dans le film. Le cinéma fait toujours de petites choses, les miracles au cinéma sont toujours de petits miracles et dans le cinéma de Rossellini, les petits miracles sont amplifiés et prennent une force de cyclone par la musique. Moi, c’est le principe un peu inverse, la musique me sert plutôt à réduire les choses, un peu comme on utilise des formules de réduction en chimie, en l’occurrence; décaper, enlever des résonances excessives, dessécher les choses, voilà.
Ou colorer les choses.
Ou les recolorer pour les faire voir autrement.
C’est un peu pareil dans les films où vous croquez les différents lieux d’interaction sociale, je pense au film sur les bureaux où on l’ouvre par un long travelling dans un couloir, mais ce qui nous donne la couleur du film encore une fois, c’est la musique. Elle nous suggère l’ennui, la tristesse, la fermeture.
La musique joue un rôle tout à fait déterminant. Ce qu’il faut comprendre, c’est que la plupart du temps, dans les films où il y a musique, je fais composer cette musique avant le montage, sur les rushes. J’envoie les rushes au musicien, les cassettes. Il voit ça, il compose sa musique, elle est enregistrée avant le montage. Quand elle n’arrive pas au début du montage, on commence à monter avec de fausses musiques. On monte tout de suite avec des musiques. La musique n’est pas une couche qui s’ajoute après coup, comme ça arrive la plupart du temps. Elle est une couche constitutive. Et donc elle joue un rôle actif dans ce montage. C’est pour ça qu’elle est toujours un fonctionnement majeur, si je peux dire. Parce qu’on la met pour dire quelque chose à un certain moment, qu’on ne pourrait pas dire sans elle.
Et que si on n’avait pas de musique, on ne dirait pas.
Cela fait partie du tout, je pense. Et parfois ça pose problème. Je pense à Naissance d’un hôpital où l’usage de « L’Art de la fugue » de Bach renforce ce côté « hymne à la création » raconté par un architecte ravi d’utiliser un film pour pouvoir raconter son propre génie, et que tu filmes et montes sans aucune sorte de distanciation ou de regard critique.
Oui, mais ça c’était la condition je dirais sine qua non, dans le sens où, ayant décidé que ce journal de l’architecte se déroulerait au fond dans sa tête, c’est-à-dire dans nos têtes, il est évident que le fait de croire qu’on est à l’intérieur de la pensée du personnage est vraiment indispensable.
Mais pas n’importe quel personnage.
Inévitablement un journal de travail, c’est un journal où on reconnaît des difficultés, mais on dit aussi qu’on les surmonte. En tout cas, celui-là est un journal qui se termine bien, par la résolution des problèmes posés. Donc en fait ça peut tourner à l’autocélébration comme tu dis. En même temps, je trouve que ce n’est pas tout à fait vrai parce qu’il me semble que le corps de Riboulet, sa manière d’être à l’image, sa manière de jouer au fond son propre rôle, apporte une sorte de densité inquiète qui fait, d’une part, qu’on y croit très fort et d’autre part, on pense que c’est plus compliqué que ce qu’il dit. On n’est pas complètement dans l’illusion de la maîtrise.
Pourquoi cette musique, parce que c’est la musique qu’il écoutait ?
Évidemment, on n’a mis dans ce film que la musique dont lui-même parlait.Il se trouve qu’il a travaillé en écoutant des musiques et on a mis même les versions exactes qu’il avait entendues, parce que c’est en plus un film où moi je ne suis pas intervenu par la musique. Le pari c’était de pouvoir faire basculer le spectateur à l’intérieur de la tête du personnage. C’est vrai que je me suis plutôt attaché à ça que la partie inverse, qui était de mettre à distance le personnage et le spectateur. Là, il s’agissait de les confondre au maximum.C’est peut-être la faiblesse du film, je veux bien le discuter.
Changer de jeu
Alors peut-être pour conclure sur tout ça, comment tu réagirais à l’idée qu’à travers des années s’est constituée une sorte de machine, de tactique comollienne pour faire une œuvre à partir de la réalité qui consiste à faire la distanciation par rapport aux méthodes habituelles dont tu as parlé dans tes textes à Lussas, par rapport à la mise en scène dominante, où tu prends quelques axes du genre : je déplace l’intervieweur pour qu’il soit loin de l’interviewé, je place la lumière en rase profil pour que les gens soient fortement éclairés sur fond d’ombre, je les fais marcher de long en large dans un couloir parce que comme ça ils seront moins à l’aise que derrière un bureau avec leur langue de bois habituelle, et en utilisant ces astuces, c’est un moyen de faire couler un peu plus de jus de vérité, et donner un film. Est-ce que tu penses que ça touche à quelque chose ?
Oui, sans aucun doute, et puis non assez nettement. Parce que j’ai du mal à penser que j’applique la même solution à tous mes films. Je crois que ce n’est pas vrai. J’ai l’impression que ma façon d’aborder le cinéma et le cinéma documentaire en particulier c’est justement de trouver pour chaque film un mode d’emploi, qui n’est pas nécessairement le même que le film précédent. Et je dirais même que d’un point de vue de ma propre satisfaction de sujet, j’aime bien l’idée que je change de jeu souvent. Je ne suis pas amené à reproduire le même système de film en film. Comme d’autres le font. Ça peut être très bien par ailleurs, ce n’est pas un jugement de valeur que je porte, c’est une constatation. J’aime bien cette idée que toutes les contraintes changent, les conditions changent. Le sujet change bien sûr, les gens changent et moi aussi, je change. Donc j’ai du mal à fédérer tout ça sous une unité, je vois tout ça plutôt comme un chemin. Je vois plutôt le passage d’un film à un autre comme le passage d’un point à un autre avec des choses différentes qui ont changé d’un film à un autre. Je suis trop partisan du système de la transformation du spectateur pour imaginer que le cinéaste lui, de son côté, ne se transforme pas. Bien sûr, il se transforme aussi. Et donc je passe effectivement d’un système à un autre.
Est-ce que dans chaque système le même type de stratégie est à l’œuvre ? Comment déjouer les pièges, comment déjouer la langue de bois, comment utiliser la mise en scène de l’autre pour la montrer, pour la dénoncer ou la rendre sensible, oui, là sans doute, parce que là, ça renvoie plutôt à une conception du cinéma qu’à autre chose, donc à quelque chose qui peut permettre de se retrouver et de passer à travers toutes sortes de films ou de sujets. C’est sûr que, je l’ai dit déjà à Lussas, j’ai le sentiment qu’on ne fait pas aujourd’hui des films dans le vide, on fait des films dans le trop plein. Il y a une multitude de films, une multitude d’images et de sons, et donc le problème aujourd’hui c’est de faire voir et entendre des choses comme si c’était la première fois qu’elles se passaient, alors qu’il est évident que ce n’est la première fois pour personne. Il n’y a plus de première fois et pourtant exactement comme dans l’analyse, il faut qu’il y ait de la première fois qui soit réinvoquée, qui soit réactivée pour qu’il se passe réellement quelque chose.
Moi, mon problème d’amoureux de cinéma, c’est que je veux qu’il se passe réellement quelque chose quand je vois un film. Réellement en moi. C’est ça qui m’intéresse. Sinon ça ne m’intéresse pas. S’il ne se passe rien, ça ne m’intéresse pas. De même que quand je vais voir une peinture, j’ai envie qu’il se passe quelque chose. J’ai envie de pleurer de voir une peinture comme j’ai envie de pleurer au cinéma. Si je n’ai pas une émotion suffisante pour que je me dise : « tiens, il se passe quelque chose qui me transporte, qui me fait trembler », alors, je m’ennuie et ça ne m’intéresse pas. La consommation purement culturelle au sens où on aligne des connaissances, on aligne des informations, m’ennuie et je préfère tourner le dos carrément à ça pour aller vers une consommation plus affective au fond, de l’œuvre d’art.
Donc en fait la question que je me pose chaque fois c’est : aujourd’hui et maintenant comment est-ce que je peux faire pour que des spectateurs entendent, voient et donc éventuellement soient émus par quelque chose dans un film. D’où des stratégies qui sont souvent des stratégies de méfiance ou de défiance. Des stratégies qui consistent à prendre le contre-pied de ce qui se fait, ou de ce qui se ferait, ou de ce que moi-même je ferais d’ailleurs.
C’est souvent mon propre contre-pied que je prends, c’est le contre-pied de ma première idée. Très souvent, j’écris un premier découpage et je fais le contraire. Parce que comme tout le monde, les idées qui viennent sont aussi des idées qui sont traversées par une manière dominante de pensée parce que personne ne fait exception à la règle et que c’est un travail de faire exception, on n’a pas le don d’exception dans la tête. On a au contraire celui de se ranger à l’avis général et de penser comme les autres. Penser c’est malheureusement aussi penser comme les autres. Et donc pour penser autrement il faut faire un travail, et ce travail je le fais moi en posant quelque chose et puis en le défaisant. Ce n’est pas un désir de se démarquer. C’est plutôt le désir de faire en sorte que quelque chose se passe qui permette d’écouter.
Par exemple dans le dernier film, La vraie vie… Je ne suis pas sûr qu’on aurait entendu ce qu’on a entendu, si j’avais laissé les personnages assis derrière leurs bureaux. Je pense que le fait qu’on les voie déambuler, répondre à des questions, que les bureaux soient vides, que ce soit dans des lumières de théâtre etc. etc., tout ça fait qu’on écoute ce qu’ils disent autrement que s’ils avaient dit dans une mise en scène de reportage. C’est ça que je crois. Mon problème ce n’est pas de trouver des formes qui agrémentent ou qui varient par rapport à des systèmes d’écriture en vigueur, c’est plutôt d’essayer de trouver des systèmes qui permettent de revenir au sens. Parce que je considère, moi, je l’ai déjà dit mais pour moi c’est une clef, je considère que rien ne passe.
Personne n’entend ce qui se dit dans un film, et personne ne voit ce qu’il y a dans un film. Voilà, c’est ma règle de départ. Tout ça doit être un travail pour que ça ait lieu. Rien n’a lieu. Si on ne fait pas en sorte que ça arrive, il ne se passe rien. On croit qu’on a vu des choses, on croit qu’on les a filmées, mais il ne s’est rien passé. Il y a un énorme travail à faire pour commencer à entendre, commencer à voir, et ce travail passe entre autre chaque fois par le fait de trouver des solutions qui peuvent être différentes, plus ou moins originales peu importe, mais qui sont des tentatives pour redonner un peu de vraie intensité à cette parole prise dans le flot des paroles, toujours déjà usées, et que plus personne n’écoute. C’est ça le problème.
Quitte à prendre le risque de quelques effets retors.
Oui, oui bien sûr.
On a parlé de La vraie vie (dans les bureaux), il y a un moment où il y a un panoramique sur des fenêtres allumées dans la cour qui est un fort rappel ou citation de Fenêtre sur cour, je me suis demandé le sens de cette citation-là, à ce moment-là, si ce n’est pas le cinéaste-cinéphile revenant sur ses codes…
Oui mais ta réaction est trop savante. Comme un mathématicien donne des paramètres à une fonction mathématique qu’il veut utiliser, nous, on donne des paramètres à cette fonction spectateur. Et un des paramètres, c’est qu’il ne sait rien. C’est un paramètre absolu. Le spectateur ne sait rien. Tout ce qu’il va apprendre, il va l’apprendre pendant le film. Il n’y a pas de savoir préalable au film pour un spectateur, pour cette fonction spectateur. Donc si le film n’est pas capable de constituer pour lui-même sa propre référence, faire qu’il devient son référent en quelque sorte, alors c’est foutu. Si le film ne fonctionne que parce qu’il suppose que le spectateur sait déjà ceci, sait déjà cela, alors ce n’est pas vrai. Bien sûr que le spectateur sait tout ça, ou il sait encore plus que tout ça, mais ce n’est plus dans le film à ce moment-là, c’est ailleurs. Moi ce qui m’intéresse, c’est que ça soit dans le film, que ce soit ailleurs j’en ai rien à foutre, sinon je ne ferais pas de cinéma. C’est pour répondre à ta comparaison hitchcockienne, pour moi le spectateur qui voit un film n’a rien vu. Il doit découvrir les choses, et les voir, et les entendre et donc les vivre parce que c’est avec lui que ça se fait, tout simplement, c’est avec sa propre conscience, et son inconscient, c’est avec toutes les dimensions de son sujet que le film se fait, et cette matière-là ne peut pas exister préalablement. C’est un peu comme l’entre-deux dont on parlait tout à l’heure, il existe dans la rencontre entre le spectateur et le film qui est une rencontre ici et maintenant.
Et c’est la même chose quand l’effet de mettre des gens dans des lumières crûment théâtrales, n’est pas de mettre en avant leur beauté, mais plutôt leur laideur…
Non, ce n’est pas vraiment l’intention, ce n’est même pas du tout l’intention.
J’aime pas l’idée que j’enlaidis les gens. J’aime l’idée plutôt que je sors et le spectateur et le personnage du cadre familier pour l’aventurer dans un cadre autre, non familier, voilà. L’opération de mise en scène de la vraie vie… montre que pour ces gens, le film dit ça constamment, « on ne voit pas le temps passer ; on est là depuis des années, on a l’impression que c’était hier, la vie au fond passe sans qu’on l’a sente ». Donc ils sont entrés dans ce travail comme dans une seconde nature, une seconde peau, ils n’ont plus de distance par rapport à lui. Bien qu’intellectuellement ces femmes continuent de critiquer leur condition, du point de vue sensible, du point de vue du corps, elles sont dedans. Or du coup, mon travail à moi c’est de les en sortir précisément. Donc il faut les sortir de ça, de leurs vêtements, de leurs petites habitudes, de leurs bureaux, de leurs marques. Le cinéma sert un peu a ça, sert à montrer comment les gens peuvent passer d’un état à un autre état.
La structure du film, c’est quand même 50 minutes sur la fermeture, et les 20 dernières minutes qui partent enfin sur l’imaginaire, sur ce qu’aurait pu être la vie si, etc.
Bien sûr, là tu pointes quelque chose. Au fond tous mes films, que ce soit fiction ou documentaire sont construits sur un système progressif. Les choses importantes arrivent à la fin. Ce n’est pas la seule manière de construire des récits, il y en a d’autres. Moi par goût, par l’enfance, je reste quelqu’un qui commence à lire une histoire, il ne se passe pas grande chose et puis peu à peu, il se passe de plus en plus de choses, et puis à la fin il se passe énormément de choses. C’est-à-dire que je ne suis pas de ceux qui ont besoin qu’on ait gagné la partie à la première minute.
Tu n’es pas pour la scène d’accroche.
Non, et même si j’étais pour, je n’arriverais pas à la faire. Ça serait absolument lamentable. Donc je préfère rentrer comme ça, on ouvre une porte et on entre, on ne sait pas très bien, et puis peu à peu on découvre.
C’est pour la même raison que je disais tout à l’heure. Si je suppose une fonction spectateur qui n’a pas de savoir préalable, si tout le savoir doit venir du film, il faut que je commence avec peu de choses, et puis peu à peu, on accumule les informations. Les choses s’ajustent, la tension monte, et la densité de choses perçues, des perceptions augmentent aussi. C’est pour ça que ça commence très doucement. C’est pour ça qu’à la fin, tous les films sont construits sur ce schéma qui vient de l’enfance, qui n’est pas une chose que j’ai décidée, c’est un schéma dont je suis prisonnier, dont j’aurais du mal à faire autrement.
Propos recueillis le 19 septembre 1993 par Michael Hoare
Publiée dans La Revue Documentaires n°8 – Engagement et écriture (page 47, 1er trimestre 1994)