Le cœur du ghetto

Galères de femmes de Jean-Michel Carré

Marie-Christine Peyrière

Le titre du premier-long métrage documentaire de Jean-Michel Carré, Le ghetto expérimental, annonce ses quatre ans d’investigation dans la prison modèle de Fleury-Mérogis. Le ghetto expérimental fut réalisé en 1974. Il précéda la parution de Surveiller et punir de Michel Foucault dont l’analyse prit la prison comme lieu indicateur de la lente élaboration des droits démocratiques et inaugura en France une réflexion globale sur les modèles disciplinaires. Le ghetto expérimental s’inscrivait aussi dans le climat des luttes des femmes pour la dépénalisation de l’avortement, la liberté de disposer de leur corps et le discours virulent sur le désir du sexe féminin.

Presque vingt ans plus tard, Galères de femmes présente un visage au ghetto expérimental, une forme aux images censurées, un sentiment de déchirement du présent. Ce film concentre, parmi les deux cents heures de rushes montées par Sarah Matton, des séquences parues dans Femmes de Fleury, Laurence, Prière de réinsérer, Les enfants des prisons. Sept femmes en échec, toxicomanes, multirécidivistes, atteintes du sida, et pour certaines immigrées, analysent les expériences limites de leur processus d’exclusion.

La méthode de Carré ne consiste pas à dénoncer l’infantilisation, l’assistanat, ni à enquêter sur les rouages qui provoquèrent l’incarcération, ni à commenter la politique pénitentiaire récente. Son travail artistique documentaire au sein d’une prison précise les limites. Il dépend de la politique de l’image du Ministère de la justice. Il bute sur la question du sens quand il se confronte aux ravages des interprétations de la loi. Il doute de l’esthétique, il en perçoit le désaveu par la coercition de tout regard, la haine des mots ressassés, le claquement des grilles, l’odeur, les horizons biffés et les mouvements incontrôlés des émotions, les siennes et celles des autres nourries de pulsions turbulentes au sein de ce lieu clos. Comment déplacer l’imaginaire ? Quelle prise en charge de fictions le cinéma documentaire peut-il traiter ? Quel mode d’identification va-t-il instaurer ? Quel espace faire exister ? Faut-il mettre « bas les masques » ou négocier avec les « modèles », les « personnages », une fabulation collective ? Mettre en lumière l’expérience d’une vie de femme en détention relève plus que jamais d’un acte politique, puisque le cinéaste touche aux zones d’ombre de la démocratie, aux violences sociales, et s’intéresse à l’individu, quand l’être pose des problèmes de conscience, de liberté, de statut dans l’organisation publique.

Lors du débat de la Scam, dans le cadre des Mardis du documentaire qui suivait la présentation de Galères de femmes à la Vidéothèque de Paris, le cinéaste Charles Brabant évoqua sa première série télévisée réalisée en 1963 avec Frédéric Pottecher sur Les hommes et la prison. Le générique installait en trois plans la charge imaginaire du cinéma de fiction : les grilles de la prison en verticale, les détenus dans les cours, et le système panoptique. Cette mise en scène drainait tout à la fois une histoire du cinéma (de Dédée d’Anvers d’Yves Allegret à Dov’è la libertà… de Rossellini) et de la presse, avec l’enquête journalistique, les caches sur les personnes en détention. Carré retrouve cette double option dans ses documentaires sur la prison mais propose d’emblée un nouvel espace et d’autres règles du jeu : visage à découvert, une grille à l’horizontale, floue comme un reflet mental des forces d’enfermement, pas d’autre interlocuteur que lui-même. Si Femmes de Fleury obtint d’abord l’appui de la télévision, grâce au soutien de la directrice de l’information Michèle Cotta sur TF1, elle aboutit avec Galères de femmes dans le circuit du cinéma d’art et d’essai. Le trajet de la production de ces films montre « le régime de la visibilité collective » selon l’expression de Thierry Dumanoir, chargé au Ministère de la justice de l’action culturelle en milieu pénitentiaire et ouvert. Entre-temps, Carré s’est campé sur tous les points limites : la mort au bout du film (Laurence), l’image du mitard. Mais il a su progressivement trouver le rythme, poser sa mise en scène entre l’extérieur et l’intérieur, faire exister son cadre comme une sensation d’incarcération intériorisée.

Comment l’homme Jean-Michel Carré filme-t-il ces femmes ? Elles portent en elles et les échecs de l’histoire sociale et de l’histoire coloniale. Elles luttent contre les relations d’autorité qu’elles ont subies dans la violence. Ces femmes, même enfermées, même proches de la mort, restent rebelles, lucides et chaleureuses. Sa mise en scène en plans séquences opère comme un acte chirurgical. Elle incise dans le vif des options rassurantes : le rêve de la sortie, l’espoir de quitter la spirale autodestructrice, l’adaptation aux règles du jeu social. Parfois Carré fait un zoom un peu facile sur l’enfant dans la prison, mais la modernité de son travail s’appuie sur la frontalité de ses plans, la force et la simplicité des témoignages qui questionnent l’ordre social. Il est rare d’obtenir une parole si directe, toujours située, une clarté, d’introduire sur la prison l’idée que c’est un lieu de résistance de la pensée.

En fait, par cette écoute sobre, intense, intelligente, (il est aidé au son par Cathy une ancienne détenue), Jean-Michel Carré retrouve les témoignages du livre fondateur sur la pensée sociale de cette décennie : La misère humaine de Pierre Bourdieu. La spectatrice, elle, en regardant Christine, Sylvia, Cathy, Isabelle, Laurence, Fouzia, Sylvie et Michèle, songe à l’exergue de l’écrivain américain Jayne Anne Philips dans Voies express : « J’inaugure ma liberté, et cela fait mal ».


  • Galères de femmes
    1993 | France | 1h30 | Vidéo
    Réalisation : Jean-Michel Carré
  • Le Ghetto expérimental
    1975 | France | 1h41 | 16 mm
    Réalisation : Jean-Michel Carré, Adam Schmedes

Publiée dans La Revue Documentaires n°8 – Engagement et écriture (page 149, 1er trimestre 1994)