Le concept de chien

Pierre Baudry

« La constellation du Chien n’aboie pas. »
Spinoza, Éthique, I, scolie de la proposition 16.

Le concept de chien n’aboie pas non plus : une idée n’est pas la chose même.

Réel (étymologiquement : relatif à la chose) est un terme qui hante le discours sur le documentaire, du moins en France : cinéma du réel, écritures du réel, scénarios du réel…

Le terme a certes valeur combative : il s’agit d’opposer le documentaire à d’autres sortes de cinéma. C’est ici que cela se complique, car réel admet quantité d’antonymes : fictif, fictionnel, imaginaire, virtuel, illusoire, mensonger… La notion est très obscure et équivoque, mais chacun l’évoque sous le régime de l’évidence, comme si, entre nous, cela allait de soi.

Si l’on prend le mot au mot, réel, « relatif à la chose », il faut bien admettre que dans un discours écrit, parlé, filmique ou autre, la chose est ce dont la place peut être désignée, mais qui, fondamentalement, n’est pas présent. En ce sens, le réel peut être défini comme le reste de tout discours 1.

Le documentaire, surtout depuis l’avènement, il y a maintenant une quarantaine d’années, du cinéma direct, s’entretient volontiers de ce que le filmage et le film captent et restituent des traces, une sorte de réalité. Illusion vraie et générative, dont il est difficile de nous déprendre.

Il me semble essentiel de revenir à la définition de ce que « capte » le cinéma — documentaire ou fiction —, ce à quoi le texte de Didier Vaudène apporte des éléments éclairants de compréhension.

Nous sommes les enfants d’une ère scientifique. À preuve qu’en littérature, le genre populaire majeur inventé au XXe siècle aura été la science-fiction. Du fantastique, Roger Caillois disait que son principe est l’intrusion scandaleuse d’un phénomène contraire aux lois du monde. La science-fiction opère un tour de vis supplémentaire, qui fait surgir des phénomènes aberrants et les rend vraisemblables par la caution d’une explication pseudo-scientifique.

L’idée de science est à ce point puissante qu’elle rend acceptables, pour notre imagination, les fantasmagories les plus folles 2.

De la science-fiction, il faut donc retenir que dans notre rapport à l’idée de science, il y a aujourd’hui de la croyance. Nous avons foi en sa vérité. Nous pouvons même croire qu’elle dit le réel même.

(Télé)spectateurs, nous ingurgitons une foule d’informations sur les mœurs du puma, des Papous, de l’électron, de la raie manta, du prion, de la marmite de Papin… Perpétuelle leçon de choses (comme on disait autrefois à l’école primaire) où ce qui est délivré ne peut pas être appelé de la science, mais du savoir : des résultats d’investigations donnés comme des vérités.

La science, dans ces « documentaires scientifiques », n’est pas en jeu.

Tout autre pourrait être la mise en scène du travail scientifique. Selon la fameuse formule de Gaston Bachelard, une expérience est une ‹ théorie matérialisée ›. Filmer une expérience, c’est donner à voir de la pensée en acte. Encore faut-il que cet acte soit légendé, car le geste du chercheur ne parle pas (ou n’écrit pas) de lui-même.

Comment se légende une expérience scientifique ?

Le dossier qui suit n’est donc pas destiné à apprendre tout ce qu’il faut savoir sur le cinéma scientifique. Il s’agit plutôt d’explorer la question : dans les documentaires d’aujourd’hui où il est question de sciences, quel est le statut du discours scientifique ?


  1. Cette définition n’engage que moi ; d’autres rédacteurs tiendraient sans doute un propos différent, et je profite ici du pluralisme de notre ligne rédactionnelle. Réciproquement, au sein de ce numéro, il y a un ou deux textes en lesquels je vois plus des symptômes que des avancées théoriques.
  2. La période à mon goût la plus stimulante de la SF aura été celle où les auteurs ne se bornaient pas à déployer un jargon scientifique pour justifier, par exemple, qu’on aille plus vite que la lumière (cher hyperespace !), mais où ils évoquaient des sciences qui n’existent pas — le nexialisme d’Alfred Van Vogt (La faune de l’espace), la psychohistoire d’Isaac Asimov (Fondation). Un temps de la littérature populaire où l’on était très près de la philosophie.

Publiée dans La Revue Documentaires n°17 – Images des sciences (page 5, Mars 2002)