Texte interactif
Gérard Leblanc, Jean-Daniel Pollet
Les éditions Comp’Act ne publient finalement pas L’ entre vues, livre ludique et interactif de Jean-Daniel Pollet et Gérard Leblanc 1. Nous en publions ici un extrait. Les relations qu’il élabore semble parfaitement s’inscrire dans le dossier sur les enjeux et les limites du direct.
« Le principe de ce livre – déclarent ses auteurs – est vieux comme un enfant qui démonte une machine et se trouve ensuite dans l’impossibilité de la remonter comme elle fonctionnait avant » (texte de présentation).
Il s’agit donc d’une double opération de démontage et de remontage.
Le matériau de base est constitué ici par un livre Le monde en suspens, 1987 et deux suites poétiques Un été sur la terre, 1985 et Bref savoir, 1986 de Gérard Leblanc. Jean-Daniel Pollet en effectue une lecture, les phrases soulignées le sont par lui, en italique, ses réflexions. Les citations de la colonne de droite, extraites de ces trois livres, ont été choisies par Jean-Daniel Pollet.
Puis les deux interacteurs s’efforcent de faire naître un ordre nouveau du désordre qu’ils ont délibérément créé.
J’ai lu très sérieusement le premier chapitre de ce livre, j’ en suis à la page 12. J’ai comme l’impression que j’aurais pu l’écrire dans une autre vie ! En tout cas, cet ouvrage m’a permis d’aller plus vite en télévision. Première méthode pour assimiler rapidement ce livre: citer. Je commence par la fin du premier chapitre et je le remonte, sans logique. | |
Jamais – grâce aux progrès de la technique – le monde ne nous a été aussi proche, jusqu’à le toucher du doigt, et jamais, pourtant, il ne nous a paru aussi lointain. Tout se passe comme si, nous approchant toujours davantage de sa rumeur, cette rumeur se transformait en un brouhaha incompréhensible. | |
Par le direct, le présentateur établit son pouvoir sur le monde: celui de le faire apparaître et disparaître à son gré. Pour mesurer à quel point la maîtrise du monde se déplace dans la technique, il n’est que de confronter le présentateur à « l’incident » : une communication difficile à établir, des images qui tardent à venir de la régie… Il n’en faut pas davantage pour le désarçonner, malgré les plaisanteries d’usage. Le monde bascule alors pour de bon dans l’absurde, puisqu’il ne répond même plus à la convocation de la vue. Le temps que dure l’incident, on se prend à douter de son existence. | Ce ne serait pas mal si le présentateur avait la grâce d’un illusionniste. Beau sujet pour un film: on peut imaginer que ces incidents techniques, par divers biais, pourraient déterminer, par contagion, des suites inattendues de l’événement évoqué. |
Le direct figure au mieux l’instabilité du monde qui est le fond de l’information télévisée. En lui vacille toute tentative de maîtrise du monde. Ce mouvement incessant de l’actualité déstabilise toute pensée de l’histoire qui voudrait vérifier et fixer en lui des analyses préalablement construites. Tout journal télévisé se dédouble entre une actualité déjà faite et une actualité en train de se faire. On nous transmet la première sous la pression de la seconde. | Miracle : on donne comme ça de la vie à ce qui n’en a pas. Supercherie à déguster par connaisseurs. |
La capacité de se transporter immédiatement en tous lieux est une façon de faire correspondre l’information à l’accélération vertigineuse de l’histoire. | Lire à ce sujet « Essai sur l’accélération de l’histoire » de Daniel Halevy. |
Une éternelle dépêche d’agence plane au-dessus du journal. | |
Insuffler de la vie à la vie politique institutionnalisée n’est pas tâche si aisée. Tous les moyens sont bons pour essayer d’atteindre cet objectif et accrocher chaque téléspectateur à cette vie comme élément moteur de la sienne. | Ça c’est la terreur. Vivre par événements ou personnes interposés. Mais c’est la même chose au cinéma. |
Le présentateur diffère à plusieurs reprises le fameux direct. Toutes les informations qu’il nous donne en attendant portent la marque de l’interruption annoncée. L’actualité est en train de se faire au moment où on l’énonce. Cette loi régit à ce point la présentation des actualités, qu’on la trouve encore à l’œuvre dans les événements programmés. On les traite comme s’ils comportaient une large part d’imprévisible. On interrompra le journal dès qu’il y aura du nouveau. Le journal reprend alors son cours ordinaire, mais la menace permanente d’un direct imprévisible et fatal en élève grandement la teneur émotionnelle… Mais ce sont les directs qu’on ne peut programmer à l’avance, les directs imprévisibles, qui fournissent le meilleur de l’information télévisée, ceux qui permettent au suspens de s’établir et de tenir le téléspectateur en haleine. | |
Les grilles de programmes en s’ouvrant aux pôles les plus forts de la contradiction – l’information et la fiction cinématographique –, loin de l’abolir, n’ont fait que la rendre plus visible. En se transformant en principal et souvent exclusif moyen de loisir, la télévision n’a pas seulement « enlevé » des masses importantes de spectateurs aux salles de cinéma. C’est là un phénomène mineur gonflé en phénomène de société par le discours corporatiste de l’industrie cinématographique. | |
L’information télévisée nous offre souvent des directs en différé, mais peu importe: les directs réussis sont toujours au présent. | Je ne regarde jamais un match en différé, même si je n’en connais pas le résultat. C’est cuit. |
À la télévision, c’est la fiction du monde, telle qu’elle est construite par l’information télévisée, qui secrète le direct comme récit du monde le mieux adapté à cette fiction. À la télévision, grâce au direct, le monde se fait et se défait instantanément sous nos yeux, sans autre médiation que technique. … Au cinéma, il y a entre le monde et la fiction du monde la médiation d’une vision du monde… Il est hautement significatif que la fiction cinématographique emprunte de plus en plus à une actualité préalablement dramatisée par l’information télévisée. Mais les leviers narratifs et fictionnels utilisés appartiennent au cinéma. 1953, par le direct, la télévision semblait se doter d’une charge de vérité inaccessible au cinéma et la réalité semblait pouvoir enfin dépasser la fiction. Plus que la reine d’Angleterre, le direct couronnait la télévision comme moyen le plus perfectionné de la révélation du monde. Les journaux télévisés reposent sur un certain nombre d’a priori implicites et jamais questionnés. A priori selon lequel le monde est en désordre alors qu’il devrait être en ordre ; a priori selon lequel le monde est instable alors qu’il devrait être stable. Tout fait érigé en information-catastrophe (c’est-à-dire en événement) présente alors tous les signes de l’exceptionnalité et de l’anormalité. La catastrophe est toujours accidentelle, même si elle se répète avec une grande régularité (on invoque alors la loi ou la fatalité des séries). Ces a priori sont renforcés par une conception du temps qui identifie la valeur d’une information à la vitesse de sa saisie et de sa transmission. D’où le rôle éminent dévolu au direct où les deux moments coïncident, où le monde est perpétuellement en suspens. Le cours de l’actualité où chaque information chasse l’autre dans un mouvement permanent de recouvrement imposerait d’isoler les faits des processus qui permettraient éventuellement de les expliquer. | |
Ce sont les pratiques juridiques qui ont donné naissance au mot « information ». Aujourd’hui encore, ouvrir une information fait partie de l’instruction d’une affaire. « L’information » vise « l’ensemble des actes qui tendent à établir la preuve d’une infraction et à en découvrir les auteurs » (d’après le petit Robert). | Information (télévisée)= infraction. Information « documentaire » = pédagogie, surprises, télescopages, révélations. Même un flash télévisé pourrait être traité d’une manière documentaire. Mais c’est impossible car il faudrait que le commentateur ait la liberté d’interpréter, qu’on lui refuse, qu’il se refuse. Tu expliques cela très bien. Imaginons Franju ou Godard à la tête d’un journal télévisé. |
Parmi la masse considérable d’informations qui nous sont transmises quotidiennement, beaucoup font en effet état d’infractions; infractions à l’ordre du monde; infractions à l’ordre de la nature et de la société. Un volcan en éruption Des inondations Un avion s’écrase au sol Un incident dans une centrale nucléaire Une révolution a lieu dans un pays lointain Un assassinat On a dévalisé une banque Un coup d’État militaire dans un pays lointain Un jeune homme a détourné un car scolaire pour aller retrouver sa petite amie en Hollande Un attentat terroriste en plein cœur de Paris Une avalanche a emporté deux ou trois imprudents skieurs. Voilà quelques-unes des informations qui peuvent faire les titres de l’actualité du jour. L’information nie l’existence du volcan s’il n’est pas en éruption, de la même façon qu’elle a pu ne jamais nous informer sur l’état du pays où l’on dit maintenant qu’une révolution vient d’avoir lieu. Pour qu’un fait se transforme en information, il faut qu’il se passe quelque chose présenté comme anormal. Il faut que l’ordre supposé normal du monde soit rompu. S’il n’y a pas de désordre, il n’y a pas non plus d’information. L’infraction-catastrophe met en valeur l’action de l’État. À peine est-elle survenue et quelle que soit sa nature, déraillement d’un train, incendie d’un hospice de vieillards, elle déclenche aussitôt la mise en mouvement d’un ministre – du Président de la République, parfois – qui se rend immédiatement sur les lieux, il s’agit tout à la fois de compatir au sort des victimes et d’annoncer des mesures propres à éviter le retour de telles catastrophes. Peu importe que ces mesures soient ou non efficaces (l’actualité aura eu tôt fait de les recouvrir avec le souvenir de la catastrophe qui leur a donné naissance). Au moins les représentants de l’État seront-ils intervenus sous le coup de l’émotion et se seront-ils montrés dans leur gloire et de tout coeur avec les victimes. L’État donne une image de la stabilité qui devrait régner en toutes choses. Il fournit un modèle de stabilité et d’équilibre dans un monde en proie à l’instabilité. Il constitue le pôle de l’actualité auquel le téléspectateur peut se raccrocher en toute confiance. | |
Le primat du fait sur le commentaire signifie d’abord l’absence de relations entre les faits, l’impossibilité d’atteindre par leur mise en relation, à une conception du monde qui en suppose la maîtrise. Le prestige du journaliste augmente à mesure que diminue celui du militant. Sa position d’observateur neutre et impartial, aspirant en toute circonstance à l’objectivité du fait brut, lui confère un pouvoir particulier: en lui se résorbent les contradictions du monde. Du moins peut-il les résorber tour à tour, sans avoir à prendre parti pour aucun des acteurs qui s’y trouvent impliqués. C’est la posture avantageuse du surplomb. Sans doute sa parole ne fait pas office de potion magique et les conflits suivent leur cours. Mais il ne prétend pas non plus se jeter dans l’arène pour séparer les combattants, ce qui lui vaudrait un ridicule permanent. Pas davantage qu’il n’est le militant d’un camp ou d’un autre, le journaliste ne milite pour une conciliation des deux camps. | Une des clefs du livre. Une des principales « tirades » d’un bréviaire. Un concentré. Dans ma chaîne, je demanderai au présentateur, s’il en reste un, de lire un texte de ce genre avant d’entrer dans les « informations ». Gageons qu’il nous quitterait rapidement, en dépression avant d’aller planter des choux. Ainsi l’un des maillons de la chaîne disparaîtrait. |
Il se contente de la désirer de toutes ses forces policées par le cérémonial du journal télévisé, sans se faire pour autant trop d’illusions à ce sujet. Il en a tant vu, et qui résiste si fort à la raison. L’information télévisée montre des rapports de force partout dans le monde tout en prétendant leur échapper. Il faudrait pouvoir arrêter le temps immaîtrisable de l’actualité, arrêter ce mouvement perpétuel qui emporte journalistes, reporters et téléspectateurs. Il faudrait que l’actualité soit moins chargée, moins rapide, il faudrait que le monde soit autre qu’il n’est. | Lever les yeux du champ de bataille: bientôt le vert cède au bleu sans limite. Dents ou becs d’oiseaux imprimés sur des fruits bourdonnant d’insectes. Toutes les couleurs se brisent dans la blancheur poudreuse des ruines. L’aile du vent soudain déployée, empestent les cadavres. Dans le bref savoir accumulé des générations conscientes la forêt profuse reprend ses droits Ce mouvement dans les choses qu’on ne voit pas un tremblement de terre qui prend à l’improviste et toute éruption de sang et toute rupture de pensée le développement soudain anarchique des cellules tout grouille d’une vie inconnue |
Une sorte de fatalité poursuit le journaliste, qui lui interdit la maîtrise du monde. L’actualité apparaît comme une puissance extérieure qui s’impose à lui et assigne au moment réflexif une place subordonnée. C’est l’actualité qui semble imposer une durée à chaque sujet traité, c’est elle qui mesure le temps de l’information comme celui de l’explication. Parfois, elle est « trop pleine » (c’est le cas le plus fréquent), plus exceptionnellement elle est « trop vide » (« il ne s’est rien passé aujourd’hui »). Mais elle n’est jamais à la mesure de l’épuisement d’un sujet. | |
Tout est nouveau et en même temps tout est toujours pareil. La guerre est largement indifférenciée d’une situation, d’un pays à l’autre. Ce sont toujours les mêmes images (captées par nos envoyés spéciaux au prix de mille difficultés) de destructions, de morts et de blessés. Lieu commun de toute guerre: l’hôpital, avec son entassement désolant d’éclopés. | Certains font les poches des cadavres mais d’autres leur font les lignes de la main, vérifiant d’un long tracé des yeux l’inéluctabilité de leur destin. On ouvre la main pour déchaîner la foudre. Ou bien c’est un oiseau qui s’y pose pour un siècle et davantage. Ouvrir encore la main pour un lâcher de bombes: un geste aux conséquences incalculables. |
La saturation menace. Le téléspectateur patauge dans le sang sans en voir sa digestion autrement troublée. Sur les énièmes images d’un hôpital de guerre, un commentateur tente d’exorciser l’indifférence : « ce sont toujours les mêmes images dit-il courageusement sans chercher à valoriser leur caractère inédit – et ces images sont toujours aussi difficiles à supporter ». Il fallait peut-être qu’il nous le dise pour que nous le ressentions ainsi. Comme la nature répète indéfiniment ses inondations et ses incendies, le monde répète indéfiniment ses conflits sociaux, ses guerres, ses actes de cruauté inexplicables. | |
La répétition des mêmes informations à l’infini prend la forme d’un éternel retour qui nous laisserait les bras ballants, dans le sentiment de la fatalité et de l’incapacité d’agir. | Mais si vous gardez la main fermée par tant de désastres, c’est un poing de manifestant qui s’y forme aussitôt. Et vous descendez dans la rue dans le clignotement affolé des ordinateurs. |
« L’actualité est ainsi faite, nous n’y pouvons rien ». Le paysage de l’actualité est maintenant bien dessiné, il y a fort à parier que demain sera gros d’événements-catastrophes, comme aujourd’hui, comme hier. Sans avoir à toujours invoquer la loi – ou la fatalité – des séries, il faudrait être aveugle pour ne pas observer le retour cyclique des mêmes événements. Qu’y pouvons-nous ? C’est ainsi. Le présentateur prend alors figure de personnage de tragédie. L’actualité est machinée par des forces obscures, inconnaissables, immaîtrisables. Mais le présentateur ne hausse pas le ton. Il n’engage pas la moindre lutte contre ces forces – même inégale, désespérée. La tragédie disparaît avant même d’avoir commencée. Ne reste dans la voix qu’un ton de lassitude où domine la résignation. Succession d’apparitions et d’escamotages qui peuvent donner le vertige. Mais il est vrai que les convulsions du monde font de fugitifs cadavres. | L’État aurait besoin d’une représentation chaotique du monde et d’une conception tragique de l’actualité, tant qu’il est dans l’incapacité de prévenir totalement l’éternel retour des désordres. C’est en cette faille que les dieux se survivent aujourd’hui et que le téléspectateur, bien des siècles après la tragédie grecque, peut éprouver tout à la fois le sentiment de sa finitude et celui de l’infini. Renoncera-t-il à expliquer des phénomènes qui semblent rebelles à toute connaissance humaine ? Il se hausserait alors jusqu’à l’absolu qui se trouve à l’œuvre dans le chaos. L’État en cela respectueux de sa vocation culturelle, introduit le téléspectateur des journaux télévisés au sublime. Les abîmes entrevus font les regards de veille. |
Et les mêmes causes engendrant les mêmes effets, ces cadavres font périodiquement retour dans l’aveuglement général. | La nage la plus sûre accroît le pouvoir de l’eau. |
La rubrique « faits divers » introduit l’exploration du subjectif à l’intérieur de l’actualité. Elle prétend faire apparaître les motivations sous-jacentes à certains comportements apparemment inexplicables. | Tout ceci est presque trop vrai. |
Il y a un moi profond, enfoui sous des couches superficielles de socialisation, comme il y a une France profonde. Ce moi profond se réveille et se rappelle à nous à l’occasion des gestes du forcené, de l’étrangleur ou du violeur. Le caractère aberrant et insondable de ces actes n’est pas sans assombrir d’une vive obscurité d’autres comportements destructeurs de l’homme, tels que les journaux télévisés nous en font observer quotidiennement dans les conflits sociaux et dans les guerres. Quelles que soient les justifications et les finalités explicites qu’il donne à ces actes – passion amoureuse, politique ou lucrative – l’homme est la proie de pulsions difficilement explicables, difficilement maîtrisables. Une telle conception de la subjectivité, à l’œuvre dans la rubrique « faits divers » est évidemment la bienvenue lorsque l’information affronte des situations qu’il lui est impossible d’expliquer objectivement. | Passée la nuit étoilée, regagner la rive du ciel s’étourdir à l’aurore du chant des oiseaux on se demande dans quel bleu couler son cerveau. |
Ces situations – qui défient la raison, la volonté pacificatrice de l’État – n’auraient-elles pas pour origine la folie destructrice qui git au cœur de l’homme, voire une inavouable pulsion de mort ? Et on peut se demander si l’homme au plus profond de lui ne désire pas la guerre, même s’il se proclame ordinairement et sous tous les cieux pour la paix. | Qui repose inconnu dans l’immobilité dernière des morts une salve plus courte que le souffle on devine à le voir une vie traversée en aveugle rien ne fut atteint – ni compris – ni joui étreignant encore le vivant de ses mains refermées dont on ne sait plus s’il prolifère du dedans ou de dehors. |
Une autre manière de faire l’information, où les relations entre les faits l’emporteraient sur les faits eux-mêmes. | |
Le caractère permanent et en cela inactuel des rubriques s’oppose à l’instabilité de l’actualité, aux émotions de passage qui la constituent, aussi fortes qu’elles sont éphémères. Les titres ressemblent au cadavre encore chaud de l’actualité et il revient aux journalistes, par une cuisson appropriée, de ne pas les laisser se réduire au squelette des rubriques. | Vertige d’été quand le cadavre embaume le havane et la rose thé. |
Les activités sportives sont censées unifier le corps social et proposent des règles du jeu qui s’appliquent également à tous. Chacun a sa chance: les premiers méritent d’être les premiers et les derniers ont bien du mérite d’être les derniers. | Des flammèches traversent les regards. Tous les problèmes sont en voie de résolution. Tout un capital d’émotions à gérer au centre du terrain pour le contrôle du ballon. |
Premiers ou derniers, c’est l’effort consenti en commun qui importe avant tout et l’esprit d’équipe (l’esprit d’une équipe soudée pour le meilleur et pour le pire). La mise en scène des actualités sportives en fait un puissant facteur d’intégration à l’ordre social existant et à l’entreprise en premier lieu. | |
La publicité tient lieu de tactique aux partis politiques en concurrence pour atteindre les objectifs de leur stratégie. | La pensée comme un retour de flamme au plus étroit des poumons affole le cerveau d’incendies sans pompiers. |
La télévision nous fait commémorer en direct – vingt ans après – les premiers pas sur la Lune. Ces images merveilleuses de valse hésitation lunaire, dont on ne se lassera jamais, n’ont pas inauguré une conquête pacifique de l’espace. La science ne semble pas à même d’exorciser les vieux démons de l’homme. D’une façon générale, le merveilleux scientifique fait contrepoids aux catastrophes de la nature et de la société qui constituent le gros de l’actualité (avec les catastrophes de la nature humaine catégorisées sous la rubrique « faits divers »). | L’été la rigueur plusieurs bleus sont posés côte à côte à l’horizon désert le soleil astreint les gestes à l’épure en ce pays les émotions ressemblent à des brûlures. |
A la limite, c’est le téléspectateur qui devient le véritable programmateur. La notion de divertissement remodèle l’ensemble des émissions de grande audience. Les émissions de divertissement constituent les pôles dominants des grilles et jouent un rôle d’entraînement et de transformation par rapport aux autres. L’ensemble des programmes tend, en effet, à s’aligner sur les pôles dominants de la grille et chaque émission tend à reproduire la grille à partir de ses pôles dominants. | Le plus silencieux de la pensée en est aussi le plus sanglant. Toute expansion de l’être se retourne contre l’être. Comme s’il fallait mesurer sa respiration au poumon artificiel des villes et ne rien avancer qui ne soit déjà contenu dans un souffle programmé. |
C’est parce que le travail est, pour le plus grand nombre, assujetti, que le divertissement l’est aussi. On se distrait généralement comme on travaille… Il n’y a pas de séparation. L’espérance de vie de la situation la plus explosive est des plus courtes. | À force d’écrire sur l’eau, la pensée s’ensable. Le sang se porte en avant du corps, au point où la mer visible se fond au ciel plongeant. Le ciel n’est jamais sûr si bleu soit-il. Ici règne la rousseur sans retour d’une terre brûlée. |
Dans le langage poétique, la métaphore est signe d’originalité, signe au moins d’un rapport productif au langage et au sens. Elle porte généralement la marque d’une signature, aussi anonyme se veuille le poète qui la découvre. Tel n’est pas le cas à la télévision. Peu importe le nom du journaliste, on retombe toujours sur le même stock d’images prélevé dans la géographie, le sport ou la médecine. La métaphore devient un stéréotype en qui le téléspectateur peut reconnaître, à tout nouvel usage, un usage ancien. Elle se répète d’un journaliste à l’autre avec d’infimes variantes. C’est que son usage est soumis à des règles qui ne relèvent pas du jeu infini avec le langage, mais sont subordonnées aux finalités explicatives auxquelles elle semble se substituer (comme on l’observe également dans le slogan publicitaire où le rapport productif au langage et au sens est, d’une autre façon aussi limité, borné que dans le cadre de l’information télévisée). Il est des situations où le journaliste ne fait plus assaut d’images avec les images, où le langage journalistique et les images ne sont plus en concurrence, mais s’épaulent, se soutiennent mutuellement (le langage joue le rôle de la musique dans un film d’action, il ne s’efface pas mais renforce l’effet émotionnel produit par la succession des images). La figure de l’hyperbole est alors la plus fréquemment employée. Voici des images prises à partir d’une voiture de formule 1 ou bien encore d’une moto lancée à pleine vitesse sur un circuit de compétition. Par cette position inusitée de la caméra, le téléspectateur se trouve quasiment placé dans la situation du « coureur ». « Des images absolument fantastiques », commente le journaliste. Il se contente d’ajouter des mots aux images en leur laissant le premier rôle. Il en fait la publicité. Bateleur des images, le commentateur multiplie adverbes et adjectifs, à perdre haleine. Comme dans le commentaire sportif, l’enflure du langage est portée par l’enflure de la voix. Son volume se met au diapason des images pour qu’éclate aux oreilles du téléspectateur le plus distrait leur caractère « absolument fantastique ». Il est également des situations où le commentateur s’efface derrière les images et admet explicitement l’infériorité du langage. Une éruption volcanique vient d’avoir lieu en Colombie et il a fallu plusieurs heures pour que soient transmises les premières images de la catastrophe. Le présentateur rend alors les armes du langage aux images nouvellement arrivées. « Hier, c’était des mots, nous dit-il, aujourd’hui, ce sont des images ». Mais il est encore des situations où, tout à l’opposé, l’image doit s’effacer derrière le commentaire qui la surplombe d’une imperturbable voix off. Et le commentaire de pointer en elle ce qu’il faut y voir pour comprendre ce dont il nous parle, à moins qu’il ne l’ignore superbement pour aller parler d’autre chose, qu’on ne voit pas du tout. Le procédé revêt parfois des allures systématiques. Soit le énième commentaire sur la crise de l’industrie automobile. On nous montre des images de travail à la chaîne qu’on a vues mille et une fois. Là n’est pas la question. Ces images ne constituent qu’un point d’ancrage pour le discours et on peut les regarder sans les voir. Pour mieux nous signifier le peu de cas que nous avons à faire des images, elles n’occupent qu’une partie du cadre. Ce n’est pas à elles que le commentateur-spécialiste se réfère (son commentaire sur la nécessité des « dégraissages » en deviendrait sinon totalement absurde), c’est aux chiffres et aux lettres qui se forment sans discontinuer sous les pieds des ouvriers, dans la partie inférieure du cadre. Et tandis que ces ouvriers continuent pour l’éternité leurs gestes mécaniques, dans le silence total exigé par leur travail, les téléspectateurs sont supposés lire pour mieux écouter, écouter pour mieux lire les chiffres et les lettres qui démontrent la crise de l’automobile et les moyens de la réduire. L’image est hors-circuit. On a là un exemple limite de dissociation de l’image et du son, au profit de ce dernier. Tandis que les pécheurs s’en vont au sommeil, les touristes évoquent ingénument la paix d’un été bourré d’explosifs. Si les journaux télévisés entretiennent des rapports de proximité avec les grands genres cinématographiques, ce n’est pas seulement dans les grilles de programmes. Tant la mise en scène de l’actualité ressemble parfois à celle d’un film de fiction. il devient difficile de différencier ce qui appartient à l’une et à l’autre, y compris à l’intérieur d’un seul et même journal télévisé. L’actualité demeure prétexte à information, mais le traitement fictionnel qu’elle subit la fait dériver très loin de son point de départ, précisément en ce lieu où la réalité dépasse la fiction pour se révéler plus riche en émotions que la fiction la plus imaginaire et la plus imaginative. Quel film fantastique peut-on opposer à ces corps qu’une éruption volcanique en Colombie a recouverts de boue ? Combien de figurants de cinéma n’aurait-il pas fallu maquiller pour obtenir un tel effet ? (Autre chose est la qualité fictionnelle du traitement de cette riche matière première, qui laisse souvent à désirer, pour des raisons qui ne tiennent pas à l’absence de talent des metteurs en scène de l’actualité, mais au temps qui leur est imparti – actualité oblige – pour traiter l’information). Quand la réalité est suffisamment dramatique en elle-même, il n’y a pas de construction dramatique dans le reportage. | |
Le récit brut, élémentaire – comme toute situation où rien ne peut détourner l’attention de la mort – suit son cours sans que nous puissions agir à aucun moment sur son déroulement. Nous sommes autant dépossédés de nos pouvoirs qu’au cinéma à ce trouble supplémentaire près que l’irrémédiable ne s’est pas encore produit, qu’il dépend peut-être de nous de l’empêcher, ou d’un élément imprévisible. Mais non, nous sommes interdits d’action, les gestes continuent à s’enchaîner inexorablement. La fiction cinématographique ne met que rarement en scène un narrateur (elle le fait, par exemple, lorsqu’elle reprend des formes de récit antérieures au cinéma). La narration s’opère la plupart du temps par l’identification du spectateur aux personnages de la fiction qui, seuls, font progresser l’action. En second lieu – et c’est là le plus important – la fiction cinématographique est close. achevée, alors que la fiction télévisuelle est ouverte, en perpétuelle évolution. | Un plan séquence très composé cadre les mouvements d’une actrice en train de raconter un crime qu’elle a commis. À la fin du plan séquence, l’actrice dit : « Je tire ». « C’est du cinéma », pense légitimement le spectateur. Eh bien justement pas du tout. L’actrice vient de raconter un crime qu’elle a effectivement commis et qui lui a valu sept ans de prison dûment purgés. La dramatisation du vécu fait rendre gorge à la fiction, y compris en son royaume, le cinéma |
C’est la réalité extérieure à la télévision comme au cinéma – qui semble faire progresser l’action (d’où l’importance fondamentale qu’il y a pour l’information télévisée à tenter de faire croire à des scénarios spontanés du réel). Les lacunes du récit – suspendu, interrompu, inachevé – sont les lacunes de la réalité-même. L’imaginaire doit se mesurer à plus fort que lui.. | Trop de fictions décomposent au soleil leurs images calcinées. Squelettes et carcasses d’avion pêle-mêle. Famines à recommencer sans fin le désert des yeux sans regard. Fictions putréfiées d’un monde qui bronze son pourrissement. |
- Les images virtuelles de la poésie, Revue Documentaires n° 10
Publiée dans La Revue Documentaires n°11 – Héritages du direct (page 53, 1995)