Catherine Humblot
C’était en 1995. Vingt-cinq ans après avoir tourné son premier film dans un bidonville de la banlieue parisienne (à Saint-Denis), le cinéaste communiste Robert Bozzi décide de retourner sur les lieux pour rechercher ceux qu’il avait rencontrés à l’époque et filmer leurs sentiments.
« J’ai voulu faire ce que je n’avais pas fait en 1970 », avait expliqué Robert Bozzi. « J’avais regardé ces gens comme un groupe social particulièrement exploité par le capital. J’avais pris leur image, je ne savais pas qui ils étaient, je ne connaissais même pas leur nom ». Les Gens des baraques, formidable quête et enquête autour de la destinée d’un certain nombre de travailleurs immigrés portugais, nous faisait découvrir Ricardo le coiffeur, Olga, la fille d’un militant communiste catalan, devenue institutrice, René-Jao, le militant, qui avait été poursuivi par la police de Salazar. Des personnages avec leur vie, leur caractère, et leur destin particulier.
Les Gens des baraques est emblématique de toute une réflexion en train de s’élaborer autour du cinéma militant. Il est le résultat d’un examen de conscience personnel ou d’une autocritique politique qui vont ouvrir un nouveau champ au film de lutte. Pour Robert Bozzi, les deux documentaires sont politiques, « seulement la façon de s’engager est différente » réalisateur entend par là qu’il se sent « plus cinéaste » et que Les Gens des baraques est « plus philosophique ». Réalisé en 1970, à la demande du parti communiste, pour une diffusion militante, le premier document est assez typique d’un certain cinéma issu de mai 68 (et d’un certain type de relations) : il s’agit avant tout de dénoncer les conditions de vie de la classe ouvrière sans s’attarder sur les individus (ce qui traduirait une vision romantique, bourgeoise). Les gens n’ont pas d’histoire personnelle, ils sont réduits à être des silhouettes porteuses d’un discours. Alors que dans le deuxième film, les personnages ne sont plus seulement des prolétaires exploités mais des hommes et des femmes à part entière, qui partagent leur vie entre leur travail, leur famille, leurs amours. Le film a redonné aux individus leur couleur.
Ce cheminement, qu’on pourrait résumer comme étant le fruit d’une double interrogation idéologique et cinématographique (Qu’est-ce qu’un regard de gauche ? Comment filmer les conditions de vie des gens, l’usine, la prison, une grève ?), d’autres documentaristes l’ont fait. Rappelons le passionnant Reprise, de Hervé Le Roux (et sa version télévisée, Paroles ouvrières, paroles de Wonder, réalisée par Richard Copans), qui creusait de la même manière La Reprise du travail aux usines Wonder, ces fameuses douze minutes d’images à vif tournées par deux étudiants en 1968, où il s’agissait, vingt-huit ans après, de retrouver la jeune femme qui crachait son désespoir et sa rage de retourner au travail après les accords de Grenelle. Qui était-elle ? Et qui étaient les gens autour ?
Ou encore Maryflo, d’Olivier Lamour (1997), qui scrutait jusque dans leur humanité les relations tendues entre les ouvrières, leur contremaître et leur patron (une femme en l’occurrence). La vie personnelle s’immisçait dans cette chronique renouvelée d’un conflit social réalisée pour le magazine « Strip-Tease » de France 3, connu pour son irrévérence et son ton de liberté. On avait rarement vu aussi imbriqués le monde du travail et la sphère privée et cette manière de raconter qui doit beaucoup aux formes narratives de la fiction (le mot est lâché, le documentaire va s’écrire comme un roman). Il est intéressant de noter qu’on retrouve en retour la même évolution dans la fiction avec des films comme Ressources humaines par exemple. Un mouvement qui doit beaucoup au cinéaste Ken Loach.
Au fur et à mesure que s’approfondissent les désillusions idéologiques, le documentaire social va poursuivre cette tendance à valoriser le « roman » de la vie, en intégrant chaque fois un peu plus les histoires individuelles, les gens avec leur caractère, leur psychologie, leurs rêves. Finis (ou presque) les récits édifiants qui appellent à la juste lutte.
Dans le nouveau courant documentaire qui se dessine, il s’agit de restituer la vie dans sa totalité, y compris dans sa dimension ludique.
On a pu remarquer au Cinéma du réel à quel point cette représentation du réel a tendance à envahir des films qui jusque-là semblaient les plus rebelles à cette évolution, les documentaires sur la vieillesse, la prison ou la pauvreté, comme on en voit toujours beaucoup dans ce festival. Très caractéristique en ce sens, Condamné, le long documentaire de 110 minutes de Steef Meyknecht (Pays-Bas), sur le projet de démolition d’un immeuble à Amsterdam et la réaction des habitants face à leur avis d’expulsion. La tradition aurait voulu qu’on fasse des résidents des « victimes exemplaires » d’un système inique. Le réalisateur, qui a choisi de suivre les derniers occupants pendant un an, a composé une fresque haute en couleurs qui non seulement tient compte d’un réel diversifié — certains cèdent vite aux autorités, d’autres renâclent ou se révoltent, des squatters s’installent — mais on y voit des choses qu’on n’aurait jamais vues avant : les gens avec leur défauts, leur bizarrerie, leur folie. Ils existent vraiment ! Tranches de vie pleines d’humanité, d’humour, qui n’enlèvent rien au drame social mais le nourrissent autrement. Il s’agit d’observer à la loupe les répercussions d’une décision autoritaire sur toute une galerie de personnages. Au spectateur de se faire une opinion.
Même remarque, avec Avant de partir de Marie Laubier (France) qui montre la vie des pensionnaires d’une maison de retraite à Sarcelles, dirigée par une femme médecin étonnante. Là aussi, on est loin des films habituels sur la vieillesse, qui s’attachent aux aspects les plus sombres. Les personnes âgées, que la caméra suit avec un surprenant mélange de tendresse et d’humour, commencent à perdre la tête ou la mémoire, certaines ont des antécédents psychiatriques. La réalisatrice réussit à regarder en face la déchéance du corps, la solitude, tout en laissant place à l’excentricité humaine. En 90 minutes, ce documentaire trace le portrait d’une petite communauté de résidents, avec les minuscules histoires du quotidien (qui se nouent et se dénouent), les caprices, les comportements de classe, les mauvais caractères (ou la grâce) qui persistent jusqu’au bout, et une directrice qui met de la vie (et de la gaieté) au seuil de la mort.
Dans un film comme dans l’autre, les réalisateurs n’ont pas cherché à transformer les personnages en héros ou modèles, ils sont ce qu’ils sont, ils sont même parfois alcoolos ou tapés, c’est la force du cinéaste — et sa responsabilité — d’arriver à montrer que derrière la comédie humaine, derrière toutes ces vies qui résistent aux discours simplificateurs, il y a des pouvoirs, des abus, des aliénations à l’œuvre. Le risque avec ce cinéma qui renonce à l’idéalisation comme à l’espoir d’un monde meilleur pour se coltiner le réel avec son désordre, sans schéma préconçu, c’est de se perdre justement dans le roman du réel. De donner plus de plaisir que de colère. C’est le danger de ce cinéma libre et honnête.
- Avant de partir | Marie de Laubier | 2000 | France | 1h30 | Vidéo
- Condamné (Dichtgespijkerd) | Steef Meyknecht | 2000 | Pays-Bas | 1h50
- La Reprise du travail aux usines Wonder | Jacques Willemont | 1968 | France | 10’
- Les Gens des baraques | Robert Bozzi | 1995 | France | 1h28 | Vidéo
- Maryflo | Olivier Lamour | 1997 | France | 52’ | Vidéo
- Reprise | Hervé Le Roux | 1997 | France | 3h10 | 35 mm
Publiée dans La Revue Documentaires n°17 – Images des sciences (page 151, Mars 2002)