Le LEF et le cinéma

Sténogramme de la réunion 1

Novy Lef, n° 11-12, 1927, p. 50-70

  • Présents : O. Brik, Y. Jemtchoujni, A. Lavinski, M. Matchavariani, P. Neznamov, V. Pertsov, S. Tretiakov, E. Choub, V. Chklovski, L. Esakia, etc.

— Tretiakov : Dans aucun domaine le LEF ne travaille aussi intensivement que dans celui du cinéma. Mais ces derniers temps, on nous fait le reproche que les paroles du LEF ne correspondent pas à ses actes, qu’il peut y avoir une différence de 180° entre les théories du LEF et son travail dans la production. C’est là une première question à élucider.

Il nous faut dire ce que nous proscrivons dans notre travail, ce que nous considérons comme dû au hasard et ce que nous voulons revendiquer par des paroles et des actes ; nous avons une ligne générale, mais en raison d’un surcroît de tâches dans la production, elle apparaît peu. Il faut la mettre en évidence.

La deuxième question concerne le problème du cinéma actuel. Le débat sur le film joué et non-joué. Il convient ici de faire une analyse théorique afin de déterminer le principe de leur différence et de leur opposition. Il est possible que l’opposition entre joué et non-joué ne soit qu’une formulation maladroite. Des tentatives ont été faites pour déterminer le degré de jeu aux différents stades de la production d’un film. L’élément joué, l’arbitraire, peut venir du réalisateur, du scénariste, de l’acteur et cet arbitraire détermine la part de « joué » dans un film.

Viendront ensuite d’autres questions, notamment la critique des exigences formulées par les organismes cinématographiques, le soutien du LEF à telle ou telle tendance, etc.

Je propose de diviser le débat en trois parties :

  1. l’analyse du cinéma joué et non-joué ;
  2. la ligne culturelle du cinéma actuel ;
  3. la tactique du LEF dans la production soviétique.

Je n’ai jamais estimé que le LEF ne devait s’intéresser qu’aux films de chronique [d’actualités] 2. Je pense que ce serait trop exclusif. Il m’a toujours paru justifié d’avoir sur la couverture du Lef les deux noms d’Eisenstein et de Vertov 3. Ce sont des gens qui ont la même orientation mais qui travaillent avec des méthodes différentes. Chez Eisenstein, c’est l’élément d’agitation qui l’emporte, le matériau montré occupant une position auxiliaire ; chez Vertov, c’est l’élément d’information, le matériau étant le plus important.

Ce que fait Vertov n’est sans doute pas de la chronique pure. La chronique pure, c’est le montage des faits du seul point de vue de leur actualité et de leur importance sociale. Lorsque le fait sert de brique pour une construction de type différent, le caractère d’actualité disparaît. Tout est une question de montage.

À mon avis, c’est le plus ou moins grand degré de défalsification du matériau qui fait qu’un film est joué ou non-joué. Tout film comporte un moment d’arbitraire. « Interpréter » le matériau, c’est déjà l’utiliser de manière restrictive. Prenons le Grand Chemin4. C’est un film joué mais où ne joue qu’un seul personnage, Esfir Choub. Son arbitraire est artistique, le choix qu’elle fait du matériau est purement esthétique ; grâce à une succession de montage d’attractions, il est destiné à provoquer dans la salle une certaine charge émotionnelle 5. Mais Choub a affaire à un matériau plus documentaire parce que moins falsifié.

Après avoir vu la Chute de la dynastie Romanov de Choub 6, un spectateur regrettait : « Dommage qu’il y ait des passages vides — on aurait dû y insérer ce qui manquait en recourant à une mise en scène ». Sa remarque n’était pas si bête.

Cet homme ne tenait pas à l’authenticité du matériau ; ce qu’il appréciait, c’était la charge émotionnelle communiquée par le film, et, au nom de cette émotion, il demandait que l’on comble les passages vides par un matériau non authentique.

La priorité accordée à l’attraction, à l’effet que produit le film sur le spectateur, est chez nous toujours bien vivante.

Il y a plusieurs sortes de matériaux. Le matériau du film érotique agit sur n’importe quel spectateur, si inculte qu’il soit. Mais si l’on travaille sur un matériau purement historique, les connaissances culturelles du public sont encore insuffisantes. Il n’est pas difficile d’exciter le public à partir de l’écran avec des baisers et du nu. Dans ce domaine, plusieurs milliers d’années nous ont conduits à une technique extrêmement raffinée. Le jeu de l’amour était déjà très élaboré dans tous ses détails dans la poésie de l’Inde ancienne.

Chaque geste, chaque manière de s’étreindre et de s’enlacer, où, à quel moment, y était consigné et débattu. Mais ce qui nous intéresse, c’est de provoquer une émotion, une excitation avec un matériau tiré de la réalité qui soit le plus documentaire et le moins falsifié possible. C’est ce qui manque actuellement.

On dit maintenant que le film le Grand Chemin a été difficile à monter parce qu’il y a dix ans, on ne savait pas ce qu’il fallait filmer. Mais admettons même que nous l’emportions dans notre lutte pour la chronique, sommes-nous sûrs que dans dix ans les gens seront heureux d’hériter de nos filmothèques 7 ? Il y a dix ans les gens pensaient peut-être que leur façon de filmer était la meilleure. Si nous filmons actuellement de la façon qui nous semble la meilleure, il peut s’avérer que nous n’aurons pas filmé la réalité de la manière dont elle sera plus tard interprétée. Peut-être que dans dix ans, la dilatation des veines capillaires sur la joue d’un commissaire du peuple pendant un discours sera très importante, et nous ne l’aurons pas filmée.

Il y a dix ans, l’opérateur filmait une manifestation en cadrant au niveau du buste sans se douter que ce serait un matériau nul, pratiquement inutilisable.

Je pense que pour distinguer le film joué du non-joué (la terminologie est arbitraire), il faut tenir compte de l’échelle de falsification des éléments qui constituent le film. J’appelle falsification toute distorsion ou modification arbitraire d’éléments authentiques. Cette distorsion, nous la trouvons :

1) dans le matériau lui-même (que filmer ? Le choix, dans toute la masse de données existantes, de ce dont nous avons besoin) ; 2) la déformation du matériau par le point de prise de vue et le choix de l’éclairage ; et 3) dans le montage du réalisateur.

Selon son degré de distorsion, le matériau se répartit en trois groupes : 1. le matériau flagrant ; 2. le matériau mis en scène ; et 3. le matériau joué.

Le matériau flagrant est celui qui est pris en « flagrant délit ». C’est la « vie prise sur le vif » de Vertov. Les distorsions y sont minimes. Cependant le matériau flagrant a, lui aussi, son échelle de distorsion. On peut filmer un sujet de telle manière qu’il ne soupçonne pas qu’on le filme.

Je disais à Choub que l’on pourrait nicher des caméras dans les façades le long des rues pour pouvoir filmer les passants. Ce serait le type même de tournage où n’interviendrait aucune part d’arbitraire dans le point de prise de vue. Mais quand c’est un opérateur qui filme, c’est toujours de façon personnelle. Il serait bon que l’opérateur ait un présupposé de départ : un éclairage caractéristique, une mise au point ayant sa motivation, un rapport entre les groupes calculé d’avance, etc. Il est temps de lutter contre le point de vue arbitraire des opérateurs. Pourquoi dansent-ils autour d’un objet ? Ainsi, disent-ils, nous le montrons sous toutes ses faces. Mais allez savoir quand ce point de vue sert effectivement à montrer l’objet dans sa totalité et quand il sert à le contempler sous tous ses aspects d’une façon esthète et arbitraire.

Par conséquent le premier groupe, celui du matériau flagrant, est le plus objectif. Il présente un second degré lorsque le flagrant est plus douteux, lorsque l’objectif de la caméra a été remarqué et influe sur le comportement des gens que l’on filme. La personne voit que vous êtes en train de tourner la manivelle et se met à faire des mouvements non spontanés. Elle perd son naturel, s’offre comme une icône et non pas telle que vous voudriez la voir.

Le troisième degré est celui où filmant un matériau flagrant nous utilisons un éclairage. Par exemple nous filmons une famille en Svanétie, dans son milieu naturel, dans une pièce totalement sombre, une grotte, mais nous allumons des lumières en différents points et modifions l’éclairage 8.

J’appelle le second groupe de matériaux celui de la mise en scène. Prenons pour le comprendre l’exemple d’un bûcheron.

Je filme un bûcheron en dehors de ses heures de travail. Je le conduis près d’un arbre que j’ai choisi et lui dis : « Abattez cet arbre ». Puis je filme. Il exécute son travail sur commande, mais je fais appel à sa pratique professionnelle et j’obtiens de la sorte une distorsion relativement faible.

C’est également de cela que relève l’utilisation d’un modèle 9. On le prend comme un matériau qui, par ses qualités matérielles, ses habitudes, ses gestes automatiques correspond au personnage que l’on veut obtenir à l’écran.

C’est ainsi que travaille Eisenstein. Il choisit des gens ayant un visage, une stature et une démarche adéquats 10. Bien sûr l’orientation vers le jeu est là encore indéniable, mais elle est moindre qu’avec un acteur. « L’arbitraire » de l’acteur est ici remplacé par la fidélité gestuelle d’un réflexe bien trouvé.

On filme des personnes particulières qui ne transmettent que des impressions arbitraires de ce qu’on veut obtenir sur la pellicule.

Par exemple, Kouznetzov jouant le rôle de Nicolas II dans le Soliste de sa majesté11 ne cesse jamais d’être Kouznetzov. Pour le rôle du bûcheron, on peut faire appel à un employé de la Bourse qui fera semblant de couper un arbre. Nous atteindrons alors la distorsion maximale car celle-ci peut venir non seulement du type physique, mais également de l’acte appelé « jeu d’acteur ».

Il faut lutter pour le matériau le moins falsifié selon cette échelle.

L’objectif des partisans du « non-joué » est de parvenir au flagrant, au matériau pris sur le vif. Il est important de nous fixer les limites définies par la commande sociale que nous pouvons réellement atteindre et vers lesquelles nous nous acheminons dans notre travail concret à l’heure actuelle 12. Voilà pourquoi, en arrêtant notre programme maximal, nous dirons : « Faites-nous du “Ciné-Œil”, de la “vie prise sur le vif” 13 », etc. Mais dans la mesure où nous revendiquons une excitation émotionnelle, où nous utilisons la méthode du montage des attractions, où nous devons avoir les mains libres pour produire un effet sur le spectateur, il nous faudra bien prendre un autre type de matériau et peut-être nous faudra-t-il défendre un matériau mis en scène, c’est-à-dire utiliser les méthodes d’Eisenstein.

Quelques mots à présent sur le matériau dépersonnalisé.

Dans la chronique, il est important de savoir qui est l’homme montré sur l’écran, où il se trouve, ce qu’il fait et quand. Si cet « intitulé » du cadre disparaît, la chose devient générale, nous la considérons comme anonyme, elle est dépersonnalisée 14.

Exemple : des hâleurs tirent une péniche. D’habitude la couleur dominante du hâleur, sangle et péniche, est le gris. L’opérateur attend que perce un rayon de soleil et saisit cet instant pour tourner un cadre [plan] qui fait de l’effet, mais sans dire que ces hâleurs ont été filmés à un moment où la lumière faisait de l’effet. Le spectateur se fera une idée du hâleur d’après un cas exceptionnel et non typique 15.

Enfin la réalisation. Il y a des réalisateurs-opérateurs qui recherchent des cadres et des lumières typiques, qui ne violentent pas le matériau.

L’autre sorte de réalisateur est celui qui fait du cinéma joué : il est le seul maître et interprète du matériau. Pourquoi interprète-t-il les phénomènes de manière arbitraire ? Ses affirmations s’appuient en général sur l’intuition. Il est rare de rencontrer un réalisateur qui soit à la fois un savant et un publiciste. Le plus souvent, il vous dira : « C’est l’impression que j’ai eue, c’est ainsi que je le sens. » Il juge d’après le goût du spectateur qui est en fait le sien propre.

Il me semble donc que la démarcation apparemment très nette entre « joué » et « non-joué » est en réalité toute relative. Le choix entre « joué » et « non-joué » revient au choix entre fait et fiction, présent et passé.

Nos attaques doivent tout particulièrement porter contre ceux qui, à partir d’un matériau qui parfois n’est pas mauvais, fabriquent de l’exotisme, du sentiment et de l’opéra.

Le genre Khanjonkov et ses épigones, Protazanov et Gardine, sont les représentants les plus marquants du cinéma auquel nous sommes irrémédiablement hostiles 16.

— Chklovski : C’est un fait qu’il y a des gens intelligents complètement inutiles et des erreurs extrêmement utiles. Lorsque je discute avec des réalisateurs d’actualités, je sais qu’il m’est assez facile de les « démolir ». Mais les erreurs qu’ils commettent sont extrêmement utiles artistiquement, utiles pour le cinéma.

Ce sont ces erreurs qui mènent à des découvertes.

Je trouve que la distinction entre cinéma « joué » et « non-joué » est, bien sûr, élémentaire.

Il est inutile d’insister sur quelque chose que nous ne comprenons pas, car notre matériau est toujours intelligent, et si nous n’arrivons pas à analyser certaines différences, cela signifie que nous analysons mal, non que le matériau a tort.

Vous dites que le cinéma joué, c’est Kouléchov et Eisenstein et que le non-joué, c’est Choub et Vertov. Or ils faisaient partie de la même bande : Choub a appris le montage sur des films joués alors que le réalisateur de films joués apprenait à monter des actualités 17.

Mais le problème vient de beaucoup plus loin. Goethe disait déjà : « Assis face à un arbre, vous le dessinez le plus minutieusement possible : qu’en reste-t-il sur le papier ? »

Si vous prenez une caméra ce sera la même chose.

Il est difficile de résoudre le problème par les lois de la physique : faut-il avoir un point immobile et faire courir le chroniqueur autour de l’acteur du joué, ou bien faire tourner l’acteur autour de l’opérateur de non-joué ?

Dès le départ, la question est celle de la visée, or elle contient un moment de joué. Lorsque Ostrovski voulait rendre un parler dialectal, il le rendait par des mots de la langue littéraire en transcription phonétique 18.

Le fait même d’attirer l’attention, non par sur l’orthographe, mais sur la prononciation constitue déjà une marque particulière.

Le meilleur passage dans le film de Choub, est celui où l’on montre Dybenko 19. Il ne sait pas se laisser filmer par une caméra, tantôt il sourit, tantôt il prend une pose héroïque.

Et ce jeu avec la caméra est un passage absolument génial dans ce film superbe.

Pour parler de « joué » et « non-joué », je dirai que j’ai vu des responsables être filmés. On aurait pu d’emblée les inscrire au Rabis 20

Dès que la caméra tourne, ils se mettent à bouger dans le cadre ; ils sont déjà là, ils y restent et discutent entre eux.

Voilà pourquoi cette distinction est incorrecte car de manière générale elle crée une loi.

Ce que fait Choub et ce que se propose de faire Vertov a de très nombreux équivalents en littérature.

Par exemple : Tolstoï est presque entièrement un écrivain du « non-joué » car il prend 3 ou 4 pages de matériau historique et il lui suffit de changer un mot pour les transformer en littérature. Une page de Mikhaïlovski 21 devient, par la seule mention d’une « teinte mauve sombre », une page de Tolstoï.

Brik m’a montré une caricature de Dostoïevski où celui-ci écrit : « Vous n’avez pas encore le dernier chapitre de Crime et Châtiment, eh bien ! prenez une affaire judiciaire quelconque et remplacez le nom de l’accusé par Raskolnikov, je n’ai pas le temps de l’écrire… »

Il ne faut pas exagérer la part de « joué » dans l’art. La présence du joué dans l’art est un fait établi mais périodiquement, on redonne la priorité au matériau.

Et ici les réalisateurs d’actualités qui, par ailleurs, commettent des erreurs, avaient raison et ont toujours raison, en ce sens qu’ils mettent à bon droit le matériau au premier plan. La priorité est donc donnée au matériau. Pour le moment.

C’est pourquoi je considère que malgré la complexité et l’acuité de la question du « joué » et « non-joué », le problème n’est pas de savoir comment Untel ou Untel le voit et le met en évidence, mais comment déterminer son degré d’utilité et d’approfondissement.

Le LEF a un programme qui dépasse la simple question du cinéma « joué » et « non-joué », il s’agit de la priorité accordée au matériau 22.

Il est remarquable que le Rabis nous ait envoyé un projet de contrat destiné aux écrivains, comportant entre autres une chose intéressante : ils y définissent le nombre d’heures nécessaire pour écrire un scénario.

Et ils ont trouvé : 75 heures payables à l’heure.

Alors que dans Marx il est écrit que tout peut être comptabilisé en heures sauf le travail littéraire.

Il y a longtemps que ce livre [Le Capital] a été écrit, mais il se fondait évidemment sur des données.

Le Rabis n’y songe même pas.

Prenons la formule de la collecte du matériau. L’idée d’une fable préexistante que l’on développe ensuite grâce à un matériau est parfaitement inepte. Selon nous on commence d’abord par étudier le matériau, ensuite intervient la question de sa mise en forme.

En outre le matériau peut être présenté avec ou sans fable.

Les films sans fable ont quand même un sujet.

Nous parlons de choses complexes, mais quand nous allons à la fabrique [studio], c’est une grammaire qu’il faut apporter. J’ai travaillé dans les organismes suivants : Sovkino puis Vukfu ; maintenant je travaille à Rouss 23 et dans aucun de ces organismes je n’ai vu d’encyclopédie.

Les équipes de reportage sont envoyées au petit bonheur. Nous envoyons des gens en Svanétie, nous en envoyons filmer les steppes de la région d’Orenbourg, sans savoir ce qui nous attend. Il nous est arrivé cette chose extraordinaire qu’envoyant des gens en Sibérie, ils ont parcouru 900 verstes pour tomber sur la Kliazma 24

Le cinéma est avant tout analphabète.

D’un analphabétisme éhonté.

Il est très simple, dans le monde du cinéma, d’obtenir 200 000 [roubles] pour une réalisation, mais parfaitement impossible d’en obtenir 50 pour acheter des livres destinés à la bibliothèque de la fabrique [studio].

On projetait l’autre jour des extraits de films à la filmothèque. On voyait l’île de Java. Quelqu’un, par hasard m’y avait invité. Apparaissent des sauvages, le nez percé. Je dis à Chvedchnikov 25 : « Mais à Java, il a 50 millions d’habitants et il vient d’éclater une grande révolte. C’est ridicule de montrer des hommes avec le nez percé. » Il ne m’a pas cru. Je lui ai amené l’Encyclopédie et lui ai montré. Les chiffres étaient alors de 35 millions, mais aujourd’hui ce doit être 56. Je lui dis : « Si on vous envoie à Java, il vous faudrait emmener un spécialiste puisque vous ne voulez pas apprendre à lire une encyclopédie… »

Le cinéma est illettré en ce qui concerne le matériau.

Il ne sait pas où se trouve quoi. C’est un cheval de cirque qui tourne en rond.

Il y a chez Zochtchenko 26 un très bon récit sur un musicien qui joue du triangle.

Il rêve qu’il perd son triangle et grimpe dans le clocher d’une église pour sonner le tocsin.

Quelles sont mes propositions pratiques ? Avant tout remplacer la distinction entre films d’actualités et film joué par celle entre films avec ou sans fable.

Un certain Braguine nous assure qu’il faut faire un film sur le blé et lui-même se met à y fourguer une histoire d’amour. On parle de seigle et voilà qu’il faut l’expédier à Londres 27. Il faut donc aussi envoyer le couple à Londres.

On n’arrive à rien.

Saltykov-Chtchedrine 28 disait que dans un roman de famille, on ne peut mettre que des événements concernant la famille. Ce que nous avons, c’est du style Empire à la soviétique, des formes de Restauration et c’est là notre malheur.

Lorsqu’une forme est mal employée mais qu’elle existe depuis plusieurs dizaines d’années, elle devient universelle.

On cherche partout à introduire coûte que coûte une histoire d’amour. C’est ce qui se passe avec Stepan Razine 29. Il a été sur le Don, à Moscou, à Astrakhan, en Perse, de nouveau à Moscou, et partout je devrais trouver une femme à ses basques. C’est tellement bête, tellement inutile !

Notre malheur et notre erreur proviennent non seulement de ce que nous ne faisons pas la distinction entre joué et non joué mais de ce que, faisant partie d’un organisme de production, nous ne savons pas toujours prendre la défense du matériau et que nous nous mettons au travail avec un matériau artistiquement nul.

C’est là notre véritable erreur.

J’affirme que le LEF peut faire un film historique à condition d’être intransigeant sur les principes.

Choub dispose d’une filmothèque. Cela lui permet de faire encore trois films. Je me suis heurté au fait que la foi musulmane ne pourrait s’étendre au-delà du cercle polaire parce que lors de certaines fêtes, on n’a pas le droit de manger du lever du jour jusqu’au coucher du soleil. Or au-delà du cercle polaire, le soleil ne se montre pas pendant des mois, il leur faudrait soit se convertir soit mourir…

Choub a choisi des extraits qui remontent à 189[5]. Mais pour Stepan Razine, je ne pourrais pas puiser dans la filmothèque. C’est l’histoire des Musulmans. Mais là n’est pas l’important.

Prenez notre cinéma : on ne peut pas inventer pire administration que la sienne. Niveau culturel zéro. C’est l’administration la pire au monde. On pourrait la remplacer sans difficulté. Elle met des années et ne parvient pas à livrer les films à ceux qui les ont commandés.

Et puis l’illettrisme des réalisateurs. Et il n’y a pas d’acteurs ou seulement des mauvais.

Et au bout du compte cela donne du bon cinéma.

On aboutit à une chose curieuse. Le cinéma soviétique repose sur les objectifs du parti.

Et le Comité du Répertoire du cinéma soviétique est l’organisme ayant le plus haut niveau culturel.

Autrement dit un film intelligemment fait, répondant aux objectifs du Comité du Répertoire, devrait être léfiste.

Il y a encore autre chose.

Je propose de mettre à l’ordre du jour la question du « Kino Petchat » et de Kinogazeta30. C’est une institution qui dévore toujours de nouveaux organismes et pour quoi faire ? Ils éditent des monographies sur Harry Piel 31 ou sur Douglas Fairbanks et tout cela est d’une ineptie éhontée. La direction est parfaitement analphabète et le contenu vaut la couverture.

— Chouh : Tout le problème est de savoir ce que nous devons filmer maintenant. Dès que cela sera clair pour nous, la terminologie — joué ou non-joué — n’aura plus d’importance. L’important, c’est que nous soyons le LEF.

Nous pensons qu’on ne peut filmer que de l’actualité et que cela seul préservera notre époque pour la génération suivante. Cela signifie que nous voulons filmer le jour d’aujourd’hui, les gens d’aujourd’hui, les événements d’aujourd’hui. Que Rykov 32 ou Lénine jouent bien ou mal devant la caméra et qu’il y ait là un moment de jeu, cela nous est parfaitement égal. L’important, pour nous, est que la caméra filme à la fois Lénine et Dybenko, même s’ils ne savent pas se tenir devant la caméra car ce moment est celui qui les caractérise le mieux.

Pourquoi Dybenko ne nous paraît pas abstrait ? Parce que c’est bien lui et non quelqu’un qui jouerait Dybenko. Et cela nous est égal s’il y a là un moment de jeu.

C’est pourquoi nous insistons pour que l’on ne tue pas ce terme de cinéma non-joué. Parlons donc du cinéma non-joué. Même s’il comporte des moments joués. Quelle est la différence avec un excellent film joué, tourné il y a trois ans ? Vous ne pouvez plus le regarder, il est devenu parfaitement indigeste. Tandis qu’un film non-joué, vous le regardez et cela passe, c’est intéressant parce que c’est un fragment de vie passée authentique. C’étaient vraiment des éléments de cette vie.

Tout est dans la technique. Lorsque vous avez un bon matériel d’éclairage et l’équipement technique qui convient à un tournage, l’élément de jeu disparaît.

Il n’est pas nécessaire de lutter pour que l’on ne filme que de l’actualité. À tous les coins de rue, dans tous les journaux, on dit que l’actualité est nécessaire. Ce n’est plus la peine de faire de la propagande pour les actualités, notre travail le fait mieux que n’importe quel article. Il est important maintenant de lutter pour un travail de bonne qualité. Nous accumulons le matériau et, d’année en année, acquérons une maîtrise.

Pourquoi pensez-vous que nous ne voulons pas faire de film qui produise une émotion ?

Tout est dans le matériau : à partir de quel matériau voulons-nous travailler ?

Croyez-vous que nous rejetons la dimension de métier ? Pas du tout. Nous sommes persuadés qu’avec du métier on peut, avec un matériau non-joué, faire un film qui surpassera n’importe quel film artistique [joué]. Tout est dans l’orientation et la méthode de travail. C’est de cela qu’il faut parler.

— Pertsov : La terminologie qui distingue le film joué du non-joué existe toujours. Dans la pratique, cette terminologie s’avère parfaitement satisfaisante. Elle est satisfaisante pour le public puisque cela lui donne une idée précise de ce qu’on va lui montrer. Elle satisfaisait également la production puisque celle-ci est clairement divisée en deux secteurs. Cette terminologie, ce dualisme a été parfaitement accepté par toutes les couches de la population comme touchant le fond du problème. Pourquoi serait-il nécessaire, maintenant, de préciser cette terminologie et de la remplacer par une autre ? Quelles raisons nous y poussent ? Si elles sont d’ordre tactique, il faut le dire.

Dans son principe le tournage d’actualités ne concerne pas un champ de phénomènes très vaste. Il y a tout d’abord le destin personnel de l’homme, comme dit Chklovski. Ce qu’on appelle le byt33. Nous ne pouvons pas filmer ce phénomène. Mais il est faux de dire que nous ne nous y intéressons pas. Ce que Tretiakov appelle matériau flagrant, c’est du byt. Nous pouvons filmer des gens dans la rue, dans l’entreprise, prendre le côté « officiel », sans chercher plus loin. Si nous passons dans l’autre sphère, nous serons mis dans l’impossibilité d’obtenir le matériau.

Le matériau flagrant c’est un film policier [politseïska ja fil’ma], il faut déterminer l’identité de la personne, le fait qu’elle était en un certain lieu à un certain moment. Ce rôle d’identification de la chronique peut avoir une grande importance 34.

Comment se déchiffre un film joué ? Dire qu’il y a là une part d’arbitraire est insuffisant.

Prenons un exemple dans le domaine des statistiques. Pour déterminer la situation de la paysannerie, nous pouvons, soit choisir une ferme déterminée, pour y mener une enquête, soit choisir la méthode du sondage. Nous enquêtons dans une ferme sur dix, nous reportons les chiffres obtenus dans des tableaux, nous les regroupons pour obtenir des liens de cause à effet.

Une question se pose : comment agissons-nous avec les faits ?

Nous agissons de manière arbitraire dans le choix du matériau et dans l’étude des relations de cause à effet.

Mais cet arbitraire déforme-t-il le matériau ? Au contraire, c’est un moyen de connaissance économique. Il dévoile les caractéristiques objectives, authentiques et non pas déformées du matériau. Assimiler cet arbitraire à une esthétisation du matériau, c’est mettre un signe d’égalité au mauvais endroit.

Quelle est la différence entre matériau authentique et ce que vous avez appelé matériau falsifié ?

Elle est énorme. Mettons que nous ayons une photographie de Lénine et une autre d’un acteur maquillé en Lénine, et que la légende indique pour l’un qu’il s’agit du vrai Lénine et pour l’autre que c’est l’acteur Untel : la valeur de ces deux clichés sera complètement différente 35. Il faut, bien sûr, en tenir compte lorsque nous parlons de l’effet que produit l’actualité.

Par quoi remplace-t-on cette distinction claire entre joué et non-joué ? Par quoi la remplace Tretiakov ? Il distingue trois sortes de matériaux : flagrant, flagrant douteux — c’est-à-dire mis en scène — et joué ; et il précise que le joué est l’exact opposé du flagrant tandis que le mis en scène occupe une place intermédiaire.

Cependant l’exemple qu’il prend est mauvais.

Il dit que si l’on prend un vrai bûcheron et qu’on le force à couper du bois devant la caméra, ce sera un matériau flagrant douteux, mis en scène. Cela vient sans doute du fait que le bûcheron coupant du bois pour la caméra exerce son savoir-faire et ne joue pas.

Je prendrai pour ma part un exemple tiré d’un film artistique [joué].

L’acteur qui devait jouer le rôle d’un officier [blanc] dans le film Léon Couturier s’était exercé longtemps avant le tournage à porter un costume d’officier afin d’apprendre à marcher comme un officier qui porte des éperons. Au moment du tournage il était très à l’aise avec ses éperons. Afin d’assumer pleinement son rôle devant la caméra, il avait fait un apprentissage d’officier. Apprentissage qui lui était nécessaire pour tromper le spectateur et lui faire croire qu’il avait devant lui un véritable officier de l’armée blanche 36.

Dans le cas du bûcheron, il s’agit d’un matériau non-joué, dans le cas de l’acteur -« officier » d’un matériau esthétique 37.

J’estime que la proposition de Tretiakov est, en réalité, néfaste. Elle ne définit pas le problème du film joué et instaure un stade intermédiaire qui n’existe pas. La classification de Choub est bien plus juste et mieux vaudrait s’y tenir.

Je pense qu’un film joué mettant en œuvre les principes du LEF est possible.

De quels films s’agit-il ?

Il me semble qu’on peut répondre à cette question en traçant un parallèle avec la littérature. Il y a en littérature certains phénomènes que nous considérons comme propres au LEF. Vous prenez l’exemple des formes anciennes qui produisent un effet sur le lecteur ; si elles entraînent des conséquences néfastes nous en introduisons de nouvelles. Cette tactique pourrait être transposée au cinéma.

La distinction entre cinéma joué et non-joué n’écarte pas la possibilité de mettre au point une tendance commune à tout le LEF.

— Jemtchoujni : Si Perstov peut dire qu’il nous faut faire des films artistiques [joués] 38 parce que la méthode documentaire ne permet pas de filmer la vie courante [byt] mais seulement des films policiers, c’est qu’il ignore qu’à l’étranger on a mis au point une pellicule ultra-sensible qui permet de filmer dans une pièce à la lumière naturelle, sans éclairage spécial. Et plus la technique ira en se développant, plus le tournage sera facilité dans les domaines où le film documentaire n’était pas employé jusque-là.

La position générale de Tretiakov posée comme orientation du LEF, qui accorde la priorité au matériau non falsifié, n’a pas soulevé de discussion et c’est justifié. Mais c’est là que doivent intervenir toute une série de rectifications. Peut-on, dans la situation actuelle, affirmer que les considérations objectives de la production permettent au LEF d’assurer à 100 % que cette orientation peut être mise en pratique ? Ici la question de la tactique dont parlait Pertsov est décisive. Le LEF doit s’assurer pouvoir disposer d’une marge de manœuvre.

Il a été dit ici que le cinéma artistique [joué] devrait distinguer le film avec ou sans fable. La fable ce n’est que ce qui lie les éléments du matériau. Ce n’est pas une question de principe, c’est la question du système de liaison du matériau. Dans un cas, il est lié par une fable, dans l’autre non. En Allemagne on tourne un long film sur la vie des abeilles avec une fable et les abeilles ont été filmées à différents moments de leur existence. On repère les moments nécessaires et on les filme. Il y a une fable, mais peut-on pour autant parler de film joué ?

— Chklovski : Typiquement joué !

— Jemtchoujni :… Les abeilles ne sont pas dressées. L’opérateur guette avec sa caméra la vie des abeilles et tourne les plans [cadres] dont il a besoin.

La distinction selon le critère de la fable n’est pas cruciale.

Il me semble que dans toutes les discussions sur l’orientation de principe du LEF, on a perdu de vue un élément essentiel : le cinéma ce n’est pas seulement le film artistique et les actualités, c’est aussi un moyen extrêmement important dans le domaine de la recherche scientifique et, plus généralement, de la connaissance de l’activité humaine. C’est tout cela que Tretiakov sous-entendait en parlant de l’effet intellectuel du cinéma. À mon sens les actualités tout comme les films artistiques [joués] sont des films émotionnels.

Mais il y a encore un vaste domaine, dans les circonstances présentes, qui n’a pas encore été abordé. Il s’agit de l’utilisation du cinéma à des fins de diffusion des sciences exactes, en tant que méthode de recherche pédagogique, de matériel didactique, etc. Et le LEF a très peu insisté sur cette fonction du cinéma dans son programme. En plus des discussions sur les films d’actualités et la chronique 39, il est indispensable, à l’avenir, de renforcer cet aspect et cette orientation du cinéma. Regardez : nos laboratoires commencent à peine à poser le problème de leur équipement cinématographique. Le premier à le faire a été Bekhterev qui veut équiper son institut d’expérimentation scientifique de matériel de prise de vue 40.

Vient ensuite la hiérarchie que fait Tretiakov entre matériaux flagrant, mis en scène et joué. Je suis d’accord avec Pertsov : elle n’apporte rien de neuf.

La distinction « joué/non-joué » a un sens dans la situation présente. Où passe la frontière qui les sépare ? Dans les exemples cités par Tretiakov et les autres après lui, elle se situe non pas entre la présence et l’absence de fable, mais au moment même où le matériau est filmé. Selon qu’il est utilisé fonctionnellement ou non, c’est là que se situe la différence. Si un homme fait montre, devant la caméra, de sa pratique professionnelle, de ses habitudes sociales personnelles, alors on aura filmé du non-joué même si cette exhibition a été suscitée, c’est-à-dire même si le bûcheron a été invité exprès et que donc il ne fait pas une déclaration d’amour, mais fait montre de ses habitudes professionnelles.

— Chklovski : Pour le tournage de Fredericus Rex41, on a rassemblé deux mille personnes, on leur a donné de vraies armes et deux mois durant, ils se sont entraîné dans une caserne.

Lorsqu’on les en a sortis pour le tournage, ils ont pris leurs armes et ont pris la gare d’assaut. Ils étaient entrés dans le rôle. Ils portaient l’uniforme selon toutes les règles de l’art.

— Jemtchoujni : Quand Tretiakov dit que toute personne travaillant devant la caméra introduit certaines corrections de son comportement, cela n’a pas d’importance. La maîtrise professionnelle d’un ouvrier qualifié transparaît quelles que soient les conditions même s’il se trouve devant une caméra.

Dans l’exemple cité du vrai et du faux Lénine, où se situe l’importance du problème ? Dans le fait qu’à la vue du vrai Lénine, on est entraîné à d’autres associations d’idées.

La différence avec le matériau falsifié vient justement de l’extraordinaire puissance de persuasion du matériau authentique. Il est évident qu’aucun matériau falsifié ne peut concurrencer un matériau authentique quand bien même s’agirait-il de faire des films destinés à provoquer une émotion. Le matériau non falsifié atteindra là encore son but bien plus rapidement qu’un matériau mis en scène.

— Brik : Il me semble pourtant que nous commettons toute une série d’erreurs grossières. À commencer tout d’abord par cette fameuse distorsion du matériau. Depuis quand nous sommes-nous mis à parler de la possibilité de rendre un fait quelconque à l’aide de signes arbitraires ? Ne serait-ce qu’en raison de ses deux dimensions, le matériau cinématographique déforme forcément. Il est donc vain de parler de déformation. En se demandant non pas ce qui déforme plus ou moins mais ce qu’il faut filmer, Choub pose la question juste. La déformation est la même partout, le problème est de savoir ce qu’il faut montrer à l’écran, ce qu’il faut filmer. Devons-nous filmer seulement des faits ou acceptons-nous des mises en scène ? Permettez-moi de citer l’exemple du film Poète et Tsar42. Nous nous sommes jetés, Chklovski et moi, sur Gousman 43 : « C’est une horreur, vous montrez un Pouchkine vulgaire, dénaturé ». Il nous a répondu : « C’est possible, mais notre objectif était d’amener une population de plusieurs millions de personnes à s’intéresser à Pouchkine, de lui faire aimer Pouchkine ». Il avait raison : si tel était l’objectif, il eût été ridicule de montrer un Pouchkine atteint de maladies vénériennes, se jetant aux pieds de Nicolas 1er, comme le proposait Chklovski. Il n’aurait pu inspirer aucun amour. La question est donc celle-ci : dans quel but filmons-nous ?

Affirmer que nous, le LEF, nous sommes uniquement pour qu’on filme la vérité est faux. Si l’on nous avait dit de montrer Nicolas 1er tel qu’il était — et certains disent qu’au fond il n’était pas si mauvais —, nous ne l’aurions pas fait. Le problème est de savoir ce qu’il est nécessaire, selon nous, de montrer au cinéma. Et nous disons : nous recherchons en premier lieu dans le cinéma la même chose que dans notre travail littéraire, autrement dit : apprendre aux gens à apprécier les faits. Les documents et non la fiction artistique brodée autour de ces documents.

Que fait Chklovski avec Tolstoï ? 44 Quelle est la valeur culturelle de son travail ? Elle réside en ceci : si vous voulez lire quelque chose sur la guerre et la paix de 1812, lisez des documents et non pas Guerre et Paix de Tolstoï. Mais si vous voulez éprouver des émotions avec Natacha Rostov, alors lisez Guerre et Paix. Un homme cultivé est un homme susceptible de percevoir une charge émotionnelle à partir de faits réels et non à partir d’une fiction.

À cet égard, la discussion entre Babel et Boudienny est caractéristique 45. Boudienny accuse Babel d’avoir déformé [l’histoire de] la cavalerie rouge et Babel répond qu’il n’a jamais eu l’intention de l’écrire. « J’ai pris le matériau dont j’avais besoin. Si vous voulez lire quelque chose sur la cavalerie rouge, prenez les documents et lisez-les ». Boudienny exige de l’écrivain qu’il soit factuel et sur ce point nous sommes de son avis.

Il faut avant tout élever le niveau culturel non seulement du cinéaste mais surtout des consommateurs de films, de façon qu’ils se détournent des Assesseur de collège46 et autre Malinovskaïa 47. Il est ridicule de notre part de faire des discours enflammés et de démolir Protazanov alors que son Garçon de restaurant lui rapporte de l’argent. Protazanov récoltera de l’argent aussi longtemps qu’on lui en donnera et qu’on continuera à aller voir son Garçon de restaurant. Ce que nous devons combattre, c’est le public qui donne cet argent et les distributeurs qui soutiennent cette ligne.

C’est ici qu’intervient le rôle de la Conférence du parti. Par bonheur, dans notre pays la libre concurrence n’existe pas, nous avons un appareil qui peut accélérer le développement culturel. Et nous devons exiger de cet appareil qu’il aille dans cette direction. En attaquant Chvedchikov et le Sovkino, nous avons dit : que se passe-t-il ? Chvedchikov se comporte sur le marché en capitaliste. Il n’utilise pas son appareil pour le développement de la culture. Tout le monde va se jeter sur les actualités. Protazanov, encore lui, tourne un film et dit : « Je vais encore filmer un peu d’actualité », c’est-à-dire un paysage rural. Et ce qu’on ne sait pas et ce que la Conférence du parti ne saura pas, c’est que Chvedchikov avance de l’argent pour Une femme comme ça48 et ne donne même pas de pellicule pour la Mécanique du cerveau49. Même chose pour le Pays tchouvache50 et bien d’autres. C’est cela qu’il faut montrer. C’est très bien de parler d’autofinancement, de rendement commercial, tout cela est fort beau, mais il y aussi d’autres considérations sur lesquelles nous appuyer. Et le LEF ne sera pas seul à défendre ce point de vue. Le Comité général du Répertoire et l’administration centrale pour l’Éducation politique ont également l’intention de le défendre.

Il y a encore un autre point. Le Comité général du Répertoire 51 dit : « Filmez les Votiaks, les Tchouvaches, etc., mais faites des films joués en vous inspirant du mode de vie de ces peuples. Et en même temps soyez rentables : comme on le sait un film de classe, c’est aussi un film de caisse ». Pourquoi « on sait » ? Qui le sait ?

C’est exact, le spectateur d’aujourd’hui veut voir un film d’aujourd’hui, mais il ne donne pas son argent pour ça.

Dans Une femme comme ça, Malinovskaïa joue le deuxième rôle, mais la revue Kino dit qu’elle y joue le premier. Le Pays tchouvache doit pouvoir concurrencer Malinovskaïa. Ce n’est pas si facile. Ce n’est pas avec de pieuses paroles qu’on y parviendra.

Pourquoi nous sommes-nous tant réjoui de la Chute de la dynastie Romanov ? À cause de la foule de gens qu’il a attirée. Nous avons engagé une lutte avec les spectateurs et nous voulons que le Parti nous y aide.

Il y a en outre un autre type de problème. La question n’est pas claire : devons-nous lutter pour ne livrer que des documents ou devons-nous créer une forme intermédiaire de films, autrement dit créer une forme plus large tout en utilisant le même matériau ? Pour moi ce n’est pas clair. Le fameux exemple cité par Chklovski de Tourguéniev introduisant dans son roman une lettre écrite à des amis, est juste. L’important, c’est le but et non de savoir qui est l’auteur de la lettre.

Mais cela est-il nécessaire ou non ? Tchernichevski commença Que Faire ? par les choses les plus extraordinaires, puis, après les trois premiers chapitres, il écrit dans le quatrième que rien de tout cela ne s’est produit et qu’il l’a écrit exprès, sans quoi vous ne vous seriez pas mis à lire le livre 52.

Nous remplissons notre tâche culturelle. Nous voulons forcer le spectateur à croire et à comprendre que le caractère de document est mille fois plus précieux et plus culturel que la monotonie jouée de la déformation en studio.

Si vous prenez les films étrangers, vous verrez que dans chaque film joué on introduit des fragments de non-joué. J’ai vu un film avec Double-Patte et Patachon : on les voit marcher, puis ils se retrouvent dans une compétition de ski et on vous donne 150 mètres de pellicule avec une compétition. C’est très intéressant. Le film ne vaudrait pas le coup d’être vu et là, on le regarde. Nous, nous aurions peut-être dit : « Enlevez Double-Patte et Patachon et gardez la compétition », mais peut-être qu’à la campagne, on ne regardera que Double-Patte et Patachon. C’est une question tactique.

Notre objectif est d’exiger et d’insister pour que soient créées les meilleures conditions de tournage de matériaux documentaires. J’appelle cela tourner pour la filmothèque.

On entend dire qu’il est plus avantageux de construire [une maquette de] la cathédrale Saint-Isaac en studio plutôt que d’aller à Leningrad la filmer. « On arrive, voilà qu’il pleut pendant tout un mois et on ne peut pas tourner ». Ce cinéaste a raison. Pour lui, avoir un plan raté, terne, ce n’est pas bien. Il n’est pas convaincu qu’il faille absolument filmer la cathédrale Saint-Isaac à Leningrad, mieux vaut l’éclairer en studio.

Ma position est la suivante :

— Premièrement la lutte du LEF doit être dirigée plutôt contre les dirigeants et les administrateurs du cinéma que contre la production cinématographique ; nous devons défendre notre point de vue auprès des centres idéologiques.

— Deuxièmement il faut faire pression sur le spectateur en élevant son niveau culturel : s’il se met à formuler des exigences, les choses iront vite.

— Troisièmement, nous qui travaillons dans le « non-joué » et que cela concerne, nous devons nous-mêmes examiner ce qui se fait bien et mal. Jusqu’à présent ici et pas seulement ici, également en Allemagne, on se plaint de ce que tous nous font des éloges alors que personne ne va voir [ce que nous faisons]. Mieux vaudrait que l’on nous critique plus, sinon on peut avoir l’impression que tout est parfait et on ne fait plus de progrès.

Nous ne mettrons pas à l’ordre du jour des questions n’ayant que peu de rapport avec le fond du problème ; bornons-nous plutôt, dans notre débat, aux questions suivantes :

1) La formulation de thèses absolument strictes et précises concernant les objectifs de la Conférence du parti pour le développement d’un cinéma de haut niveau culturel tel que je l’ai exposé, et pour tout ce qui est tourné pour la filmothèque.

Nous n’avons pas de dictionnaires encyclopédiques. Ils ont l’impression qu’un dictionnaire encyclopédique n’est d’aucune utilité pour le cinéma et que ce qui est utile, c’est Malinovskaïa. Nous devons leur montrer qu’un dictionnaire peut-être plus utile que Malinovskaïa.

D’autre part, plus particulièrement pour nous. Il nous faut parler sérieusement des voies de la création, à partir de ce matériau qui nous est précieux et nécessaire, d’un film qui battrait le film joué. Nous voyons actuellement en littérature des tentatives de donner des documents. Tynianov s’y efforce. Il a écrit Kukhlia53.

Peut-être devons-nous, nous aussi diversifier nos prouesses.

Lorsque Rodtchenko photographie d’en haut [en plongée] et d’en bas [en contre-plongée], pourquoi le fait-il ? Parce que personne ne regarderait une photographie de Klouznetski Most prise à hauteur d’homme tandis qu’en plongée, on le regardera peut-être 54. C’est donc ce second moment qui nous est indispensable pour corroborer nos dires. Ce sera notre déclaration de principe. Si l’on nous dit « d’accord, nous vous donnons la possibilité », il faut que nous sachions d’avance que faire avec quoi. Si nous ne parvenons à rien, nos paroles auront été vaines. Dziga Vertov s’est essoufflé parce qu’il ne savait pas comment continuer.

Ce qui s’est produit avec lui se produit également en littérature. C’est la nostalgie de la grande forme qui fait qu’on n’ose pas se risquer chez un éditeur avec moins de 30 feuillets d’imprimerie 55. Quand on arrive chez un éditeur, il regarde l’épaisseur [du manuscrit] et vous répond que pour de telles vétilles il n’entre pas en matière. Il faut inventer un journal ou quelque chose d’autre, bref ! trouver la forme qui correspond. Dziga Vertov avait, lui, décidé de se lancer dans un long-métrage avec le peu qu’il avait. Et il a manqué de matériaux.

2) La seconde tâche : cela ne suffit pas de proclamer l’importance des actualités, encore faut-il savoir que faire et quelles mesures prendre pour élever ces actualités à un niveau tel qu’elles puissent frapper plus fort sur le marché et dans la conscience du spectateur.

— Essakia : Choub disait que notre époque étant très intéressante, nous devions la refléter pour l’avenir, c’est-à-dire tout filmer et tout conserver afin que demain on puisse avoir une idée de notre temps. Cela revient à travailler pour les archives. Si le matériau d’archives est, du point de vue factuel, intéressant, si la Dynastie est un film intéressant, c’est parce que le tournage était réalisé dans un but déterminé.

Le cinéma, c’est la plus grande flagrance de ce qui est montré, la question est de savoir dans quelle mesure il s’en rapproche et dans quelle mesure il est convaincant. Si un fait n’est pas convaincant, s’il n’intéresse pas, on ne le regardera pas. À mon avis, si la Chute de la dynastie est intéressant, c’est justement parce qu’y sont filmés les vrais Romanov.

Plus on se rapproche de la réalité du matériau, plus il est cinématographique. Plus on s’en éloigne, plus il perd de son pouvoir de conviction. Je ne suis pas contre les actualités, je suis pour les actualités filmées en fonction des tâches présentes. Notre rapport au matériau est déjà lié au temps et à l’espace. Il s’ensuit que notre matériau n’est pas neutre, il a une orientation déterminée.

— Tretiakov : Personne, je crois, n’a rien affirmé de semblable. Nous discutons du matériau qui présente un intérêt du point de vue de la propagande et de l’information. Ce présupposé est indispensable.

— Chklovski : Pour tourner des actualités il faut savoir dans quel but. Chacun filme de son point de vue et ce point de vue remplace l’orientation artistique.

— Brik : Pour filmer des actualités, il faut non seulement connaître le cinéma mais encore avoir une solide éducation politique, car autant l’Assesseur de collège aurait pu être filmé par un soldat de l’armée blanche, autant le Caucase soviétique ne peut être filmé que par quelqu’un de politiquement instruit, sachant précisément ce qu’il veut filmer 56. Ainsi lorsque nous disons qu’il faut refléter la réalité, cela ne signifie pas qu’il faut planter la caméra dans la rue et s’en aller, mais refléter la réalité sous un angle déterminé.

— Essakia : Le cinéma d’actualités ne dispose, pour le moment, que de deux ou trois films. Mais la demande de masse vis-à-vis du cinéma ne peut se satisfaire de deux ou trois films. Le problème à l’ordre du jour aujourd’hui est de doter progressivement le cinéma d’un matériau factuel véritable. Je connais la théorie du film productiviste. Tretiakov m’en a beaucoup parlé. Il me semble que ce qui doit être proposé chez nous, c’est le film productiviste. Notre travail doit viser le passage progressif au film scientifique et au film productiviste. Telle est la question actuelle et il me semble que nous devons insister pour que notre cinéma, à la différence du cinéma occidental, mette le cap sur le film productiviste. Je considère que le film productiviste qui doit viser à intéresser le public, doit prendre place à côté du cinéma d’actualités, l’objectif étant de convertir le public à ce cinéma. Le problème doit donc être posé à ce niveau : adopter la ligne productiviste pour notre cinéma.

— Matchavariani : Je ne parlerai pas de toute une série de questions de fond. Je pense que notre conception, dans son ensemble, souffre d’une lacune : le cinéma ce n’est pas seulement un travail esthétique sur un matériau, c’est une force politique, sociale qui organise en conséquence la volonté des hommes. S’il en va ainsi nous devons produire des œuvres qui remplissent cette fonction sociale. Et si tel est notre objectif, nous devons rechercher les moyens d’exercer une influence et de déloger les Malinovskaïa. Cet objectif, c’est la Chronique du présent avec les méthodes de Choub. Je crois que c’est une bonne chose. Mais il faut mener une Nouvelle Politique Économique dans le cinéma. C’est ce que font Brik et tous ceux qui travaillent dans la production. Chez les autres cela aboutit à une déviation de gauche — pour le traduire en jargon politique. Vous vous enfermez dans la Dynastie des Romanov et vous acharnez sur Protazanov. Nous devons produire des choses qui agissent de façon idoine. Si Brik et Tretiakov font des scénarios qui organisent de cette façon la volonté de la classe appelée aujourd’hui à diriger et édifier [la société], ils feront ce qu’il faut. Je pense pour ma part que du point de vue des principes fondamentaux du cinéma, le matériau concret, le matériau réel touchera plus le spectateur que le film joué parce que c’est en lui que réside l’essence du cinéma.

— Tretiakov : Il y a beaucoup de choses qu’il faudrait examiner en détail : débattre du scénario, du montage, du tournage, etc.

— Pertsov : J’estime que Brik a dit une chose tout à fait juste : il faut passer de la propagande pour les actualités au travail concret [sur les actualités] ce qui peut passer par l’adoption de cette ligne par tous les professionnels. Il ne fait aucun doute qu’un succès avéré dans ce domaine serait de nature à contrecarrer l’influence du matériau esthétisé.

Mais la question dont nous devons tenir compte, la voilà : le cinéma se développe comme une entreprise (économique) ; on construit des studios gigantesques. Si l’on voulait définir la croissance du cinéma d’un point de vue économique, il ne serait pas faux de le définir à travers la croissance des studios. En général le cinéma s’efforce de tout filmer sans sortir des studios. Brik l’a constaté et la même tendance paraît prévaloir en Europe de l’Ouest, dans la mesure où cela revient moins cher.

Si nous parvenons à établir un fait tel que la croissance des studios, il faut en tirer des conclusions déterminées concernant notre politique. Si nous avançons des principes précis concernant les questions dont nous débattons ici, on nous reprochera d’être abstraits, de parler de choses intéressantes mais coupées de ce qui se fait dans la pratique. Car l’augmentation du nombre des studios signifie la croissance et le développement de ce qu’on appelle film joué.

Le plan de production des studios de Sovkino pour 1927-1928 présente un trait particulier. Il consiste en 23 titres de films artistiques, autrement dit il ne comporte pas une part significative de films documentaires.

Nous allons insister pour que les uns et les autres soient pris en compte et il s’agira là d’une déclaration de principe.

Mais le plan de production n’est pas seulement établi d’après les titres des films, on tient également compte du pourcentage de films paysans, ouvriers et autres, le film étant considéré du point de vue du byt présenté au spectateur. Or un film tiré du mode de vie prolétaire peut fort bien être réactionnaire. L’important n’est pas le « mode de vie » dont il est tiré mais l’orientation, le but poursuivi dans les circonstances actuelles.

Nous savons seulement qu’il faut écarter le matériau joué, mais de quels films a-t-on besoin, quels sujets choisir, personne ici n’en sait rien. Si nous ne formulons pas cela très concrètement, nous serons marginalisés lors de la Conférence du parti. Je demanderai donc d’inclure à notre débat la question concrète à laquelle il faudrait apporter une réponse concrète : quels films faut-il faire dans la période à venir et selon quels principes établir ce plan. Si nous parvenons à résoudre cette question, on aura tranché les nœuds, et ce que disait Brik de l’isolement de l’acteur, des mauvais films artistiques [joués] et des films non joués, sera à son tour résolu.

— Essakia : Il est important que nous ayons de l’influence sur les professionnels du cinéma présents à la Conférence du parti. Il faut poser la question du soutien accordé au cinéma d’actualités qui doit être porté à son maximum, et inciter à faire des films productivistes basés sur des principes économiques et scientifiques au lieu de films artistiques de style européen.

— Brik : S’il est vrai, comme on l’a relevé, que l’on décèle chez Choub une « déviation de gauche » 57, d’autres camarades souffrent, eux, d’une déviation de droite qui s’explique par le fait qu’ils dirigent de grosses productions. Nous, le LEF, voulons assumer la responsabilité de tout ce qui doit se faire dans le cinéma. Travaillant pour ma part à la Mejrabpom-Rouss, je n’y assume aucune responsabilité. Avec Chklovski, nous ne travaillons que dans un atelier déterminé, celui du scénario. Nous y exerçons une influence dans la mesure du possible. Chvedchikov peut vous dire : « tout cela est bien gentil, mais faisons un film avec Malinovskaïa, cela vous donnera la possibilité de réaliser tous vos superbes projets » 58. Mais nous pouvons répondre que la provenance de l’argent ne nous concerne pas. C’est son affaire.

Nous ne devons pas craindre d’être minoritaires à la Conférence du Parti. On nous dira que nous sommes un peu déclaratifs. Nous ne répondons pas du cinéma soviétique en général. Lorsque nous parlons du cinéma artistique, nous le désapprouvons catégoriquement. S’il faut en faire pour l’argent, cela se fera, mais nous porterons des coups au cinéma artistique avec notre cinéma non-joué. Nous nous efforcerons de le rendre de plus en plus réel. Nous n’avons pas à entrer dans les préoccupations d’argent des studios, contribuer à ce qu’ils trouvent des fonds pour mener leur politique. À la Conférence, il y aura toujours assez de monde pour parler des problèmes économiques, on n’a pas besoin de nous. Nous, au contraire, nous devons parler ainsi : vous avez des problèmes d’argent, cela ne nous regarde pas. Nous insistons sur cette ligne culturelle. La Chute de la dynastie vous a rapporté de l’argent, oui ou non ? Le Cuirassé Potemkine vous a rapporté de l’argent. Tandis que la Traversée de Mister Lloyd59 que vous aviez fait pour de l’argent ne vous a rien rapporté. Et si Le Pays tchouvache ne rapporte pas d’argent aujourd’hui, il en rapportera dans dix ans. Tandis que la Femme ne vous en rapportera plus dans deux semaines 60. N’ayez pas peur d’être trop « chronique ». Cela fait dix ans que nous disons qu’il faut fermer le Bolchoï et on l’a encore restauré cette année. N’ayez crainte que l’on vous approuve, cela fait dix ans que nous parlons et nous savons que pour le moment personne ne nous approuvera. Soyez tranquille, personne ne vous dira : « Je vous en prie, faites… »

— Essakia : Croyez-vous que nous irons à la Conférence simplement pour dire que c’est en faveur des exclus ? Si nous y allons c’est que nous comptons bien défendre notre ligne et obtenir gain de cause.

— Brik : Si vous parvenez à en convaincre cinq lors de la Conférence, ce sera déjà très bien.

— Tretiakov : J’estime que la Conférence du parti n’a pas tant intérêt à ce que le cinéma d’actualités soit bien implanté qu’à mettre hors d’état de nuire le film artistique esthétique. La consommation de films « artistiques » est déterminée par les traits de notre économie, la pression de la composante bourgeoise. Il s’agit maintenant que le ciné-jeu ne sente pas le fascisme. La Conférence doit condamner l’opinion qui veut que l’on effectue un changement nécessaire en révolutionnant la thématique tout en conservant les mêmes méthodes de traitement de cette thématique.

S’il y a un fétichisme à l’égard de Pouchkine, il y en a peut-être bien un plus grand encore vis-à-vis des films soviétiques quand on voit Ossinski se prosterner devant le 41e61. Les gens aiment la méthode qui consiste à s’écarter de la réalité, ils exigent leurs deux heures de détachement total vis-à-vis de tout engagement social. Et ces deux heures, le cinéma les leur donne. Mais il veulent voir au-dessus de ces deux heures la faucille et le marteau en guise de caution.

Il n’y a rien de plus simple pour un artiste que de changer de thème. Changer de méthode en revanche reviendrait pour lui à devenir un autre.

Nous avons aujourd’hui éludé la question des principes de classification du joué et du non-joué. Je considère que c’est le matériau qui détermine cette différence.

Mais il y a encore une autre distinction à faire, celle qui passe entre film documentaire et divertissement. Cette distinction se fait selon la fonction que remplit le film, le type de consommation qu’en fait le spectateur. Le film « intellectualisateur » (éducatif, de chronique, scientifique) dont on sort plus cultivé, et le film « émotionnalisateur » dont on sort plus excité, plus « en train ».

Là encore, nous devons affiner notre position, dire où nous nous plaçons.

La chronique et le non-joué ne sont pas pour nous des fétiches.

Dès que le caractère chronique deviendra à son tour un procédé esthétique, nous devrons signaler le danger. Et ce danger existe déjà, le cinéma joué n’a bien souvent rien contre le fait de se travestir en non-joué.

Démasquer le « procédé », démasquer la « cuisine » de la « ciné-création » — c’est le premier devoir du LEF.

Ciné-plateforme, par Boris Arvatov

Novy Lef, n° 13, 1928, p. 34-37

Ayant été dans l’impossibilité de prendre part au débat du LEF, le camarade Arvatov nous a adressé sa contribution que nous publions ci-dessous62.

Le Nouveau Lef n° 11-12 de 1927 a publié le compte-rendu d’un intéressant débat sur ce qui définit le cinéma du LEF, c’est-à-dire un cinéma de gauche, c’est-à-dire à l’évidence, la production cinématographique en tant qu’usage socio-technique de l’art.

Les conclusions n’ont pas été unanimes, mais il y eut un consensus suffisant pour dégager ce qui suit : la théorie léfiste considère que le cinéma de droite se caractérise par le « jeu », la structure narrative (la fable [fabula]) et la déformation de l’objet, tandis que le cinéma de gauche est un cinéma « non-joué », non-narratif et qui ne déforme pas l’objet.

Pour commencer, quelques mots sur le malentendu entourant le concept de structure narrative. Ce terme est employé pour décrire la succession des événements qui constitue le thème (sujet [syuzhet]) d’une production artistique 63. La tradition bourgeoise de l’art nous a appris à considérer que la structure narrative relève du domaine de l’imagination (le récit, l’histoire, etc.), or tout fait issu de la réalité qui se développe dans le temps possède à l’évidence une structure narrative — il serait dogmatique en l’espèce de dénier l’existence d’une structure narrative dans le film Pétrole, et il n’y a pas lieu de le regretter. Au contraire, la structure narrative est potentiellement un agent majeur de l’expression esthétique — la rejeter reviendrait à priver l’art révolutionnaire d’un des puissants atouts de l’art en général.

Le film « non-joué »

Ce problème est étroitement lié à la question de la « déformation » et celle du soi-disant art d’agitation. Le point de vue qui a été exprimé lors du débat et auquel on n’a fait aucune objection particulière – est que la théorie du LEF défend deux types d’activités artistiques : l’art d’agitation (agit-poème, journal vivant, affiche, etc.) et l’art organisateur de la réalité (art industriel, feuilleton, manifestation, etc.), et en conséquence, le cinéma d’agitation (agit-film) et le documentaire ; il était suggéré que tandis que l’agit-film est dans une large mesure obligé de recourir au « joué » et à la déformation du matériau, moins ces deux éléments sont présents en lui, plus le film tend vers la conception du LEF et de l’art productiviste. Cependant, l’absence de « fiction », « de jeu », etc. dans un film ne saurait garantir sa correspondance avec les tâches du mouvement de l’art prolétarien telles qu’elles sont formulées dans la théorie de l’art productiviste. Si ce n’était pas le cas, alors les meilleurs cinéastes prolétariens seraient les auteurs des soi-disant films expressionnistes allemands abstraits et le Pathé-Journal français. Le terme « non-joué » décrit une caractéristique négative et il est, pour cette raison, inadéquat.

Sur les relations à l’objet du film

Il était ouvertement et énergiquement affirmé dans le débat que le seul véritable cinéma léfiste est celui dans lequel l’objet est, pour ainsi dire, pris la main dans le sac, quand la vie « attrapée » [la « vie à l’improviste »], pour emprunter l’expression de Vertov, est projetée sur l’écran, quand il n’y a eu aucune mise en place du « réel » représenté. Une telle vue est pur sectarisme.

Supposons que vous avez à montrer le processus complexe d’une usine de bois. Quel serait le résultat d’un traitement selon la « vie à l’improviste » ? De l’impressionnisme esthétique, l’absurdité d’un collage de Picasso. Du point de vue du groupe de la « vie à l’improviste », la démonstration de la synthèse de l’eau dans un cours de chimie est pure théâtralité, dans la mesure où une démonstration réussie est non seulement préparée, mais souvent répétée…

Le point qu’il faut traiter est que le problème de l’objet du cinéma est plus vaste et plus complexe qu’il n’y paraît dans le débat sus-mentionné. L’infortune de nos révolutionnaires du cinéma tient à leur fétichisme esthétique mal dissimulé. Quand nos camarades cinéastes beuglent contre les « copieurs » et acclament le « vrai » [le « réel »], le matériau tel qu’il est, ils introduisent dans la société un esthétisme nouveau et superflu, ils inculquent la délectation du « vrai » paysan comme d’un « vrai » Cézanne, d’une pièce de réalité comme d’une pièce de beaux-arts, d’une stupéfiante perspective raccourcie dans un film comme l’« audacieuse perspective » de tel ou tel dans la peinture de chevalet ou la sculpture.

L’obsession actuelle de la composition et de l’image est profondément formaliste, presque du niveau des films de Protazanov et autres. Plus que cela — il y a en ce moment une large « adoration » pour l’utilité de l’objet, à un point tel que l’utilité devient une catégorie non pas esthétique mais esthétisante. Il y a des productivistes qui sont convaincus que la dimension esthétique de l’utilité d’un pont ferroviaire peut être atteinte par la contemplation d’une peinture de chevalet représentant un pont. L’idée qu’on ne puisse atteindre la dimension esthétique de l’utile que dans l’usage d’un objet, par son utilisation, leur est étrangère.

La sociologie a la parole

Premièrement quelques mots à propos de l’agit-film64. Récemment les journaux nous ont rapporté comment un film bourgeois de la « période » de la révolution des soviets, avec ses scènes d’« expropriation des exploiteurs », provoqua une manifestation révolutionnaire dans quelque ville italienne. Le film était anti-soviétique. Prenons un autre exemple. La première production révolutionnaire du cinéma soviétique, le Cuirassé Potemkine, est, en ce moment, en train de faire une tournée triomphale dans l’Europe bourgeoise, applaudi par des publics qui sont loin d’être exclusivement prolétarien 65. Comment pouvons-nous expliquer cela ? Par le fait qu’Eisenstein est à part, un cinéaste révolutionnaire, et un maître artisan hautement qualifié dans son domaine. Et pour aller plus loin, le Cuirassé Potemkine est demeuré par essence, et demeure toujours, à l’intérieur des limites de l’esthétique ordinaire du cinéma.

Ces deux faits doivent être expliqués comme suit : les distinctions sociale et de classe qui caractérisent un produit artistique ne lui sont pas intrinsèques mais extrinsèques et situées dans les méthodes de production et de consommation.

La forme fondamentale produite par l’art bourgeois était la peinture de chevalet. Ce qui la caractérise est son autonomie, elle est produite indépendamment des branches extra-esthétiques de l’activité humaine, elle est commandée indépendamment d’elles. L’essence du cinéma bourgeois réside dans l’existence d’un réseau de salles qui draine les publics.

De ce point de vue, la distinction en termes de film « joué » et « non-joué » — le Voleur de Bagdad opposé à la Sixième Partie du monde66 — ne peut être considéré comme définitive. Ces deux films sont appréhendés en tant que films, en tant que produits artistiques, non comme production de cinéma. Donc le documentaire, pour autant qu’il échoue à émerger dans les cinémas, demeure un film [Kinokartina] non une bande d’actualités [Kinogazeta] : et même un film de voyage et un film scientifique ou technique contemporain, etc. portent le cachet du cinéma d’art bourgeois aussi bien que celui de l’utilitarisme, de même qu’il est évident, dans les faits, qu’un cinéma peut projeter Pétrole une semaine Dans les jungles d’Afrique la deuxième et les Manœuvres de l’Armée rouge la troisième — une douteuse marque d’utilitarisme que cela. Sans dénier l’inévitabilité de nombreuses formes transitoires, je voudrais suggérer que s’ils veulent se distinguer des pseudo-LEF, les artistes productivistes conséquents sont obligés d’avoir leur programme maximal constamment à l’esprit, faisant de celui-ci leur point de départ chaque fois que se présente le besoin de situer un phénomène artistique.

Pour le cinéma ce programme est :

1. Le film doit devenir une arme technique formelle dans la construction sociale quotidienne, non au niveau de son interprétation idéologique mais dans son application socio-pratique (recours au film dans les écoles secondaires, dans les universités, dans les instituts de recherche, etc.).

2. Nous devons réduire le réseau des salles de cinéma, prendre une position agressive contre la culture cinématographique autonome et faire de l’agitation pour la production cinématographique dans les organismes « utilitaires » appropriés et pour la création de départements cinéma en leur sein.

3. Le slogan pour « la fixation filmique du fait » doit être remplacée par des slogans pour l’étude du cinéma, l’enseignement du cinéma, la propagande par le cinéma, l’information par le cinéma, etc. et pour la formation qui transformera les esthètes du cinéma d’aujourd’hui [les cinéphiles] en cadres des futurs cinéastes (non en vue de détruire l’art comme le prétendent certains camarades, mais en vue de socialiser sa fonction).


  1. Novy Lef, n° 11-12, 1927, p. 50-70. Traduction de Valérie Pozner (à partir du russe) et de François Albera et David Faroult (à partir de l’anglais [dans Screen n° 4 (Winter 1971-2, p. 74-80)]), notes de F. Albera. V. Pozner a publié entre-temps une nouvelle traduction d’extraits de ce texte dans Communications, n° 79, 2006 (p. 105-117) à laquelle nous renvoyons pour les notes explicatives qui les accompagnent, en annexe à son article : « “Joué” vs “non-joué”. La notion de fait dans les débats cinématographiques des années 1920 en URSS » (p. 91-104) auquel nous renvoyons également.
  2. Le terme de « chronique », « film de chronique », etc. ne recoupe pas exactement celui d’actualités – ou en anglais Newsreels –, par lequel on le traduit généralement (cf. D. Vertov, Articles, journaux, projets, Paris, UGE 10/18, 1972). Il entre, dans cette catégorie, des films à sujet d’actualité, mais qui n’appartiennent pas au « journal », aux « news » cinématographiques, sans pour autant relever du « documentaire » (en russe « film culturel », expression décalquée de l’allemand Kulturfilm). Tout le présent texte use des termes de « chronique » et « Kulturfilm » qu’on a rendus vaille que vaille selon la terminologie ci-dessus.
  3. Le n° 3 du Lef (juin-juillet 1923) a publié à la fois le « manifeste » d’Eisenstein « Montage des attractions au cinéma » et celui de Vertov « Kinoks-Révolution » (trad. françaises respectives dans Au-delà des étoiles, Paris, 10/18, 1974 et Articles, journaux, projets, op.cit).
  4. Velikij Put’ (Le Grand Chemin, 1927), réalisation d’Esfir Choub.
  5. Tretiakov, qui travaillait alors avec Eisenstein, a publié en 1924 un texte sur « Le théâtre des attractions » (repris dans S. Tretiakov, Dans le front gauche de l’art, Paris, Maspero, 1977, p. 85-92) où il définit ainsi la notion : « Toutes sortes de stimuli calculés sur l’attention et l’émotion du spectateur, toutes sortes de combinaisons scéniques possédant la propriété de condenser l’émotion du public vers tel ou tel aspect du spectacle, en fonction du but à atteindre ».
  6. Padenie Disnastii Romanovykh (La Chute de la dynastie Romanov, 1927), réalisation : E. Choub, dans le cadre de l’anniversaire de la Révolution d’octobre 1917. Ce long-métrage est un film de « Chronique » (voir ci-dessus note 2).
  7. Ce terme désigne les archives filmées.
  8. Tretiakov est le scénariste du film documentaire de Mikhaïl Kalatozov, Sel de Svanétie (Sol’ Svanetii, Géorgie, 1930). La Svanétie est une haute vallée du Caucase dont les habitants demeuraient coupés de tout lien avec l’extérieur avant la révolution d’octobre.
  9. Naturchtchik, modèle pour le peintre. C’est le terme employé par Tourkine et repris par Kouléchov pour supplanter les acteurs : l’acteur imite, le modèle vit, l’acteur « singe », le modèle travaille (voir L. Kouléchov, l’Art du cinéma et autres écrits (1917-1934), Lausanne, L’Âge d’Homme, 1994).
  10. Allusion à la théorie eisensteinienne des « types » sociaux qu’il a plus d’une fois explicitée, la rapprochant de la caricature, des portraits de Balzac et de la physiognomonie de Lavater.
  11. Film de Mikhaïl Werner (1927) sur une danseuse étoile proche de Nicolas Ier. Kouznetzov était un acteur du Théâtre d’Art.
  12. La commande sociale, à distinguer de la commande d’État, procède des exigences de la société que les artistes ont à déceler ou interpréter dès lors qu’ils sont convaincus de la destination sociale de leur travail. Contrairement à ce que serait et sera la commande d’État, l’artiste, dans le cadre de la commande sociale, a à articuler la position qu’il occupe – qui est fonction de sa participation à un collectif qui garantit contre le subjectivisme – avec les exigences sociales, économiques, politiques. Cf. Ossip Brik, « La commande sociale : mot d’ordre et non théorie » (Pétchat’ i revolutsia, Moscou, 1929. Trad. franç. Change n° 4, 1969). Le terme et la pratique sont notamment revendiqués par Trétiakov, Eisenstein, Arvatov.
  13. Mots d’ordre de Dziga Vertov (voir Articles, journaux, projets, op.cit).
  14. Une controverse à ce propos a opposé Chklovski et Vertov au moment de la Sixième partie du monde (1926), à propos de certains plans : s’agissant de moutons, « on ne sait pas où la prise de vue a été effectuée » ; une femme foulant son linge avec les pieds (« c’est filmé comme une anecdote et non comme un fait ») et un homme s’éloignant dans la neige sur ses skis (« c’est moins un homme qu’un symbole du passé ») (dans « Le Ciné-Œil et les intertitres », Kino, 30 octobre 1926). Et la réplique de Vertov : « Fausse est l’affirmation selon laquelle un fait vivant fixé par la caméra cesse d’être appelé fait si ses nom, date, lieu et numéro ne sont pas portés sur la pellicule » (Thèses d’articles datés du 15 juillet 1926, repris dans Articles, journaux, projets, op. cit., p.81).
  15. L’exemple fait sans doute allusion au fameux tableau de Répine, les Hâleurs de la Volga, parangon de la peinture naturaliste du XIXe siècle (du groupe des Ambulants).
  16. Alexandre Khanjonkov (1877-1945), l’un des premiers producteurs russes devenu le plus important avant la Révolution. Bauer fut un de ses réalisateurs, auprès de qui se forma Kouléchov. Il émigre en 1919 puis rentre en 1923 quand le Goskino lui propose de diriger le studio Rouss puis le Proletkino. Jakob Protazanov, le plus fameux réalisateur russe jusqu’en 1918 émigra en France puis en Allemagne et revint en URSS diriger la première grosse production de fiction soviétique, Aèlita (1924). Il fit ensuite une carrière prolifique jusqu’à sa mort, s’illustrant dans tous les genres. Vladimir Gardine, formé lui aussi avant la Révolution, tourne des films de propagande après 1919 et dirige la première école de cinéma à Moscou. Après 1929 il devient acteur.
  17. Kouléchov en particulier – qui a commencé dans le cinéma de fiction comme décorateur – a travaillé durant la guerre civile dans le domaine des actualités (il a même eu à collaborer avec Vertov qui débutait également) et il y est revenu plusieurs fois dans sa filmographie. Il est plus conjectural de rattacher Eisenstein à cette filiation : il est venu du théâtre et le petit film qu’il a inséré dans sa mise en scène du Sage, le Journal de Gloumov, est un film « à trucs ».
  18. Nikolaï Ostrovski (1823-1886). Auteur de théâtre russe à orientation sociale. Lounatcharski préconisa un « retour à Ostrovski » que l’avant-garde interpréta à sa façon (cf Eisenstein avec le Sage ou Meyerhold avec la Forêt).
  19. Pavel Dybenko (1889-1938), bolchévik, compagnon de la militante féministe Alexandra Kollontaï.
  20. Syndicat des travailleurs de l’art.
  21. Alexandre Mikhaïlovski-Danilevsky, général et historiographe des guerres contre Napoléon que Tolstoï utilisa pour écrire Guerre et paix.
  22. Dans sa Théorie de la prose (1929), Chklovski avancera la même revendication à propos de la littérature : « Actuellement (…) la déformation du matériau atteint ses limites extrêmes… Le sujet évince le matériau. » (trad. franç. Lausanne, l’Âge d’Homme, 1971).
  23. Sovkino, entreprise d’État qui remplace en 1924 le Goskino créé après la nationalisation du cinéma ; Vukfu, organisme de production ukrainien ; Rouss (Mejrabpom-), maison de production semi-privée liée au Secours rouge international.
  24. Rivière proche de Moscou.
  25. Directeur de Sovkino.
  26. Référence à Une nuit terrible (1925) de Zochtchenko, écrivain des années 20, membre des Frères Sérapion, dont la caractéristique était le skaz, procédé consistant à styliser comiquement le langage du narrateur en lui donnant les marques du discours direct et permettant de marquer son appartenance sociale ou autre.
  27. Référence à Albidoum (Obolenski, 1928) dont le scénario est de Braguine (un agronome) et auquel Chklovski collabora.
  28. Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine (1826-1889), écrivain considéré comme le père de la satire sociale.
  29. Héros populaire russe du XVIIe siècle que Trotski considérait comme pré-révolutionnaire pour les soulèvements qu’il suscita dans la paysannerie. L’un des premiers films russes, en 1907 (réal. A. Drankov), lui est consacré, relatant l’épisode où il jette dans la Volga la princesse orientale qu’il avait faite prisonnière et pris pour femme, pour manifester sa fidélité à ses Cosaques.
  30. Respectivement la maison d’édition de cinéma et un magazine de cinéma grand public.
  31. Harry Piel (1892-1963), acteur allemand interprétant des rôles de détectives, puis réalisateur, très populaire en URSS.
  32. Alexéi Rykov (1881-1938), dirigeant bolchévik. Il succéda à Lénine à la tête de l’État en 1924.
  33. Le quotidien. Le terme inclut les mentalités conservatrices dans la vie quotidienne qu’il s’agissait de révolutionner (rapports hommes-femmes notamment).
  34. Voir les reproches de Chklovski à Vertov (voir note 14).
  35. Allusion probable à l’« affaire » du « faux Lénine » dans Octobre d’Eisenstein (où le dirigeant bolchévik est interprété par un ouvrier qui lui ressemble, Nikandrov). Ce choix avait été vivement débattu au LEF et Brik comme Maïakovski avaient violemment condamné le procédé.
  36. Léon Couturier (1927), réal. Kassianov d’après le Récit d’une chose simple de Lavreniev.
  37. Il manque au raisonnement de Pertsov un troisième temps « dialectique » où l’acteur qui a appris à se comporter en officier blanc ne cherche pas à passer pour un vrai officier blanc mais montre ce qu’il en est d’être un officier blanc. Paradoxalement cette « troisième voie » (Cf. le texte d’Eisenstein sur « joué et non-joué » qui dit que de deux antagonistes c’est souvent le troisième qui a raison) qu’on peut qualifier de « brechtienne », se trouve à l’œuvre dans un film joué dû au vétéran Protazanov : il s’agit de l’Aigle blanc où se confrontent non seulement deux personnages, deux types et deux psychologies – un gouverneur de province quelque peu veule – et le ministre de l’État tsariste, mais aussi deux acteurs de deux traditions antagonistes : Katchalov, acteur stanislavskien, qui incarne le gouverneur et Meyerhold qui décompose, montre la manière de se comporter du ministre d’État. On trouve dans un récit de Brecht paru dans le Berliner Illustrierte Zeitung (n° 50, décembre 1928, trad. franç. dans Histoires inédites (1913-1948), Paris, L’Arche, 1967), « La Bête féroce » un apologue sur la question. Se référant explicitement au tournage de l’Aigle blanc dans les studios de la Mejrabpom-Rouss [il est écrit par erreur « Moszropom »] – qu’il devait tenir de Tretiakov – il conte l’anecdote d’un vieil homme à la recherche d’un travail qui est le sosie du gouverneur Muratov. Frappés par cette ressemblance, les metteurs en scène et opérateurs l’accueillent « comme Jésus au temple quand il avait douze ans » et lui propose de lui donner le rôle de la « bête féroce » – que l’acteur fameux, Katchalov, n’était guère empressé d’incarner risquant par là sa popularité. « Dans les studios de la [Mejrabpom] Rouss-Films, il n’était pas rare que les rôles historiques fussent tenus par de tels types et non par des acteurs. […] On espérait en effet qu’à sa ressemblance physique avec le véritable Muratov correspondrait une ressemblance dans les attitudes ». Or le vieil homme n’incarne pas du tout le gouverneur comme l’entendent les metteurs en scène, continue Brecht. On voulait qu’il « se représente cette brute sanguinaire », qu’il se mette « dans la peau du personnage » – selon les conventions de ces Messieurs et notamment en mangeant des pommes pendant qu’il édictait ses cruels jugements. Les figurants juifs de la ville qui avaient connu les violences du gouverneur eurent beau faire des réserves sur cette représentation, les metteurs en scène n’en démordaient pas. Finalement le vieil homme, mû par le désir de ne pas perdre ce travail, fit une proposition, celle de prendre une pomme, de la tenir sous le nez d’un juif et lui dire : « Mange » et « Tandis que tu manges la pomme, n’oublie pas qu’elle te reste naturellement dans la gorge, parce que tu as peur de mourir, mais il faut bien que tu la manges quand moi, le gouverneur, je te la donne, en ami… » Et se tournant vers le metteur en scène : « Et je pourrais en même temps, signer la condamnation à mort. Et lui qui mangerait la pomme, le verrait. » C’est alors que Katchalov écarta le « sosie » et dit : « Splendide. Je vois ce qu’il veut dire. » Et il se mit à jouer la scène et tout le studio éclata en applaudissements. « La preuve avait été faite une fois de plus que la simple ressemblance physique ne veut naturellement rien dire et qu’il appartient à l’art de donner l’impression de la véritable férocité. » Le vieil homme s’éloigna ignoré de tous, ayant au moins gagné deux pommes et de quoi passer la nuit à l’abri.
  38. Contrairement à Tretiakov, Chklovski et Choub qui s’en tiennent à l’opposition « joué vs non-joué », Jemtchoujni emploie le mot « artistique » pour qualifier le film de fiction ou joué (on appelle les acteurs « artistes »). Mais le mot artistique renvoie ailleurs dans le débat au sens plus usuel de « relatif à l’art » (à distinguer en outre d’« esthétique » également utilisé ici). On a ajouté « joué » entre crochets quand il pouvait y avoir ambiguïté sur le sens de l’adjectif « artistique ».
  39. Littéralement : « sur les films de chronique et sur la chronique » (voir supra note 2).
  40. Vladimir Bekhterev (1927-1927), psychologue, directeur de l’Institut psycho-neuro-pathologique de Pétersbourg/Pétrograd/Leningrad dont A. Room et Vertov avaient suivi l’enseignement avant 1917. Il est décédé d’un empoisonnement peu après la date de ce débat.
  41. Fredericus Rex (1922), film allemand d’Arzen von Cserèpy. Superproduction historique de propagande monarchique qui déclencha en Allemagne une campagne de boycott emmenée par la presse communiste (voir les pages que lui consacre S. Kracauer dans De Caligari à Hitler, Paris, Flammarion, (Champs), p. 127-129).
  42. Poète et Tsar (Poèt i Tsar’) (1927) de V. Gardine. Le film porte sur les rapports entre Pouchkine et Nicolas Ier à partir de leur rivalité amoureuse.
  43. Boris Gousman, journaliste de la Pravda et auteur de quelques scénarios.
  44. Chklovski publia dans le Novy Lef son étude sur « Matériau et style dans Guerre et paix de Tolstoï ».
  45. « Boudienny était fâché contre Babel à cause de la description de la cavalerie armée qu’avait donnée ce dernier. Boudienny se comportait avec respect envers la cavalerie armée et il était normal que le traitement littéraire des exploits de cette armée suscitât ses protestations.
    Le petit-bourgeois n’aime pas les faits : sa vie est trop pauvre et trop médiocre pour qu’il vaille la peine de s’y arrêter. C’est pourquoi il s’est créé de tout temps une autre réalité, héroïque, où tous les faits sont irréels mais mille fois plus somptueux que les faits réels. » (Ossip Brik, « Plus près du fait » dans Littérature factuelle, 1929 [recueil collectif de Brik, Chklovski, Trétiakov, Tchoujak]).
  46. L’Assesseur de collège (1925) de Iouri Jéliaboujski adapté de la nouvelle de Pouchkine le Maître de poste, autre titre du film et celui de sa distribution en Occident. Ce titre d’assesseur est le plus petit grade dans la fonction publique (14e classe).
  47. Véra Malinovskaïa (1900-1988), actrice très populaire interprétant le plus souvent des rôles de victimes, des drames. Elle joue dans le Maître de poste et dans Une femme comme ça.
  48. L’Étrangère (ou Une femme comme ça ou Tempête) (1927) de K. Eggert.
  49. La Mécanique du cerveau (1926), film documentaire de Poudovkine sur les expériences de Pavlov.
  50. Le Pays tchouvache (1927) de V. Korolevitch.
  51. GRK, organisme délivrant les visas d’exploitation des films et exerçant par là même un contrôle sur ceux-ci.
  52. Nikolai Tchernychevski, Que faire ? (1863) (trad. franç. Moscou, Radouga, 1987). Tchernychevski, qui inspira à Lénine le titre de son propre Que Faire ?, enthousiasma toute une génération d’intellectuels russes par ses propositions utopiques d’une société nouvelle.
  53. Kukhlia (Le Disgracié) roman de Tynianov de 1925 (trad. franç. Paris, Gallimard, 1957).
  54. Allusion aux controverses qui agitèrent le milieu de la photographie en raison des angles de prises de vue adoptés par Rodtchenko (et qu’on retrouve chez Vertov) pour photographier les cheminées d’usine en particulier (contre-plongées verticales).
  55. Un feuillet (en russe « feuille ») représente 24 pages.
  56. En 1927 le LEF s’est alors investi dans la cinématographie géorgienne (Tretiakov et Kouléchov notamment).
  57. À la fin de la décennie, Choub adhérera au groupe pluridisciplinaire « Octobre » comportant des architectes, des peintres, des graphistes, des photographes et des cinéastes (elle et Eisenstein) dans une perspective constructiviste.
  58. Chvedchikov dirige le Sovkino.
  59. Le Voyage de Mr Lloyd (1927) de M. Werner.
  60. La Femme (1927), réal. Doronine (interpr. Nikolaï Batalov). Film portant sur les rapports entre les sexes et la nouvelle morale.
  61. Le 41e (1927) de J. Protazanov d’après Lavreniev.
  62. Boris Arvatov (1896-1940). Né à Varsovie où il débute comme écrivain, adhère au Parti bolchévik en 1919 et participe à la guerre civile sur le front polonais en tant que commissaire politique. Il arrive à Moscou en 1921 et entre au Proletkult puis à l’INKHOUK où il milite pour la théorie productiviste, enfin adhère au LEF (Levy j front iskoussta, front gauche de l’art) où il rencontre des futuristes (Maïakovski), des partisans de la construction de la vie (Tchoujak), des factualistes (comme Tretiakov) et des formalistes (Chklovski). Arvatov a une conception de l’art dans la société socialiste qui vise à abolir l’autonomie et l’espace réservé de la pratique artistique et préconise son intégration à la production et à la vie sociale. Il élabore la notion d’artiste-ingénieur au sein de la production industrielle qui s’apparente à un fonctionnalisme. À partir de 1923, Arvatov fait de fréquents séjours en hôpital psychiatrique en raison d’une maladie nerveuse. Son absence lors du débat n’a donc rien d’étonnant. Il participe au Lef et au Nouveau Lef mais de loin. À partir de 1930, il ne paraît pratiquement plus en public. Il est l’auteur d’un grand nombre d’articles et d’ouvrages parmi lesquels : « Le Prolétariat et l’art de gauche », Vestnik iskousstvo, n° 1, 1922 ; « L’Utopie matérialisée », Lef, n° 1, 1923 ; l’Art et les classes, 1923 ; Art et production, 1926 ; La Poétique sociologique, Moscou 1929 ; Art productiviste et d’agitation, 1930. Il existe des traduction de quelques-uns de ses articles en italien et en allemand, voir notamment Boris Arvatov, Arte, produzione e rivolzione proletaria, (A cura di Hans Günther a Karla Hielscher), Guaraldi, Rimini, 1973.
  63. Cf. Boris Tomachevski : « La fable c’est ce qui a réellement eu lieu, le sujet c’est la manière dont cela est porté à la connaissance du lecteur » (Poétika – repris dans Todorov [dir.], Théorie de la littérature, Paris, Seuil, 1965).
  64. Il s’agit des films de propagande ou de mobilisation autour d’un thème qui empruntaient la plupart du temps à une démonstration en forme de sketch ou d’histoire « édifiante ».
  65. Arvatov s’illusionne quelque peu sur la liberté de circulation du Potemkine en Occident. S’il fut distribué en Allemagne grâce à la Prometheus (organisme de cinéma lié au Parti communiste) avec des difficultés (interdiction puis coupures), il demeura interdit en France jusque dans les années 1950, voué aux projections « de ciné-club » ou militantes. Il en a été de même dans la plupart des pays.
  66. Le Voleur de Bagdad (R. Walsh, 1924) a été distribué en URSS avec succès. La Sixième Partie du monde (réal. Vertov, 1926).

Publiée dans La Revue Documentaires n°22-23 – Mai 68. Tactiques politiques et esthétiques du documentaire (page 41, 1er trimestre 2010)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.022.0041, accès libre)